A toi, Jean, pèlerin, dont le témoignage m'a marqué.

Ce fil invisible qui nous guide vers l'amitié et le respect des autres est universel et immortel..

pourvu que certains l'empruntent en suivant leur cœur.

 

Nous sommes une matière humaine mimétique, à la recherche de la meilleure mélodie,

et quand certains décident d'écouter cette impulsion sacrée,

d'autres, parfois, les regardent pour les imiter peut-être, un jour.

 

Puissent ces extraits de ton témoignage contribuer à la paix entre tous les peuples ;

ton récit prouve que c'est juste là, à portée de main.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

A Jérusalem

 

 

Recueilli dans ma méditation, je pensais à tous les êtres ; je remerciais Dieu de m'avoir permis d'atteindre mon but et de m'avoir aidé au cours de ce pèlerinage à m'oublier, à me perdre pour me retrouver.

Un sentiment de joyeuse insignifiance m'envahissait complètement.

Le temps avait cessé d'imprimer sa marque.

Un millénaire.

Une seconde.

Le sablier s'était brisé.

La perfection de toute chose devenait enfin manifeste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2

Compostelle

 

 

Le 14 juin 1996 au matin, j'ai pris la route de l'Espagne. Si j'avais accordé un grand soin à me préparer spirituellement, j'avais complètement négligé le plan matériel. Le soir, j'avais rempli mon sac à dos de manière succincte. Je me mis en route comme j'étais vêtu la veille avec mes souliers de ville. Je ne tardai pas à me rendre compte que, si ces chaussures étaient bien adaptées pour les quelques centaines de mètres que je faisais quotidiennement, elles l'étaient en revanche beaucoup moins pour parcourir des centaines de kilomètres. Très rapidement, mes pieds commencèrent à enfler et à me faire souffrir horriblement et, au bout de quelques jours, ils étaient perclus d'ampoules et en sang.

 

Mais, au-delà de l'état - anecdotique - de mes pieds, le plus intéressant dans cette aventure fut la découverte du pèlerinage en soi ; un phénomène qui conduit l'individu d'un point à un autre de l'espace mais aussi le fait évoluer ; un accomplissement de soi-même. J'ai vécu un rapport au temps différent, la possibilité de goûter l'instant présent sans penser à hier ou demain.

Compostelle fut aussi le terrain d'âpres batailles intérieures, une lutte quotidienne entre la volonté d'aller au-delà de mes limites et la tentation d'arrêter.

 

Je pense d'ailleurs que le pèlerinage est un apprentissage qui fait appel à des ressources insoupçonnées. Prenons un jeune homme aux dispositions remarquables sorti des plus grandes écoles. Sollicité par une entreprise, un corps administratif prestigieux ou une personnalité politique, il hésite. S'il me demandait conseil, je lui dirais : « Partez donc en pèlerinage, c'est une école spirituelle, une école unique. « La pérégrination lui permettra l'acquisition d'énergies, de capacités essentielles pour réussir sa vie.

Ces vertus, l'Université et les écoles les plus distinguées ne les transmettent pas. Elles ne pourront d'ailleurs jamais les enseigner car ces valeurs sont le fruit d'une expérience personnelle.

 

Aussi, dès mon retour de Compostelle, je commençai à ressentir le désir de m'investir dans un projet plus vaste : un pèlerinage à pied à Jérusalem. Aujourd'hui, un tel voyage peut apparaître anachronique, pourtant, il y a encore quelques dizaines d'années, des centaines de personnes l'entreprenaient dans les mêmes conditions. Et si on remonte un peu plus loin dans le passé, ce sont des milliers de gens qui se rendaient chaque année à pied jusqu'en Terre sainte.

 

J'ai mis près de deux années pour organiser ce pèlerinage. Ma famille et, en particulier ma femme, ne furent pas faciles à persuader. Tantôt ils se montraient enthousiastes, tantôt jugeaient que c'était une folie. Après des mois de négociations, je finis par les convaincre. Enfin, je dus me désengager progressivement de mes activités professionnelles. La situation financière de mes entreprises était saine et la conjoncture se montrait favorable. Au cours des mois qui précédèrent mon départ, je confiai à mes directeurs administratifs la gestion quotidienne de mes sociétés. L'état d'esprit doit toujours être en accord avec nos desseins.

 

Passer de gentilhomme campagnard à pèlerin vagabond n'est pas évident. Comme tout le monde, je suis attaché à mon environnement, j'aime mon métier et je ne sais pas si je pourrais vivre sans ma famille. Toutefois, je suis persuadé d'une chose : un véritable pèlerinage consiste à tout laisser. Laisser ce qui rend notre vie de plus en plus rapide et élaborée.

Mais aussi laisser - et c'est peut-être le plus difficile - l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes et des autres.

Il faut quitter tout ce qui nous conforte, tout ce qui nous honore, tout ce qui nous rassure.

Quitter absolument tout.

 

J'ai essayé de jouer le jeu, de devenir un simple pèlerin cheminant vers Jérusalem.

 

Dans mes poches, ni carte bancaire, ni chéquier, ni argent. Seule dérogation imposée par mon épouse : un billet de deux cents francs enveloppé dans un sac étanche afin de pouvoir téléphoner en cas d'accident grave.

 

Mon pèlerinage avait un but majeur : je voulais honorer Dieu.

Nous vivons dans un monde où chacun est un dieu pour lui-même.

Ordinairement, nous faisons de notre personne le centre de l'univers.

J'ai essayé de considérer le contraire : je n'étais quasiment rien et Dieu était tout. Dans ce type de situation, paradoxalement, nous sommes gratifiés.

 

Je ne crois pas que l'homme puisse vivre sans spiritualité, sans admettre son interdépendance avec un ordre supérieur. Cette exigence recèle en elle-même la recherche du bien et l'espérance du bonheur.

Bien sûr, les voies pour y parvenir sont multiples mais toutes se fondent sur une relation d'amour et d'abandon envers une force régissant l'univers. Moi-même, je n'ai rien d'un théologien.

Ma foi, associée à mes premiers souvenirs d'enfant, repose sur des idées simples. En même temps je suis très cartésien, je réfléchis, je doute, comme tout le monde.

Mais plus j'avance dans ma pratique, plus l'existence de Dieu devient tangible.

 

Le 21 novembre 1998, la veille de mon départ pour Jérusalem, je finis mes derniers préparatifs. J'emportais une paire de chaussures de marche de très bonne qualité. Des chaussettes en coton ou en laine, pour que les pieds ne macèrent pas dans la transpiration. Mon bâton de pèlerin, un bourdon de deux mètres sculpté par mon fils aîné Frédéric, équipé d'un embout en fer forgé. Je me suis muni d'un carnet de pèlerin que je devais faire tamponner à chaque étape. Étalée sur la grande table de la cuisine, une carte détaillée de la Méditerranée me dévoilait le chemin à parcourir tout au long des huit mois à venir.

Mais les dix mille kilomètres qui m'attendaient étaient moins importants que la disposition d'esprit à laquelle je me préparais dès maintenant.

 

Ce pèlerinage devait être un don.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3

Murvil-les-Béziers

 

 

Je conserve un souvenir ému de cette étape. La municipalité m'avait accueilli dans un véritable esprit de laïcité qui, à mon sens, ne méprise pas la religion. Les différentes manières de vivre sa spiritualité, qu'elle soit chrétienne, musulmane, juive ou autre, s'intègrent dans notre société. Nous devons les respecter chacune de la même façon. Cette mairie de Murviel-les-Béziers pratiquait une laïcité généreuse et le fait que je sois un pèlerin catholique ne les avait pas empêchés de me traiter avec cœur. Si j'avais été communiste, j'aurais été accueilli de la même manière et on ne m'aurait pas donné une orange de plus.

 

 

 

 

 

 

 

4

Au foyer de SDF à Pézenas

 

 

J'ai observé avec une sympathie grandissante mes compagnons d'infortune. L'univers dantesque des sans domicile fixe m'apparaissait si éloigné de mon inonde. Un sentiment d'impuissance m'étreignait ; j'étais bouleversé de prendre conscience de la spirale infernale - et, dans ce mot, il y a enfer - qui entraînait ces pauvres gens. Mais « pauvres gens » n'est pas la bonne expression pour décrire ces personnes aussi affectivement démunies. Nous respirions le même mélange d'azote et d'oxygène et partagions brièvement la même communauté de destin mais j'aurais peut-être été moins dépaysé si j'avais atterri sur une autre planète.

 

 

 

J'aimerais tant que ceux qui nous gouvernent aient comme moi l'occasion de venir incognito dans ces centres d'accueil pour sans-abri et qu'ils puissent voir avec leurs yeux et leur cœur la réalité de ce qui s'y passe. Dans le système moderne, on donne pour se débarrasser d'objets inutiles, ou on donne administrativement. Mais ces actes sont dépourvus de liens charitables. Je crois profondément que le don n'est efficace que s'il s'accompagne d'amour et de confiance réciproque. Si nous n'aimons pas, nous ne soulageons rien. Il faudrait par ailleurs établir un contrat entre celui qui donne et celui qui reçoit ; l'échange, même symbolique, permet d'éviter que l'aide soit ressentie comme une humiliation.

 

Je regrettais que ma vie d'homme d'affaires ne m'ait pas donné plus tôt l'occasion de fréquenter de tels endroits. Si le contact était souvent difficile à établir, car je n'avais aucune expérience et ne maîtrisais pas les codes, je percevais la réalité de leur désespoir et la nécessité de trouver un moyen de les aider. Les quelques mois passés en compagnie des SDF ont forgé en moi une conviction. Je crois qu'avant toute « action positive » envers les sans-abri il faut être présent, écouter, tendre la main patiemment... La plus grande douleur des sans domicile fixe, c'est le désarroi affectif. En étant tout proches, nous pouvons, pas à pas, leur redonner confiance en eux.

S'ils sentent notre amour - pas notre pitié - cela pourra les aider à atténuer l'image négative qu'ils ont d'eux-mêmes. Tout cela demande de la patience, nous devons respecter le rythme de chacun ; il y a des périodes où l'on ne peut pas avancer.

Pour une personne qui a vécu dans la rue depuis des années, se réintégrer socialement est un processus long, plus dur peut-être que de grimper au sommet de l'Himalaya.

On glisse, on retombe, on marque des pauses, de la même façon qu'un alpiniste peut rester dans un camp de base pendant des semaines avant de repartir lorsque les conditions deviennent meilleures.

Mais chaque étape constitue un tout.

L'important, ce n'est pas d'être au sommet, mais de progresser, d'être quelque part sur le chemin.

 

Plus tard je m'aperçus que ce processus d'intégration s'appliquait à mon pèlerinage et plus généralement à toute démarche spirituelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

5

Chez les compagnons d’Emmaüs de Mauguio

 

 

Dans la salle à manger une quarantaine de personnes prenaient leur repas. Après avoir trouvé une place, je commençai à réciter une prière devant mon assiette de soupe fumante. Soudain, un énorme brouhaha accompagné de rires se répandit dans la salle. Quelques insultes aussi. « Tu as vu ce con, mais il se croit à l'église ! » s'exclama mon voisin de droite, un type d'une cinquantaine d'années. Dans mon dos, j'entendis quelqu'un m'apostropher violemment : « Eh Pépé, tu vas arrêter tes conneries ou tu vas dégager d'ici tout de suite ! »

 

Tout à coup, un jeune homme se dressa pour prendre ma défense.

 

- Vos gueules, ce type est un chrétien et vous devez le respecter. Moi je suis musulman et je le respecte ! Il est en train de prier Dieu, alors fermez-la !

 

Tout le monde se tut et le silence s'abattit sur la salle. Ahmed, le jeune Maghrébin qui avait pris ma défense, vint s'asseoir à ma table et attendit que je finisse ma prière. Du même coup, il semblait dire à la masse des autres : « Il est sous ma protection, vous n'avez pas intérêt à vous moquer de lui ou à le tourner en dérision. » De petite taille, souriant, Ahmed était un garçon d'une trentaine d'années qui, malgré un physique plutôt frêle, n'avait pas hésité une seconde à s'opposer à ce groupe de gaillards.

Moi, qui me qualifierais un peu « style Vieille France », j'étais stupéfait de voir que le seul qui avait été courageux était un musulman.

 

Tout en prenant des cafés, nous discutâmes plus de trois heures assis sur les vilains bancs de la cantine. Nous parlions de sa religion et de la mienne, mais aussi des moyens d'être cohérent avec le message de l'amour divin. Sans aborder les questions de doctrine ou de références textuelles, nous sentions que nos points de vue convergeaient. Sa façon de me venir en aide n'avait rien d'un accident, c'était une attitude naturelle.

Pour lui, faire un geste en direction du plus faible correspondait à un mode de vie.

Nous avons parlé de la charité qui colle au terrain et sur cette charité quotidienne, élémentaire, nous étions parfaitement en accord.

 

Le lendemain matin, au cours du petit déjeuner, Ahmed me demanda s'il ne me manquait rien.

 

- Oui, en effet, je n'ai plus ni savon ni de lames de rasoir.

 

- Ne t'inquiète pas, je vais t'apporter ça, répondit-il.

 

Il disparut pendant quelques minutes et revint avec les bricoles dont j'avais besoin. Au moment de partir, il me souhaita d'arriver sain et sauf au bout de mon pèlerinage et me serra la main avec émotion.La chaleur de ce jeune Maghrébin restera gravée dans ma mémoire, d'autant que ce fut mon premier vrai contact avec une personne de religion musulmane.

 

 

 

 

 

 

 

 

6

L’ami de Fontvieille

 

 

Ce matin-là, je partis d'Arles, quittant le doux chuintement du grand Rhône tandis que le soleil se levait. Frayant ma route à travers la Crau, j'avançai en direction de Fontvieille, petit village où m'attendait le souvenir d'un vieil ami mort dix ans auparavant. Le temps était clair, l'air vif. Empruntant un chemin de campagne que je connaissais intimement, je passai au pied des belles ruines de l'abbaye de Montmajour. Le bruit de mes pas se mêlait au chant des cigales. Ce paysage de Provence, que tant d'artistes ont si magnifiquement peint, reflétait la beauté de la Création.

 

Je ne voulais pas manquer de faire un crochet par Fontvieille pour visiter la tombe de mon ami et associer mon pèlerinage à son souvenir. René avait trente ans de plus que moi mais son caractère à la fois doux et altier le situait dans une catégorie à part. Sa sensibilité extrême l'affranchissait des cadres établis. Artiste accompli, il écrivait aussi bien qu'il dessinait. René était devenu au fil des ans une figure de cette Provence qu'il m'avait fait parcourir et aimer. À son contact, j'avais rencontré de nombreuses personnes du monde de la peinture, du théâtre ou du cinéma qui ont participé à l'élaboration de ma culture et de ma personnalité. Grâce à lui, j'ai aussi découvert l'univers savoureux de la grande gastronomie provençale. Combien de fois avons-nous dîné René, mon épouse Marie et moi chez tel ou tel autre cuisinier prestigieux. Que de souvenirs luxueux pour un pèlerin vagabond !

 

Une allée de cyprès conduisait à l'entrée du cimetière. Les tombes à l'architecture majestueuse et recherchée témoignaient à la fois de la vanité des hommes face à la simplicité de la mort et de l'amour émouvant d'une famille. On entendait de temps à autre le chant aigu d'un oiseau caché dans les bosquets. Je me dirigeai vers la tombe de mon ami. Quel bonheur de trouver tout en ordre. J'imaginais qu'il me faudrait un bon moment pour remettre en état sa sépulture car sa famille habitait loin. Mais rien n'avait changé depuis la dernière fois : l'enclos de lierre entourait une simple pierre gravée. Cette tombe ne nécessitait pas de soins mais je passai peut-être une heure à la nettoyer pour faire en sorte que son élégance témoigne du grand cœur et de l'immense bonté de mon ami René.

 

Puis, du fond de mon être, je priai Dieu pour lui, pour ceux qui sont morts et que j'ai appréciés, connus et aimés, ici ou ailleurs. Je restai là un long moment à méditer sur la mort de René et l'affliction que me causait son absence. La nostalgie m'envahissait ; des images de cet homme merveilleux et des moments passés avec lui me revenaient à l'esprit. Sa maison-atelier de Fontvieille remplie d'aquarelles et d'œuvres d'art, son goût pour les vins de Provence et son plaisir à les partager autour d'une bonne table, son regard intense peu avant sa mort...

 

À cet instant, ma famille me manquait terriblement. Assis sur un banc de pierre dans ce cimetière désert, je vivais un moment de solitude extrême. Les oiseaux s'étaient tus, le mistral agitait doucement la cime des pins sylvestres. C'était pour moi une étrange contemplation car ces instants me renvoyaient à ma propre fin. Serais-je digne de mourir en habitant ma mort ? Je sentais un immense sentiment de vide au niveau de la poitrine. Mais, au lieu de le combattre, je l'acceptai graduellement jusqu'à ce qu'il s'évanouisse.

 

Je compris à cette étape que celui qui entreprend un pèlerinage dans un véritable esprit d'abandon s'entraîne en réalité à mourir sereinement. Lorsque vient le moment fatidique où l'on doit tout laisser derrière soi, celui qui s'est préalablement habitué à partir sans rien vit sans doute ce dernier voyage de façon différente. Le pèlerinage aide à se familiariser avec les émotions que l'on devra traverser avant de mourir : la douleur, la sensation de perte et la solitude.

 

La lumière commençait à baisser sur les oliveraies parsemées de lavandes et de chênes kermès. Quelques toits de tuiles rouges tachetaient cet ensemble bucolique. Les derniers rayons finissaient d'éclairer les Alpilles bleutées et le mont Paon, la petite montagne que mon ami aimait tant.

 

 

 

 

 

 

 

7

Marie-Madeleine

 

 

Je quittai très tôt Aix-en-Provence en direction de Saint-Maximin. Le vent froid chargé de pluie traversait mes vêtements et rendait ma marche inconfortable. Je constatai avec douleur, comme jadis saint Paul, qu'il « est dur de se dépouiller du vieil homme ». Mon projet d'abandon de moi faisait son chemin, lentement, mais il est bien difficile d'acquérir l'indifférence aux coups du sort, lorsque s'imposent la faim et l'épuisement. La foulure était très douloureuse, mon pied constamment enflé, si j'avais écouté la raison, je me serais dit : « Tu es ridicule, mon vieux. C'est idiot de vouloir continuer ainsi. Et puis, ces histoires de pèlerinage, cela ne se fait plus depuis longtemps et cela ne sert à rien. » Je n'en pouvais plus, j'observais la prochaine colline, la prochaine maison, le prochain arbre et je me disais : «Arrivé là, je m'arrête pour de bon ! » J'essayais de ne plus écouter ces voix, jusqu'à cet objectif si proche et puis, parvenu à l'arbre, je continuais malgré tout. Les mauvais jours, ce genre de va-et-vient incessant entre le désespoir et le courage revenait dix fois, vingt fois au cours d'une seule étape.

 

Je continuai cependant vers Saint-Maximin, là où Marie-Madeleine est enterrée. Après la mort du Christ, elle était venue s'établir dans la montagne provençale.

Elle vécut une trentaine d'années sur le flanc la Sainte-Baume, dans une grotte ouvrant sur l'infini du ciel.

 

Marie-Madeleine était sans doute une pécheresse, pourtant elle fut l'une des premières personnes à transformer radicalement sa vie après avoir rencontré le Christ. Y avait-il une telle contradiction entre son métier et sa vocation ? Le plus important reste l'état d'esprit et la motivation de nos actes. Et, à mon sens, elles sont aujourd'hui nombreuses, les Marie-Madeleine qui cultivent l'esprit de secours et de charité. Ce soir-là, j'imaginai la Madeleine sous les traits de la jeune fille au visage percé d'anneaux que j'avais vue quelques jours auparavant au milieu des sans-abri de Pézenas.

 

Moi-même si je n'ai commis consciemment aucun geste que la société réprouve, c'est seulement parce que les circonstances m'ont été plus favorables. Il y a eu cependant dans mon existence beaucoup trop de moments où j'ai manqué de courage. Et comme je suis passé par des périodes sinistres, je ne peux reprocher à personne d'avoir succombé. Quelle chance en effet d'être tombé maintes fois et d'avoir eu la grâce de toujours se relever !

 

L'histoire de Marie-Madeleine met en évidence la capacité de changement inscrite en chacun de nous. Cette liberté, cette puissance d'agir pour le meilleur n'existe pas seulement chez les saints.

 

Je pénétrai à la nuit tombée dans la cathédrale au moment même où l'on célébrait un office. Je demandai au prêtre un hébergement pour la nuit.

 

 

 

 

 

 

 

 

8

Le secret de la réalité

 

 

Au cours de la matinée, mon esprit devint plus clair et, tout en marchant en direction du Lavandou, j'entrai dans une contemplation méditative. Je suivais l'ancienne voie de chemin de fer qui serpentait au milieu des pins sylvestres à une vingtaine de mètres au-dessus de la mer. En contrebas, des vagues écumaient à l'assaut des rochers couverts d'algues. La veille, la pluie avait nettoyé l'atmosphère de ses poussières. Chaque détail du paysage d'une variété harmonieuse apparaissait dans un relief inhabituel. Je saisis par terre un morceau de bois : c'était comme si je sentais pour la première fois la rugosité de l'écorce, l'ordonnancement de ses rainures. Je voyais distinctement ces milliers de couleurs dégradées et pourtant tout semblait imprégné de la même lumière. La réalité n'est-elle au fond que le reflet d'un état de l'âme ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

9

Hilel

 

 

 

Le vacarme incessant des voitures et des camions semi-remorques couvrait le bruit de la pluie sur le bitume. Devant moi, la route s'élargissait avant de se diviser sous les portiques de béton.

 

En Italie, les longs souterrains autoroutiers creusés dans la montagne n'étaient pas adaptés aux piétons. Je dus marcher dans les écoulements d'eau chargés de boue et de cailloux. Des deux côtés de la route, d'innombrables voitures fendaient l'air chargé de gaz d'échappement. L'atmosphère était irrespirable.

 

Je découvris peu à peu la chaleur et la bonté de la population italienne. Je m'habituai à de nouveaux usages et surtout aux sonorités d'une langue dont l'ignorais presque tout.

 

À Bordighera, ville industrieuse du littoral, un prêtre me conduisit par des ruelles tortueuses et des escaliers détournés dans un modeste appartement destiné à loger les personnes en difficulté.

 

Une minuscule entrée, encombrée de cartons, ouvrait sur deux pièces aux murs tapissés d'un papier bruni par les émanations d'une antique cuisinière. Vers huit heures du soir, un jeune homme arriva. Hilel était un Tunisien âgé d'une trentaine d'années. Son sourire naturel et sa démarche décontractée lui donnaient au premier coup d'œil un air sympathique.

 

Ni surpris ni gêné par ma présence dans cet appartement qu'il habitait, Hilel s'empressa de m'ouvrir le garde-manger, de m'indiquer la douche et de me fournir une grande bassine où je pourrais laver mes effets. Par des journées aussi froides, il n'était pas évident que puissent sécher mon pantalon et ma chemise pour me permettre de continuer ma route.

 

Ce jeune homme à l'expression déterminée travaillait pour un paysagiste ; il avait rapidement trouvé ce travail, peu après son arrivée de Tunisie, où il avait laissé sa femme et ses enfants. En attendant un logement, il était hébergé par la paroisse. Sa voix et ses gestes contenaient une bienveillante attention.

 

- Je vais manger un petit bout, veux-tu partager avec moi ? Il y a des pommes de terre et des œufs ; je crois qu'il reste du fromage et des olives aussi. Ça te va ?

 

- Bien sûr, c'est excellent.

 

Au cours du dîner, nous eûmes une longue conversation sur l'islam et le christianisme. Nous avons comparé les vertus auxquelles les religions nous entraînent et nous forment.

 

- Chez nous le pèlerinage n'est pas une obligation, m'expliquait Hilel. Cela fait certes partie des cinq commandements d'Allah avec l'acte de foi, la prière, le jeûne et l'aumône, mais seuls ceux qui ont les moyens de partir doivent l'entreprendre. Si tu n'as pas d'argent ou si tu es trop faible physiquement, tu n'y es pas obligé. C'est souple, tu vois.

 

- Dans la religion catholique le pèlerinage n'est pas impératif non plus.

 

- Alors pourquoi pars-tu à Jérusalem ?

 

- Par gratitude pour Dieu.

 

- Mais pour les chrétiens, est-ce que se rendre à Jérusalem a une signification historique ? Je te pose la question car, dans l'islam, l'objectif du pèlerinage, c'est La Mecque. On reprend l'itinéraire du Prophète Mohammed quand il est revenu à La Mecque pour la première fois après en avoir été chassé.

 

- C'est très important d'aller à Jérusalem ; c'est l'endroit de la crucifixion de Jésus, et là où il est ressuscité. Pour un chrétien, il n'existe pas d'endroit plus sacré.

 

- Le pèlerinage à La Mecque, c'est une visite dans la maison d'Allah, car la Kaaba qui abrite la pierre sacrée est considérée comme la maison de Dieu. Mon oncle Youssef dit que, symboliquement, c'est une visite à Dieu lui-même.

 

- Ah oui ?

 

- En allant vers Dieu, on purifie l'âme, l'esprit et le corps de nos péchés. On se prépare à mourir dans grâce, lavé de toutes nos mauvaises actions passées.

 

- Nous donnons le même sens au pèlerinage chrétien.

 

- Mon oncle Youssef, le frère aîné de mon père, est un peu le sage de la famille ; il a lu beaucoup de livres. Il cite toujours un hadith, une parole du Prophète : « Les actes ne valent que par leurs intentions. »

 

 Ceux qui vont à La Mecque pour acheter de l'or - ce n'est pas cher là-bas - c'est clair, n'ont rien compris.

 

- J'aimerais bien rencontrer ton oncle un jour, car il dit vrai. C'est pourquoi j'ai voulu partir dans un esprit d'abandon. Un pèlerinage, ce n'est pas une course sportive. Si on cherche à être gratifié ou à nourrir son orgueil, ça ne sert guère.

 

- Je ne comprends pas, pourquoi y vas-tu à pied et sans argent ? Pourquoi ce renoncement radical ? Moi, je pense que la vie terrestre doit enrichir la vie au ciel et réciproquement.

 

- Tu as raison, mais tout quitter pour un certain temps me permet de simplifier ma vie, de la consacrer à la prière et à l'amélioration de ma personne. C'est une sorte d'entraînement afin d'être moins égoïste et de purifier mon âme.

 

- Je vois, dit-il, puis après quelques secondes d'hésitation, il conclut : Alors c'est pareil à ce que j'ai appris dans ma religion.

 

Hilel m'expliqua que, dans l'islam, le pèlerin change sa relation avec Dieu mais aussi avec les autres hommes. En revenant de La Mecque, il est appelé Hadj et jouit d'un grand respect au sein de la communauté.

 

Avant cette conversation, je ne connaissais pas grand-chose à la conception musulmane du pèlerinage ; mais ce dialogue avec Hilel me permit de découvrir de nombreuses convergences entre nos deux religions.

 

- Vu de l'extérieur, car je ne l'ai pas encore fait, le pèlerinage a l'air d'une expérience mystique sans équivalent, s'exclama Hilel.

 

- Sur le plan de la prière et du sacrifice de soi, c'est une démarche unique.

 

- Un jour, si Dieu me prête vie, j'irai à La Mecque.

 

Avant le repas, j'avais récité l'Angelus pendant que lui-même accomplissait quelques tâches ; mais à la fin du souper, je lui suggérai une prière commune. Assis de part et d'autre de la petite table, nos visages se faisaient face. Une faible lumière diffusée par une lampe de chevet donnait l'impression que des bougies se consumaient dans la nuit. Hilel me dit qu'il était tout à fait d'accord et nous observâmes quelques instants de silence.

 

À ce moment, nous n'étions plus deux individus de religions, de cultures et de générations différentes, mais deux exilés, éloignés de leurs familles et de leurs pays, qui liaient amitié en dépit de leurs différences. Nous touchions une parcelle commune à tous les êtres humains qui en même temps les dépasse. Ce fut une prière toute simple, une action de grâces : « Mon Dieu, nous vous remercions de tous vos bienfaits, de toutes vos bonnes choses, nous vous prions de bien vouloir assister l'ensemble de nos frères humains. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10

Aigles de cœur

 

 

En trois jours de marche, je traversai plusieurs villes du Val d'Arno et du Chianti, telles Florence, Fucecchio et Siesi, avant d'atteindre Sienne. Dans cette belle cité, je dormis dans un foyer Caritas peuplé de réfugiés albanais. Ces pauvres gens étaient traumatisés par l'anarchie et la misère qui sévissaient dans leur pays, sans doute aussi par les épreuves qu'ils avaient dû subir pour s'échapper.

 

Les femmes avaient des regards qui me frappaient par leur détresse. Ces gens avaient laissé derrière eux leur famille, leur maison et leur pays. Contrairement à moi qui faisais cela volontairement, ces réfugiés avaient été forcés de tout abandonner. Ce jour-là, je n'étais pas fier de mes « accomplissements » dans l'oubli de moi-même. Il est clair que, si ma famille avait été massacrée et ma maison incendiée, je réagirais avec moins de sérénité. Je me disais : « Tu joues quand eux sont dans la réalité. » En prenant conscience de leur traumatisme, je compris pourquoi certains Albanais m'apparaissaient inquiétants, voire dangereux. Quand on est sous l'influence d'un tel choc, on peut même mordre la main qui vous donne à manger.

 

À partir de ce moment-là et jusqu'à Brindisi, je fréquentai souvent des Albanais et des Kosovar. La plupart ont été avec moi magnifiques de bonté et, bien qu’ils fussent dans un état de grand dénuement, ils ont partagé les quelques biens dont ils disposaient.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

11

La Joie parfaite de Sienne

 

 

Giuseppe, son sémillant directeur, me dit son bonheur d'accueillir son sixième pèlerin en route pour la Terre sainte depuis une trentaine d'années. Il me fit entrer dans la maison paroissiale et m'installa dans une chambre à l'étage. Aussitôt après, il me conduisit dans la cuisine et m'offrit de me désaltérer avant le dîner.

 

- Ce soir, les membres de notre association paroissiale se réunissent pour le réveillon du Nouvel An et vous serez notre invité.

 

Dans la grande salle rectangulaire aux murs blancs, on avait dressé une dizaine de tables décorées de bouquets de mimosas. En début de soirée, les membres de l'association arrivèrent les uns après les autres. Giuseppe leur expliqua que j'étais un pèlerin et que je parcourais la Via Francigena, cette voie qui reliait jadis Paris à Rome, témoin du passage de millions de pèlerins tout au long du Moyen Âge.

 

Tout le monde, bien sûr, parlait italien ; j'avais donc quelques difficultés à m'exprimer. J'étais assis aux côtés de Gabriel, un chirurgien-dentiste, et de son épouse Laura, déléguée du ministère de la Culture pour la région de Florence et de Sienne. Il paraissait réservé à côté d'elle, plus extravertie ; mais l'un et l'autre m'ont témoigné une attention toute chaleureuse ; cela me permit d'aborder un sujet qui me tenait fort à cœur.

 

Un de mes amis, travaillant à Minsk, m'avait informé que le ministère biélorusse de la Culture cherchait à restaurer des icônes endommagées. La plupart de ces tableaux, confisqués aux églises après la révolution de 1917, avaient été stockés dans d'immenses caves où ils s'étaient détériorés. Avec ma voisine, nous avons réfléchi une partie de la soirée aux moyens à mettre en œuvre pour que des étudiants des Beaux-Arts italiens et français puissent être chargés de la restauration de ces icônes. Cette nuit du 31 décembre, assis autour d'une table à Ponte d'Arbia, nous commentâmes à élaborer un plan pour aider le ministère biélorusse à remettre en état ce trésor culturel et religieux.

 

Au cours de cet excellent dîner, entouré d'agréables convives, j'eus le sentiment que les Rois Mages me gratifiaient avant l'heure. Cette assemblée d'hommes en smoking et d'élégantes femmes en robe du soir ressemblait à un rêve ondoyant. Les accords d'une symphonie de Mozart renforçaient l'impression de magie. La musique me plongea dans un état de contemplation. La dualité entre moi et les notes avait volé en éclats. Je restais debout, comme pétrifié. De vieilles dames bavardaient entre elles. Mon regard suivait les rides de leur visage, le rouge pâle de leurs lèvres, les perles nacrées de leurs colliers. De temps à autre, j'entendais le choc des coupes de champagne et les rires des beautés de la bonne société toscane. Je voyais avec une fraîcheur complètement renouvelée comme si des verres fumés m'étaient tombés des yeux. J'avais l'impression de vivre un feu d'artifice intérieur.

Curieusement, je ne me sentais plus enfermé dans mes préférences. J'appréciais la compagnie des clochards au foyer Caritas et, tout autant, celle des banquiers et des hauts fonctionnaires toscans. Le plus impressionnant fut de réaliser la liberté de ce moment. « Si j'arrive à goûter avec un égal plaisir les instants de confort et de douleur, me suis-je dit, plus rien ne peut me conditionner ni me faire peur. » Vivre le principe d'abandon du pèlerinage signifie n'avoir ni rejet ni attrait particulier.

C'est une sorte d'état que je qualifierais « d'indifférence positive » telle que les sages nous enseignent à ne plus préférer la richesse que la pauvreté, le mépris que l'honneur du monde, l'humilité que l'orgueil, et où tout apparaît simultanément égal et différent.

Plus, peut-être « qu'indifférence positive » ce qui décrit le mieux cet état, c'est le mot de Joie, de Joie parfaite.

Comment expliquer à ceux qui sont uniquement impliqués dans la recherche du confort et de la réussite que je pouvais être pauvre, seul, dans l'insécurité du lendemain et pourtant rempli par une surabondance de joie qui illuminait ma vie.

 

 

 

 

 

 

12

La Prière à Notre-Dame

 

 

Le 1er janvier, je repartis à huit heures du matin. Les paysages entre Ponte d'Arbia et San Quirico d'Orcia évoquaient ceux que j'avais vus en Provence. Pour l'avoir goûté la veille, je savais que les vignobles qui couvraient ces vallées patiemment redessinées par la main de l'homme produisaient un vin capiteux et délicieux au palais.

 

J'eus la chance de rencontrer à San Quirico d'Orcia, Don Claudio Rosi, un jeune prêtre d'une quarantaine d'années. Lorsque je frappai à sa porte, il m'accueillit comme s'il m'attendait. Plein de bonté, Don Claudio tint à ce que j'emporte un objet utile. À force de chercher, il trouva dans les placards du presbytère une pochette fort pratique que j'ai gardée jusqu'à la fin de mon pèlerinage. Elle me servit de bureau, puisque j'y rangeai toutes mes notes et mes feuilles de routes.

 

Avant que je le quitte, Don Claudio voulut me bénir. Revêtu de ses habits sacerdotaux, il me conduisit dans son église où nous nous agenouillâmes pour prier. La prière m'a toujours accompagné, plus ou moins mais toujours. Chaque fois qu'une épreuve est intervenue, j'ai utilisé la prière pour me renforcer mais ce n'était pas pour autant une demande : plutôt une prière d'abandon, une façon de se rendre disponible. Apposée sur un mur se trouvait une fort belle et ancienne image de la Vierge. Il régnait là une exaltante atmosphère de silence et d'oubli.

 

Don Claudio procéda à une bénédiction particulière pour les pèlerins, qu'il était allé chercher dans un vieux missel. Les nuages qui couvraient ce matin-là le moutonnement des collines siennoises se disloquèrent pour laisser émerger un soleil rageur dardant ses rayons à travers les vitraux. Je lui confiai que depuis mon départ je récitais chaque jour avec émotion la prière à Notre-Dame des Chevaliers. Comme ce matin-là, je n'avais pas encore eu le temps de la lire, Je lui suggérai que nous le fassions ensemble.

 

Don Claudio, commença à réciter avec soin cette prière. Agenouillés côte à côte, nous ne pouvions maîtriser notre émotion et les larmes nous brouillaient la vue.

 

 

« Reine empreinte de douce Majesté, obtenez-nous l'humilité des enfants et la magnanimité des héros.

 

Que nul orgueil ne vienne entraver les grandes œuvres de la Grâce divine.

 

Que nulle crainte ne vienne compromettre ou retarder notre quête spirituelle.

 

« Que, par l'effet de la Divine Miséricorde, la force soit toujours au service du droit, le riche au service du pauvre, le puissant au service du faible et du déshérité.

 

« Marie, notre douce suzeraine, au soir de la bataille, daignez-nous introduire dans la Céleste Jérusalem, là où Vous régnez à la droite de Votre Fils, pardessus tous les ordres angéliques.

 

Pure créature aux confins de la Divinité. »

 

 

 

Je repris ma route vers Rome : il me restait encore deux cents kilomètres à parcourir. Avançant lentement sur les chemins terreux, je voyais mon haleine former un nuage de condensation. Des hameaux déserts et tristes parsemaient la campagne. Deux nuits de suite, je dormis sous des portes cochères, emmitouflé dans mon sac de couchage. C'est à la faveur d'une discussion avec un vieux clochard que j'appris à récupérer des morceaux de carton pour en faire des sortes de matelas. Je compris aussi pourquoi les vagabonds s'enveloppent dans de vieux journaux : ils isolent très bien contre le froid.

 

L'école d'ingénieurs par laquelle j'étais passé ne m'avait rien appris d'aussi pratique.

 

Le soir, j'arrivais assez bien à m'endormir, mais j'étais très souvent réveillé dans la nuit par un froid piquant comme des pointes de couteau.

 

Je priais de tout mon cœur pour tous les hommes qui souffrent à travers le monde :  « Puisse ma souffrance servir à quelque chose et absorber celles qu'ils subissent. » Un déclic se produisait parfois : l'amour transmutait totalement ma douleur physique. C'était très surprenant. Je ne ressentais plus d'engourdissement. Bien au contraire, un sourire amusé se dessinait sur mes lèvres sans que je comprenne vraiment ce qui m'arrivait.

 

 

 

 

 

 

 

13

La charité d’Agostino

 

 

Apercevant au loin la coupole de la basilique Saint-Pierre de Rome qui se dressait au-dessus des toits bruns, une allégresse presque enfantine me saisit. J’avais l'impression de voler, d'avancer sans effort. Quelle chance d'avoir pu traverser ces épreuves ! J'étais envahi par une gratitude sans limites pour Dieu qui m'avait permis d'atteindre les eaux grises du Tibre. Certes, j'avais déjà visité Rome à plusieurs reprises, mais c'était la première fois que j'y venais à pied en déployant autant d'efforts et de persévérance. L'émotion que je ressentis à ce moment-là n'avait rien de comparable avec celle éprouvée comme touriste. Fouler les pavés de la Ville éternelle signifiait bien plus : malgré les obstacles qui ne manqueraient pas de se dresser sur ma route, j'étais désormais convaincu de parvenir au bout de mon pèlerinage.

 

Bien que le dôme de Saint-Pierre me parût tout proche, je cheminai encore une bonne heure pour atteindre la Cité du Vatican. Peu m'importait ; la fatigue s'était totalement dissoute dans ma joie, Un soleil d'hiver distillait une lumière orange sur les crépis. Nulle part ailleurs je n'ai vu les couleurs et les époques se marier avec autant de bonheur : Antiquité blanche et dorée, Moyen Âge rouge orangé, Renaissance verte, Baroque ocre et ivoire...

 

Je remontai l'avenue en pente douce ; elle s'ouvrit brusquement en débouchant sur la place Saint-Pierre dont les colonnades étaient comme deux bras accueillant les fidèles. Le froid soleil d'hiver fit place à la pénombre du portique et je pénétrai dans l'immense nef. De la fenêtre au fond de l'édifice, un halo brillant de lumière tombait sur la tombe du pauvre pécheur de Galilée devenu le premier des papes. Je m'émerveillai du rayonnement de cette église et ne pus m'empêcher d'évaluer le chemin parcouru par l'humble artisan de Capharnaüm, de rapprocher la simple fosse où il fut enterré et cette basilique à la beauté universelle aussi grande que la grande pyramide d'Égypte. Je descendis dans la crypte m'approchant au plus près de la tombe ; je priai saint Pierre de m'aider à atteindre son pays natal ; d'y parvenir sain et sauf, le cœur renouvelé.

 

Au sortir de la basilique, je me mis en quête d'un hébergement. Le temps clair et sans nuage avait fait chuter la température. À deux pas de la Stazione Termini, la gare centrale de Rome, un immense bâtiment aux murs défraîchis abritait l'organisation Caritas. Bien que cette institution soit censée porter secours aux sans-abri, il ne me fut pas facile d'y entrer. À force d'insister, je finis par obtenir une assiette de pâtes. Mon repas achevé, le responsable, un gaillard mince à l'air bravache, me laissa entendre que je devais partir. La discussion ne se présentait pas bien. Je lui expliquai que je n'exigeais pas un lit s'il n'y en avait pas et que je pourrais dormir sur une table ou dans un corridor.

 

Il y avait des centaines de mètres de couloirs vides et je demandais juste un abri. Mais, il n'y eut rien à faire : à onze heures du soir, je fus mis à la porte et bousculé. Transi de froid, j'errai pendant une heure dans les allées mal éclairées du quartier. La marche me réchauffait un peu. Sur les pavés de travertin, des lignes translucides commençaient à se former. Il gelait. Au coin d'un immeuble baroque, j'aperçus une cabine téléphonique. L'endroit semblait désert. Déroulant mon sac de couchage un peu déplumé, j'installai tant bien que niai mon barda. Pas question d'étendre mes longues jambes dans cette cabine exiguë, il fallait se recroqueviller pour pouvoir fermer la porte. Le sommeil commençait à me gagner lorsqu'une personne ouvrit brusquement.

 

Relevant mon bonnet de laine, je vis un homme portant un long manteau bleu nuit. Ce monsieur à la civilité un peu démodée avait l'air aussi surpris que moi.

 

- Pardonnez-moi de vous déranger, me demanda-t-il poliment, puis-je vous demander ce que vous faites ici ?

 

- Comme vous le voyez, j'essaie de dormir, répondis-je, un peu agacé.

 

- Puis-je faire quelque chose pour vous ?

 

- Non, tout va bien.

 

- Écoutez, il est hors de question que vous dormiez dans cette cabine ! Vous allez venir chez moi, on va vous trouver une place.

 

C'est ainsi que je découvris Agostino. Ce Romain d'adoption était un responsable d'une formation politique. Mais la charité avec laquelle il agit envers le clochard que j'étais me montrait qu'il n'appartenait pas seulement à la famille, un peu cynique, des hommes politiques. Nul doute qu'il faisait partie avant tout de celle des hommes de bonne volonté.

 

Agostino, sans se soucier de savoir si j'étais un délinquant ou une personne honnête, m'invita à passer la nuit dans sa demeure.

 

Il avait l'allure élégante d'un chevalier perdu dans le monde moderne. Au moment de la guerre du Liban, il avait quitté son poste de professeur à l'université de la Sapienza pour organiser les secours aux civils blessés dans les combats fratricides. Homme de cœur légèrement romantique, il avait rencontré sous les bombardements de Beyrouth une jolie femme et l'avait épousée. Ensemble, ils habitaient un bel appartement sur l'Aventin, orné d'antiquités et d'horloges dorées. Sur un rayonnage, deux éléphants de bronze encadraient des livres anciens. Dans toutes les pièces, des étagères garnies d'ouvrages en italien, français, anglais, grec et latin tapissaient les murs. Agostino aimait tant la poésie des mots qu'il lui arrivait au cours de nos conversations d'escalader un tabouret pour chercher une référence ou une citation. D'un geste précis, il trouvait la page et me citait volontiers le texte d'une voix aux accents boisés. Mais sa riche bibliothèque formait un monde qui ne l'enfermait pas.

 

Une tasse de thé à la main, calés dans de profonds fauteuils de cuir, nous avons discuté d'histoire, de la réforme luthérienne, de la contre-réforme catholique initiée par Ignace de Loyola et des catéchismes anti-protestants édités après les années 1520 ; nous avons parlé d'encyclopédies oubliées, de patrologies latines. J'étais admiratif de son érudition et de la façon dont il mettait l'éthique au centre de ses préoccupations personnelles.

 

Plus tard, je réfléchis : « Quel étonnant voyage ! Je me suis rendu à Rome à de nombreuses reprises mais il m'a fallu attendre d'y venir en pèlerinage sans un sou pour rencontrer un homme aussi intéressant qu'Agostino. » Un des aspects les plus fascinants du pèlerinage réside dans son ouverture. Si l'on se laisse porter par les voies de la Providence, chaque journée renferme une infinité de surprises.

 

 

 

 

 

 

 

 

14

Benoît Labre, le pèlerin français

 

 

Saint Benoît-Joseph Labre, pèlerin français, avait fréquenté Rome avant d'y mourir à trente-deux ans dans la pauvreté. Très jeune, il se destinait à la vie monacale. Mais peu de temps après son entrée au monastère, devant sa volonté d'ascèse trop intense, le supérieur lui avait dit : « Vous n'êtes pas fait pour la vie monastique, nous devons nous séparer. » Après quelques autres essais infructueux, Benoît-Joseph Labre avait décidé de se consacrer uniquement au pèlerinage. Pendant des années, il s'était déplacé de sites religieux en sanctuaires sacrés accomplissant tous les pèlerinages de l'époque notamment au Monte Cassino, au mont Saint-Michel, à Compostelle et à Jérusalem. A Rome, où il séjournait entre deux pèlerinages, il habitait très modestement dans une des niches du Colisée.

 

Benoît-Joseph Labre était un maître de l'oubli de soi et un exemple exaltant pour mon pèlerinage. Aussi, je tenais à visiter l'église dans laquelle il avait prié la dernière fois ainsi que le Colisée, en sa mémoire, mais aussi en celle de tous les hommes qui avaient été massacrés dans cet amphithéâtre lors des persécutions contre les chrétiens. Au numéro 2 de la via dei Serpenti, près du lit où il mourut, je méditai longuement sur son exemple de pauvreté et son accomplissement de pèlerin.

 

 

 

 

 

 

 

 

15

Un simple prêtre polonais

 

 

 

En arrivant à Rome, j'avais espéré sans trop y croire obtenir une audience papale. Jean-Paul II a toujours éprouvé de l'attrait pour la vie contemplative. Il a déclaré à de multiples reprises qu'il avait longtemps hésité entre rester dans le monde comme pasteur et se retirer dans un monastère pour se consacrer à la prière.

 

Devant le Portail de Bronze, deux Suisses en uniforme bouffant bleu et collerette blanche montaient la garde. Le béret noir tiré sur le côté, la hallebarde à la main, ils affichaient l'air martial des sentinelles qui s'ennuient. Dans le poste de garde, l'officier de permanence, aux lunettes cerclées de fer, hocha la tête d'un air circonspect en entendant mon récit. Ne sachant quelle position adopter, il se rabattit sur la plus sage des décisions pour un soldat et appela son chef. Quelques minutes plus tard, le commandant des forces papales arriva d'un pas assuré. Le corps noueux et de haute stature, Frédéric apprécia rapidement ma situation. Après une courte conversation, il prit à cœur de rendre service et m'expliqua que je devais m'adresser au secrétaire privé du Pape, Mgr Stanislao Dziwich.

 

Le lendemain matin, une audience m'était accordée.

 

Peut-on rêver meilleur soutien spirituel pour un pèlerin en route vers Jérusalem que de rencontrer le successeur de Pierre ? Tout se déroula sans effort, comme si les événements décidaient à ma place, comme si l'optimisme qui m'habitait faisait disparaître les difficultés. Cela me démontrait une fois de plus le rôle de notre état d'esprit : si l'on vit en harmonie avec soi-même, les obstacles ne sont le plus souvent que virtuels.

 

Cinquante jours d'abandon de soi dans des conditions sévères m'avaient amené sur cette voie ; j'étais un peu moins tourné vers moi-même et un peu plus ouvert à Dieu. Au cours de cette difficile période d'apprentissage, j'avais entraîné non seulement mon corps mais tout mon être. Je commençais à voir l'interaction entre l'ouverture de mon esprit et les événements que je vivais. Les êtres et les phénomènes sont de la même essence, ils procèdent également de Dieu. En entraînant notre esprit, nous avons la possibilité non seulement de transformer notre être mais aussi notre perception de la réalité car rien n'est indépendant.

 

Comme convenu, je me présentai avec Marie, devant le Portail de Bronze le samedi matin. Le rendez-vous avait été fixé à sept heures et nous étions un peu en avance. Une lumière opalescente éclairait la Cité du Vatican. Il faisait très froid mais cela n'avait guère d'importance, nous étions tout à notre joie de vivre ce moment unique.

 

Un garde suisse vérifia nos identités et nous conduisit vers une pièce dans laquelle nous attendîmes l'arrivée des autres invités. Une fois tous réunis, trois gardes nous escortèrent à travers les majestueux escaliers de marbre qui mènent aux appartements pontificaux. Nous patientâmes un moment dans un corridor. Une des trois sœurs qui s'occupent de la vie quotidienne du Pape s'avança sans bruit et nous fit entrer dans une chapelle contemporaine. Sur le côté droit, on apercevait un Enfant Jésus dans son berceau couronné d'une étoile filante argentée, dernier écho des fêtes de Noël. Le plafond de vitraux ressemblait à un kaléidoscope immobile. Quelques prêtres attendaient en silence. À leur côté, des dignitaires de l'Église, cardinaux ou évêques, affichaient une mine compassée. À proximité de notre petit groupe, une dizaine d'autres laïcs se tenaient timidement au dernier rang.

 

Sur l'autel s'épanouissait un bouquet de fleurs jaunes et blanches. Deux tableaux l'encadraient : à droite, l'apôtre Paul, qui apporta le message du Christ à l'ensemble du monde païen et, à gauche, saint Pierre, le prince des apôtres, à qui furent confiées les clefs du Royaume. Une icône de la Vierge noire de Czestochowa rappelait le lien très étroit que le Pape maintient avec sa Pologne natale.

 

Après quelques minutes d'attente, le Pape entra d'un pas lent ; il s'agenouilla pour prier longuement, puis se revêtit de ses ornements sacerdotaux : l'aube blanche qui signifie la pureté, par-dessus, une chasuble ; pour finir, l'étole qui symbolise sa charge épiscopale. Et la messe commença.

 

Jean-Paul II a l'habitude de réciter la messe chaque jour dans une langue différente ; ce jour-là, dans cette minuscule chapelle, c'est en anglais que le Saint-Père répétait les paroles sacrées du Christ.

 

C'était la deuxième fois dans ma vie que je rencontrais le Pape. Une quinzaine d'années auparavant, il m'avait été donné de le voir brièvement ; assister à sa messe quotidienne relevait malgré tout d'un insigne privilège. Le Pape déroulait la liturgie, sans hâte, avec beaucoup de soin ; il me semblait que le temps s'était suspendu. À plusieurs reprises, il s'abîma en méditation sur son prie-Dieu. Les yeux clos, les mains jointes, Jean-Paul II était totalement absorbé dans sa prière.

 

Le Saint-Père s'approcha à nouveau de l'autel et, tenant le pain et le vin, il les consacra en prononçant les paroles de Jésus-Christ au soir de son dernier repas. À ce moment précis, le Pape - tout comme le plus modeste des prêtres -, reproduisant les gestes de Jésus, consacrait la chair et le sang du Christ et renouvelait son sacrifice.

 

J'avais devant moi le but auquel devait tendre mon pèlerinage. L'environnement prenait la forme d'une contemplation lumineuse inséparable de ma personne. Mon âme, mon esprit et mes yeux ne voyaient plus le Souverain Pontife mais l'humble prêtre polonais momentanément transmué dans la forme même du Christ au soir de la Cène.

 

À la fin de la messe, nous échangeâmes quelques mots avec le Pape dans ses appartements privés. Le corps diminué par la maladie faisait paraître, par contraste, son esprit d'autant plus vif et aiguisé. J'étais à genoux devant lui tandis que Marie, très émue, se tenait à mon côté. Le sourire bienveillant de Jean-Paul Il adoucissait la solennité de l'instant. Nous étions frappés par son humour.

 

Le Pape, qui s'exprime couramment en français, se montra très intéressé par les détails de mon pèlerinage ; il s'enquit de la route que je comptais emprunter. Je lui racontai qu'initialement j'avais prévu de passer par Venise, la Croatie et l'Albanie. Mais compte tenu de la situation tendue, j'allais modifier mes plans et tenter de m'embarquer pour la Grèce.

 

- Vous faites bien de changer d'itinéraire, mon fils.

 

- Je pourrai ainsi, Très Saint-Père, visiter San Giovanni Rotondo.

 

- C'est une très bonne idée. J'entretenais moi-même avec le Padre Pio une grande amitié. C'était une personnalité exceptionnelle ; au sein de l'Église contemporaine, il est un exemple rare et émouvant de charité.

 

- Je suis heureux de pouvoir passer par les lieux qui l'ont vu vivre car, moi aussi, je suis fasciné par son exemple spirituel.

 

- Je puis vous dire d'ores et déjà que le Padre Pio sera béatifié le 2 mai.

 

Ses yeux pétillaient de malice en me parlant.

 

Je fis également part au Pape de mon projet de m'arrêter au Monte San Angelo. Là encore, il fut très enthousiaste, car il a pour ce lieu une grande affection.

 

- Je passerai aussi par l'abbaye du Monte Cassino, ajoutai-je.

 

Jean-Paul II regardait attentivement mon bourdon de pèlerin tandis que je lui expliquais ce que symbolisaient les ornements sculptés.

 

- Très Saint-Père, là il s'agit d'une coquille Saint-Jacques en l'honneur de mon premier pèlerinage à Compostelle il y a trois ans.

 

- Qui a sculpté le bois, est-ce vous, mon fils ? C'est un très beau travail.

 

- C'est mon fils aîné, Frédéric. Là, c'est une fleur de lys, elle symbolise la pureté qui doit accompagner le pèlerin dans son périple et en former l'objectif. Et là, mon fils a représenté Notre Seigneur aux bras en croix si étendus qu'ils se rejoignent de l'autre côté du bourdon. Il embrasse l'univers entier et n'abandonne personne.

 

Mgr Dziwich essayait de faire comprendre au Pape que le temps passait. Mais Jean-Paul II n'avait pas l'air pressé d'écourter l'entretien et ignorait les signes de son secrétaire. Lorsque j'eus terminé mes explications, le Pape nous sourit avec amour et donna chacun un chapelet en grains d'ambre orné de son crucifix personnel.

 

- Je vous félicite pour votre projet, mon fils, et vous encourage à persévérer jusqu'au bout.

 

Agenouillé, je fis une dernière demande au Pape.

 

- M'accorderiez-vous votre bénédiction afin que je puisse achever dans de bonnes conditions mon pèlerinage ?

 

Le Pape me regarda puis, fermant les yeux, il parut réfléchir un moment comme s'il affinait les paroles qu'il allait prononcer. Tenant toujours mon bâton de pèlerin dans sa main droite, il le leva d'un geste lent et me bénit.

 

 

 

 

 

 

 

16

Le fil invisible

 

 

L'expression « se jeter à l'eau » désigne mal la brusque découverte d'une dimension inconnue ; nous avons en réalité une grande familiarité avec l'élément liquide dans lequel notre corps a baigné pendant de longs mois avant de venir au monde.

 

À mon sens, le pèlerinage c'est, chaque matin, se Jeter dans l'espace sans savoir voler.

 

Tout notre être résiste à ce terrible saut mais on n'a guère le choix ; il faut prendre son élan et se précipiter dans le vide.

 

Le premier jour, on parvient à s'accrocher à la branche arbre, le deuxième, à un nuage qui passe par hasard, le troisième, un monticule de neige nous sauve l'écrasement et ainsi de suite pendant... deux cent quarante jours.

 

Il n'y a ni filin de sécurité, ni filet de sauvetage, uniquement un défi qu'il faut renouveler chaque jour car les situations que l'on aborde n'ont de précédent dans notre vie.

 

 

 

 

 

 

17

Monte Cassino

 

 

Le père Stefano me conduisit dans les couloirs vides. L'ombre d'une statue en bronze de saint Benoît, les bras tendus vers le ciel, se projetait sur les piliers du cloître d'entrée. L'ambiance n'avait rien de plaisant. Dans la pénombre, on devinait des cours désertes et de longs corridors silencieux. L'architecture sévère donnait une impression de majesté intimidante.

 

Quatre fois détruit depuis sa construction au VIe siècle, l'abbaye du Monte Cassino ressemble à un vieux chêne que les tempêtes ébranlent mais qui continue toujours de pousser. Ce lieu évoquait une dignité extrême au service de Dieu.

 

C'est ici que saint Benoît, inspiré par le manuel d'Épictète, a achevé la rédaction de sa Regula Monachorum, la Règle des moines. Par la suite, tous les autres ordres chrétiens se sont inspirés de ce « précis de l'Évangile » - comme le définissait Bossuet – pour mettre en place leur propre règle. Seize siècles plus tard, on continue d'appliquer strictement les prescriptions de ce grand législateur, fondateur du monachisme occidental.

 

De nos jours, la vie monacale effraie la plupart des gens. C'est compréhensible. Vue de l'extérieur, on sait très bien ce que l'on perd sans avoir la moindre notion de ce que l'on gagne : la présence ininterrompue de Dieu.

 

 Pourtant, ce processus de dépouillement total est loin d'être stérile.

 

Au bout d'un certain temps, qui dépend de chacun, l'esprit cesse d'être agité par la frénésie et devient limpide. Un peu comme si on laissait un verre d'eau boueuse sans le toucher.

 

La lie se dépose et la pureté de notre être se dévoile.

 

Nous sommes alors semblables à un vase de pur cristal, prêt à être rempli par le nectar de l'amour divin.

 

 

 

 

 

 

 

18

L’indifférence positive

 

 

Dans mon for intérieur, j'offrais cette messe à mes frères et sœurs humains, en particulier à ceux qui vivent en Occident. D'ordinaire, on estime que, pour être heureux, on doit réunir un certain nombre de conditions : une belle femme, une brillante carrière professionnelle, une belle maison, une belle voiture, le ski en hiver et la plage en été...

On dépense beaucoup de temps et d'énergie à essayer de réunir tous ces éléments, en se disant : « Quand j'aurai tout cela, je serai enfin heureux ! »Pour moi, le véritable bonheur n'est pas conditionné. C'est un état qui se suffit à lui-même. Mais il ne peut être atteint que par un abandon qui nous ouvre à toutes les situations.

La quête de l'ultime n'exclut pas pour autant le souci du relatif. Tout au contraire ! Ce n'est pas tant les choses qu'il faut modifier que notre regard sur elles. Je me suis moi-même attaché à fonder une famille et à réussir professionnellement. Ce n'est pas par dépit que je me suis tourné vers la spiritualité et je n'ai jamais voulu devenir « pèlerin à vie ». Je veux revenir chez moi, avec les enseignements appris et les appliquer dans mon quotidien. La spiritualité n'est pas incompatible avec la réussite matérielle. C'est un point fondamental et le moins compris dans la société occidentale.

 

Après Cassino, je marchai sur San Giovanni Rotondo situé à la limite des Pouilles, sur les contreforts du Gargano. Environ deux cent trente kilomètres me séparaient de la ville où le Padre Pio avait longtemps vécu et était mort ; distance que je parcourrai en une semaine en faisant de très brèves haltes.

 

Le trajet de Foggia à San Giovanni Rotondo fut long et ardu. Toute cette étape se passa au milieu de violentes bourrasques de neige. Le moment le plus délicat survint lorsque j'abordai la partie montagneuse. Une épaisse couche de neige recouvrait déjà les collines. En fin d'après-midi, elle cessa de tomber et la température chuta brutalement. Traversant un hameau, je me souviens d'avoir aperçu un thermomètre accroché à une fenêtre indiquant neuf degrés au-dessous de zéro.

 

Dans la montagne j'avançai par d'étroits lacets. Considérant la distance à parcourir, je décidai de couper par un chemin muletier qui grimpait la pente en oblique. Au bout de deux kilomètres d'une marche pénible dans une neige qui m'arrivait à mi-mollets, je fus stoppé par un amoncellement de gros rochers qui bloquaient ma route. Paralysé par la neige gelée, je ne pouvais plus ni revenir en arrière ni franchir cette masse. La fatigue et le froid, accentués par la nuit qui tombait, étaient en train de transformer cette ascension en désastre. Non seulement mon pèlerinage allait s’achever là, mais je risquais de perdre la vie.

 

Intensément, je me mis à prier Dieu, implorant secours. Au bout d'un instant, je m'abandonnai. Je compris alors que même cet instant d'intense désarroi était parfait. Personne ne se trouvait véritablement prisonnier...

 

Le vent s'arrêta et j'aperçus soudain une faille. Péniblement, je gravis les blocs de pierre et parvins de l'autre côté de l'éboulement. Je ne sentais plus ni mes mains ni mes pieds. Au bout de dix minutes, je regagnai un la nationale par ce « raccourci » qui avait allongé ma route et failli abréger ma vie.

 

Je découvrais l'indifférence positive, une sorte d'humour. De l'espace qui dégage des issues, là où l'on ne voit en général que des murs. Ou encore une sorte de naturel, de facilité qui nous permet de passer à travers les difficultés...

Curieusement, cet humour génère la vraie solution. Par une sorte de miracle, quand nous sommes totalement détendus, les situations se dénouent d'elles-mêmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

19

L’espérance de Padre Pio

 

 

À aucun moment, le Padre Pio ne chercha à se grandir ou à profiter de son rayonnement. Il resta humble et accessible à tous, se dépensant sans compter à l'image de saint François d'Assise, le fondateur de son ordre.

En pleine guerre, il fonda un hôpital gratuit pour mettre en œuvre sa promesse de venir en aide aux plus démunis. Cet hôpital est devenu aujourd'hui l'un des plus réputés d'Italie. Quand en 1916, en pleine guerre mondiale, le Padre Pio arriva à San Giovanni Rotondo, celle-ci était une bourgade perdue de trois mille habitants. De nos jours, près de cinquante mille personnes y vivent.

 

En entrant dans l'ancienne église, où le Padre Pio célébrait jadis la messe, je fis connaissance du Padre Rinaldo. Ce frère capucin m'offrit une chambre dans une pension de famille. Le Padre Rinaldo me donna aussi plusieurs livres sur le Padre Pio parmi lesquels je ne pus conserver qu'un recueil de lettres. À la lecture des écrits et de l'abondante correspondance que le Padre entretenait avec ses paroissiens, je fus édifié par l'équilibre idéal entre chaleur humaine, bon sens populaire - parfois rugueux - et sagesse profonde. Ces lettres témoignent de sa réflexion et de son amour.

 

Pour le Padre Pio, les religions ne devraient jamais se draper dans les plis du sectarisme et de l'exclusion.

 

Les mots de l'une de ses lettres continuent de résonner en moi et m'aident à garder la hiérarchie des priorités dans ma vie.

 

 

« La vie présente ne nous est donnée que pour acquérir l'éternelle ; faute d'y penser, nous mettons toutes nos affections dans ce monde dans lequel nous ne faisons que passer et lorsqu'il nous faut le quitter, nous nous effrayons et nous nous troublons. Croyez-moi, pour vivre heureux durant le "pèlerinage" il nous faut avoir devant nos yeux l'espérance de l'arrivée dans notre patrie où nous demeurerons éternellement. »

 

 

Le Padre Pio a vécu un demi-siècle dans une minuscule cellule meublée d'un modeste lit et de quelques objets de dévotion. C'est là qu'il s'éteignit à l'été 1968, âgé de quatre-vingt-un ans.

 

 

 

 

 

 

 

 

20

Vers Athènes et Diogène

 

 

Après une nuit réparatrice dans le lit épiscopal, je pris la route qui longe le golfe de Corinthe. Le parfum frais des citronniers accompagnait ma marche. Il bruinait quand je quittai Patras mais, au cours de la journée, le soleil surgit, donnant à l'étape un air de randonnée estivale. La répétition incessante d'une même prière comme le Pater crée une discipline mentale. Quand je marchais, le rythme de mes pas s'accordait à celui de ma respiration et la prière revenait incessamment, comme un refrain. La dispersion habituelle de mon esprit s'apaisait peu à peu. C'était comme si j'avais fait le ménage de mes pensées, ma tête et mon cœur devenaient comme une belle pièce, claire, lumineuse et en ordre. Si au départ le travail que représentait cette récitation permanente m'absorbait un peu, dès que mon esprit se clarifiait, la beauté de la création devenait manifeste. Un peu comme si des couleurs, des dimensions, des formes ou des odeurs supplémentaires se rajoutaient au monde que je voyais. Les sons, même les plus désagréables, comme le bruit du trafic routier, se rassemblaient comme la plus belle des symphonies. Chaque chose apparaissait cohérente avec tout le reste. Je voyais tel arbre, tel rocher, telle maison et chacun avait sa raison d'être et m'apparaissait aussi éblouissant que les châteaux magiques que l'on voit parfois en rêve.

 

D'après le peu que j'en connais, j'ai l'impression que les autres traditions utilisent aussi le pouvoir de la prière répétée : récitation des quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah chez les musulmans, accumulation des mantra chez les bouddhistes.... Bien sûr, je crois fermement aux vertus de ma propre tradition mais l'Esprit saint est partout et j'imagine qu'il est toujours prêt à faire naître la grâce dans le cœur de chaque homme de bonne volonté.

 

Un gros bourg apparut au détour d'un virage ; Psathopirgos était ma première halte. Le village s’agrippait à une pente douce entre la route nationale et le détroit de Corinthe. Une cascade de maisons blanches descendait vers la mer ; des treilles s'accrochaient aux murs et égayaient les ruelles qui convergeaient vers le port. Des passagers se pressaient pour embarquer à bord d'un ferry, retenu au quai par de solides amarres, tandis que les dockers enfournaient des palettes de fruits dans l'étrave grande ouverte.

 

Après la chaleur de la journée, la température avait diminué agréablement. Fatigué, j'étais sur le point de passer la nuit sous le porche d'une église aux coupoles dorées. Un couple accusant la soixantaine, vêtu de sombre, s'approcha : « Il ne faut pas dormir là, il fait trop froid » ; c'est du moins ce que je crus comprendre, armé de mes toutes fraîches notions de grec. Par gestes, ils me firent signe de les attendre dans un petit café de l'autre côté de la rue, face à l'église. Quatre ou cinq hommes y jouaient aux cartes en silence. L'un d'eux, les traits burinés, se leva et fixa sur moi des yeux perçants :

 

-- Anglais, Allemand, Français ? Vous voulez boire quelque chose ?

 

- Oui, un peu d'eau s'il vous plaît. Est-ce qu'il y a un prêtre dans le village ?

 

- Non, il n'y a pas de pope, mais que voulez-vous au juste ?

 

Il semblait méfiant, mais dès que j'eus expliqué ma présence ici, son ton se fit plus chaleureux.

 

- J'ai un restaurant non loin d'ici, vous allez venir y dîner.

 

Constantin, qui possédait une autorité naturelle, me servit aussitôt un verre de vin.

 

- Goûtez-moi ça, je le fais moi-même, je sais que vous, les Français, vous aimez les bonnes choses... alors, pas mal ? Ça vaut largement vos vins de Bourgogne, hein ?

 

Constantin estima que mon silence valait approbation. Et puis, il n'avait parlé que des bourgognes ; mais s'il s'était aventuré à comparer sa production, au demeurant pas mauvaise, avec nos vins de Gaillac, je l'aurais sans doute déçu. J'étais de toutes les manières enchanté de pouvoir faire, grâce à Constantin, la connaissance des Grecs et de leurs façons. C'était un homme singulier, à commencer par son physique il avait perdu un avant-bras dans d'incertaines circonstances ; cela ne l'empêchait pas de conduire d'une seule main une petite motocyclette pétaradante grâce à laquelle il parcourait les deux cents mètres séparant le café familial de son estaminet. Son épouse Anatolie, aussi chaleureuse que lui, cuisina pour nous. Avant mon départ, ils me donnèrent plusieurs olives grosses comme des œufs de pigeon et quelques énormes citrons dont je bourrai mon sac.

 

Un peu plus tard, le couple rencontré près de l'église franchit la porte. Mes hôtes étaient accompagnés d'une de leurs cousines, Dimou Dimitra, qui avait longtemps vécu en France. Tous les quatre, nous partîmes en direction d'une maison coquette dissimulée dans les venelles derrière l'église.

 

La soirée se passa autour de la cheminée, dans un salon décoré de gravures anciennes. Calés dans des chaises en osier, nous enfilâmes de petits verres d'ouzo ; entre chaque tournée, l'un de mes hôtes racontait un épisode de l'histoire antique, comme s'il s'agissait d'acclimater avec précaution l'étranger que j'étais.

 

Au petit matin, on me prépara un café turc dont le marc, bien qu'épais et granuleux, ne me révéla rien de mon futur. Mes nouveaux amis m'offrirent un peu d'argent pour la suite de mon voyage. En France, en Italie, j'avais toujours refusé de telles propositions. Cette fois-ci, face à leur insistance, je finis par accepter un billet dont j'ignorais totalement la valeur. À partir de ce moment, il m'arrivera de prendre l'argent proposé de bon cœur.

 

De Psathopirgos, il restait plus de cent kilomètres à parcourir pour rejoindre Athènes. Des chemins plats avançaient entre le littoral et les citronniers ; deux ou trois bateaux entourés d'une nuée de mouettes remontaient mollement le détroit de Corinthe.

 

La ville de Corinthe évoquait pour moi un philosophe de l'Antiquité passé maître dans l'oubli de soi. Tapi dans son tonneau, Diogène le Cynique se régalait de ne vivre de rien ou de si peu. Un bol d'eau, un rayon de soleil suffisait à son bonheur. Il avait fait de l'abandon de soi un mode de vie, vivait dans un ascétisme complet et, si on lui accordait un présent, il s'empressait aussitôt de l'offrir à son tour. Philosophe de l'action, sa pédagogie obligeait ses disciples à accepter toutes les situations, bonnes ou mauvaises, avec un total détachement. Ses paroles et son comportement parfois déroutant n'avaient d'autre but que de montrer à ses concitoyens une sagesse fondamentale au-delà des conventions. Il démontrait par l'expérience que l'oubli de soi apporte un bonheur indépendant des conditions même pénibles, telles qu'avoir froid ou faim, être sale, isolé, loin de tout...

 

Un jour, un jeune Corinthien demanda à Diogène de lui enseigner la philosophie. Le maître de l'école cynique lui répliqua : « J'accepte de te prendre comme disciple mais, tu devras auparavant déambuler sur l'Agora avec un hareng accroché dans le dos. » Le jeune homme, outré, refusa. Diogène lui dit alors : « Un hareng a tué notre amitié. »

Bien sûr, Diogène ne voulait pas humilier ce jeune homme mais uniquement tester s'il avait en lui le ressort nécessaire pour se jeter chaque jour dans le vide à la recherche de l'idéal philosophique.

Quant au pèlerin, s'il ne porte pas de hareng sur le dos, il lui arrive de dégager la même odeur !

 

 

 

 

 

 

 

21

Le monastère d’Ossios Loukas

 

 

À l'heure de l'office du soir, le pope Hyéronimos me présenta à l'higoumène qui m'invita à sa table pour le souper. C'était un homme puissant et rugueux, à la longue barbe poivre et sel. Il avait le caractère autoritaire peut-être nécessaire pour gérer une aussi importante communauté. La cellule que l'on m'affecta était fort agréable, bien que très froide. J'allumai un feu dans la petite cheminée avec des branches d'olivier posées dans un renfoncement du mur. Le bois produisit une belle flamme bleue, mais il m'apparaissait si précieux que j'eus l'impression de commettre un péché en le brûlant. Au bout de quelque temps, l'âtre dégagea une douce senteur et réchauffa les épais murs de pierre.

 

Au matin, je remerciai les moines de Ossios Loukas et leur fis mes adieux avant de jeter mon sac sur mes épaules.

 

En contrebas des flancs du Parnasse, des rangs serrés d'oliviers noyaient le fond d'une large vallée. Des oléandres roses et rouges piquetaient les pentes. Ici et là, les chênes kermès et les chênes-lièges formaient des taches d'un vert plus sombre.

 

Une harmonie suave d'asperges sauvages, d'origan, de thym et de romarin parfumait l'air. Soudain, un voile se déchira, je marchais mais j'avais l'impression de voler, mon âme frémissait de bonheur. Quelle euphorie ! Je sentais un feu d'artifice intérieur, une complétude joyeuse que nul mot, nulle idée n'aurait pu décrire. Vers la mi-journée, Papantonis, un boulanger de Livadia, m'offrit trois oranges et quelques gâteaux de miel. Je passai, près d'une station de sports d'hiver, par un village aux toitures rouges du nom d'Arahova. Accroché aux rochers, ce gros bourg disposait d'une position remarquable à un jet de pierre du sommet de la montagne.

 

Traversant Delphes en fin d'après-midi, je m'imprégnai de l'atmosphère des vestiges de l'oracle d'Apollon. À son coucher, le soleil donna l'illusion d'enflammer la falaise qui surplombe ce site de légendes. Puis, je dus avancer encore quinze kilomètres avant d'arriver au monastère du prophète Élie. Par-delà les eaux immobiles du golfe de Corinthe, au loin, la côte du Péloponnèse accompagnait ma marche.

 

 

 

 

 

 

 

 

22

Les grottes de la Montagne Sacrée

 

 

Plutôt que de l'attendre à Agios Andréas dont j'avais exploré bien des recoins, je me décidai à visiter d'autres monastères de la Montagne Sacrée.

 

Zacharie m'avait suggéré d'aller jusqu'au cap Akrathos, qui se trouve exactement sous le mont Athos.

 

- Vous trouverez là-bas un anachorète qui vit dans la région du cap Pinès, au-dessus d'Aghia Ana, Sainte-Anne. C'est un vieil homme aveugle qui, en dépit de sa cécité, possède une vue extrêmement aiguisée.

 

- Vous m'étonnez !...

 

- Par la prière et la grâce agissante, le corps physique est progressivement transformé, car il participe de tous les événements de l'âme. L'anachorète de la prière ne voit plus par ses yeux de chair, mais par la Lumière Divine qui est en lui. Vous vous rendrez compte par vous-même.

 

- J'y tiens absolument.

 

- Jean, allez aussi rendre visite à un de mes amis, le pope Danilo qui habite dans la plus grande solitude dans une grotte sur le mont Athos. Il a beau être très jeune, moins de trente ans, sa connaissance est immense. Il a la réputation d'être un homme qui sait l'ensemble des choses et voit clair dans toutes les vies. Vous entretenir avec lui ne pourra que vous être profitable.

 

Malheureusement, une tempête d'une violence inattendue s'abattit avec autant de rapidité que de puissance sur la Montagne Sacrée. Je me trouvai bloqué à ma première étape, au monastère d'Ossios Grigoriou. Impossible de continuer ; la mer se lançait furieusement à l'assaut des rochers, les bateaux ne traversaient plus. Pendant quarante-huit heures, la neige tomba sans répit. Un désastre pour cet endroit figé dans le passé. La plupart des chemins furent sérieusement endommagés et bon nombre d'entre eux devinrent impraticables. La vie s'était arrêtée. Je regrettai fort de n'avoir pu rendre visite à ces deux ermites cachés dans les recoins de la Montagne Sacrée. C'est probablement le seul regret de mon voyage.

 

Les monastères que j'avais visités auparavant étaient tous dans un état désastreux. Mais les deux établissements au sud de Dafni, Ossios Grigoriou el Simona Petras jouissaient d'un entretien remarquable ; tous les bâtiments avaient été réparés avec soin.

 

Le premier soir de cette catastrophe climatique, je rencontrai dans la grande église du monastère un pope de taille moyenne, les cheveux à l'air. Après l'office, nous marchâmes dans le cloître ; la pluie tombait pal rafales sur le pavé. Des éclairs illuminaient par intermittence les nuages noirs qui obscurcissaient le ciel. Le père Pavlos parlait un français soutenu. Son visage, ses gestes pleins d'harmonie, sa voix chaleureuse, tout exprimait en lui une bienveillance telle que je me sentis assez en confiance pour l'interroger sur sa tradition.

 

- J'accepte avec joie de vous répondre, mais je ne pourrai pas m'empêcher de vous vanter les mérites de l'orthodoxie.

 

- Soit, cela me semble correct. Mais quels sont donc ces fameux avantages dont on me parle depuis que j'ai mis les pieds en Grèce et que personne n'a été capable de m'expliquer ?

 

Nous déambulions sous les hautes galeries qui nous protégeaient des rafales de vent mélangées de pluie. Après une pause, il s'arrêta et se tourna vers moi.

 

- Le principal c'est qu'il y a la possibilité de voir Dieu dans cette vie même.

 

Je restai quelques secondes interdit devant cette affirmation prononcée avec autant de calme que de certitude.

 

- Que voulez-vous dire, dans cette vie ? Je n'envisage de voir Dieu, si je le mérite, qu'après le Jugement. En tout cas, qu'après ma mort.

 

- Dans la religion orthodoxe, nombreux sont les pères qui ont vu Dieu. Ces hommes saints apparaissent normaux au commun des mortels mais, en réalité, ils demeurent en permanence dans la présence divine. Elle n'est jamais séparée d'eux.

 

- Comment peuvent-ils être à la fois des simples hommes et en même temps voir Dieu ?

 

- Ces simples hommes comme vous les appelez, ne vivent plus dans le péché ; par la prière du cœur de Jésus et l'ascèse, ils se sont totalement purifiés. C'est une démarche progressive de « montée » vers Dieu.

 

- J'ai du mal à ne pas rester incrédule.

 

- C'est pourtant la vérité ; les Saints Pères l'ont décrite à maintes reprises. Il est possible pour l'homme de briser la malédiction d'Adam et Ève, d'arrêter de dévorer la pomme de la dualité pour revenir au Paradis terrestre.

 

- Je ne comprends pas, mon père, comment sont-ils dans la vie quotidienne ?

 

- Les Saints Pères ont l'air comme nous, mais là s'arrête la comparaison car chacun de leurs gestes est exécuté dans la présence de Dieu. Ils sont à nouveau semblables à son image. Qu'ils mangent, qu'ils parlent ou qu'ils dorment, ils ne sont jamais séparés du Royaume de Dieu. Ils sont redevenus le miroir de la Création, une fenêtre ouverte sur l'Absolu.

 

- Prient-ils toujours ?

 

- Lorsque l'on arrive à ce niveau, il n'est plus besoin de prier. Les lèvres se taisent. Le Père devient une fontaine de joie ininterrompue. C'est l'unité de toute chose. La perfection de toute chose.

 

Assis sur un banc en pierre sous les arches blanches, nous regardions les gouttes marteler le pavé de la cour. Le père sortit d'une poche de sa soutane un petit livre protégé par une couverture en cuir brun.

 

- Ceci est un recueil de textes de nos Saints Pères du désert. Ces moines passionnés de Dieu qui restaient pendant des années dans des ermitages de montagne au Proche-Orient. Voici un des textes de Syméon le Nouveau Théologien qui au XIe siècle racontait son expérience mystique.

 

 

 

Je suis assis sur ma couche, tout en étant en dehors du monde,

 

et, étant au milieu de ma cellule, Celui qui est en dehors du monde,

 

Je le vois présent, je le vois et je lui parle.

 

et - ose donc le dire ! - je l'aime et lui de son côté m'aime,

 

je mange, je me nourris de cette contemplation seule

 

et, ne faisant qu'un avec lui, je franchis les cieux.

 

Que ceci soit vrai et sûr, je le sais ;

 

mais où alors se trouve mon corps, je l'ignore.

 

Je sais que descend celui qui demeure immobile, invisible ;

 

je sais que m'apparaît celui qui demeure invisible,

 

je le sais, celui qui est séparé de toute la Création

 

me prend au-dedans de lui et me cache dans ses bras,

 

et dès lors je me trouve en dehors du monde entier.

 

Mais à mon tour, moi, mortel, moi tout petit dans le monde,

 

je contemple en moi-même, tout entier, le Créateur du monde,

 

et je sais que je ne mourrai pas, parce que je suis au-dedans de la vie

 

et que j'ai la vie tout entière qui jaillit au dedans de moi. »

 

 

 

- Que l'on ne s'y trompe pas, reprit-il, certains voudraient réduire l'Orthodoxie à un ensemble de règles morales. Or, son but est la déification de l'homme.

 

Le pope était parvenu à me faire connaître des aspects de l'orthodoxie insoupçonnés jusqu'à présent.

 

- Grâce à la sainte prière du cœur, vous pourrez apercevoir le visage de Dieu. D'abord l'apercevoir d'une manière trouble mais réelle, puis doucement, après avoir avancé dans vos exercices de piété, le voir d'une façon de plus en plus objective. Dans un premier temps, on parvient à apaiser les passions extérieures ; le pratiquant n'est plus soumis à la fierté, à la haine et au désir de la chair. Au cours de la deuxième étape, il est illuminé par l'Esprit saint.

 

- Vous voulez dire physiquement ?

 

- Oui, il reçoit la Grâce de Dieu sous la forme de la Lumière incréée. Les exemples d'une telle réalisation abondent. Les moines sont entourés d'un halo brillant et même leur cellule se remplit de lumières de couleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

23

La fraternité des hommes de bonne volonté

 

 

Quelques jours auparavant, le père Jean m'avait conseillé de rendre visite à l'archevêché orthodoxe d'Alexandroupolis afin d'y porter ses devoirs au vicaire général Hantimos Coukouroudis. « Vous verrez, c'est un homme tolérant. Il respecte beaucoup les catholiques. Transmettez-lui mes salutations. »

 

Le lendemain de mon arrivée, je fis savoir à l'archevêché qu'un pèlerin, messager du père Jean, désirait voir le vicaire général. Il y avait ce jour-là un synode réunissant les prêtres de tous les diocèses. Alors que je patientais pendant l'exposé du vicaire, un pope vint s'entretenir avec moi.

 

- Bonjour, vous êtes un pèlerin catholique ?

 

- Oui, je me rends à Jérusalem à pied.

 

- Merveilleux ! Quel exemple de piété ! Poussés par la curiosité, deux ou trois autres prêtres s'approchèrent pour participer à la conversation.

 

- Le meilleur chemin, me recommanda l'un d'eux qui portait une paire de lunettes rondes cerclées de fer, c'est de passer par Feres ; de là-bas, la frontière turque n'est qu'à quelques kilomètres.

 

- Je comptais initialement monter plus au nord, par Orestiada.

 

- Non, je vous assure, cela serait un détour inutile. Il n'est pas nécessaire d'allonger votre route, il vous reste bien assez de kilomètres !

 

Pleins d'attention, ces prêtres me prodiguèrent mille encouragements.

 

- N'écoutez pas ce que l'on a pu vous dire sur la société musulmane, vous n'avez rien à craindre. Vous trouverez au contraire des gens très bons qui vous témoigneront de l'amitié.

 

Interrompant sa session, le vicaire général me fit entrer dans la grande salle où se déroulait le synode. Il me présenta à l'assemblée des prêtres. Puis, il me posa de nombreuses questions sur mon pèlerinage ; les religieux présents poussaient des murmures de satisfaction en entendant mes réponses. Le vicaire général m'embrassa devant l'assemblée après m'avoir donné sa bénédiction solennelle.

 

Je dois dire que c'était un des moments les plus émouvants de mon séjour en Grèce ; il pondérait le souvenir de mes nombreuses mésaventures avec les membres du clergé orthodoxe. À la suite de cet épisode, les popes croisés en chemin ou dans leur paroisse, depuis Alexandroupolis à la frontière, m'accordèrent une assistance inconditionnelle.

 

Près de l'église orthodoxe de Feres, je grimpai sur une butte depuis laquelle je voyais vers le couchant les collines turques ; cette vision me transporta de joie, je me rapprochais de la Terre sainte. A ce moment, j'étais plein d'espérance mais dans l'après-midi, chemin faisant, j'avais senti le poids de mes pensées égoïstes sur mes épaules. C'était de loin un bagage plus lourd à porter que mon modeste sac à dos. Combien avais-je encore à me vaincre !

 

Dans ces Balkans, témoins depuis des millénaires de plus de batailles qu'aucune autre région au monde, je priai Dieu de bien vouloir inhiber la puissance destructrice de tous ceux qui méprisent la vie.

 

Sous le soleil couchant, je passai mentalement en revue mes informations sur la Turquie et je les comparai avec celles qui m'incitaient à l'éviter. Après quelques instants de réflexion, je conclus que je traverserais la Turquie. C'est déjà inutile de s'inquiéter pour les problèmes qui nous arrivent, c'est encore plus inutile de s'inquiéter pour ceux qui sont virtuels. Je commençai à me rendre compte que mes peurs étaient pour la plupart infondées. Leur existence venait avant tout de ma dureté, de mon manque d'ouverture plus que des événements subjectifs. Souvent, les problèmes qui nous assaillent viennent de nous, à la façon dont notre vertige provoque notre chute. Si on est tout noué à l'intérieur, les situations auxquelles on se trouve mêlé tendent à refléter notre tension et à devenir embrouillées. À bien y regarder, les risques les plus graves que je pouvais rencontrer étaient les tremblements de terre !

 

Je restai ainsi, solitaire, sur cette colline jusqu'à la nuit tombée. Je sentais la prière agir en moi comme un instrument d'introspection psychologique. Des situations bloquées du passé, des souvenirs, les inévitables petites rancœurs, parce que je lâchais prise sur elles, perdaient leur force pour finalement s'évanouir. Petit à petit, sans même que je le veuille, je voyais se défaire des nœuds, des automatismes qui cessaient dès lors de revenir me hanter. Puis, je m'approchai de l'église orthodoxe en contrebas : les portes étaient ouvertes, les paroissiens entraient. L'office commença pendant que, moi-même, je priai conformément à ma tradition. À l'issue de la messe, le pope Théodoros et son jeune collaborateur vinrent me saluer. « Nous vous avons aperçu au synode ; nous avons tous longuement parlé de vous ; nous étions très enthousiasmés. Avez-vous un endroit où dormir ? Non, ne vous faite pas de souci, nous allons vous trouver quelque chose. » Ils mobilisèrent quelques paroissiens et m'arrangèrent un lit dans leur bureau.

 

De belle prestance, le pope Théodoros portait sur son visage la marque d'une inquiétude lancinante.

 

- Que se passe-t-il, mon père, vous semblez préoccupé ?

 

- Notre famille est très inquiète, un de mes fils est en mission au Kosovo ; la zone dans laquelle il se trouve est très exposée et les nouvelles ne viennent pas souvent.

 

- Je comprends, mais il ne lui arrivera sans doute rien.

 

- Une immense inquiétude s'est emparée de ma femme ; moi-même, je ne supporte plus ce silence.

 

- Je n'ai pas le pouvoir de faire quoi que ce soit de particulier pour votre fils. Mais peut-être pourrions-nous au moins prier pour lui et pour toutes les personnes prises dans ce conflit en espérant qu'il finira prochainement ?

 

- Oui, vous avez raison.

 

Le pope Théodoros, agenouillé près de moi, s'était uni à la prière que j'avais aussitôt entreprise à l'intention de sa famille. La prière soulage sans aucun doute ceux qui la pratiquent et, d'une manière mystérieuse, vient au secours des bénéficiaires. Elle est une source de joie et de réconfort insoupçonnable pour ceux qui ne s'y sont jamais essayés.

 

Sans l'assurance intérieure que m'a apportée la prière, je n'aurais jamais connu de véritable bonheur.

 

Je parle d'un bonheur indépendant de l'échec et du succès, qui se moque de la douleur et du plaisir ; un état de l'être inaltérable. Quand je me mettais en oraison, je découvrais le contentement, toute chose me convenait. Mon égoïsme reculait, mon souci d'autrui grandissait ; je devenais enfin disponible pour percevoir l'amour de Dieu.

 

À la frontière gréco-turque, l'officier supérieur des douanes, un homme élégant en civil, vint me parler. Ce personnage autour duquel gravitaient une demi-douzaine de douaniers s'adressa à moi très simplement.

 

- Vous êtes le pèlerin de Jérusalem, n'est-ce pas ? Nous avons tous entendu parler de vous à la télévision.

 

- C'est bien moi.

 

- Soyez le bienvenu.

 

- Je vous remercie. Pourriez-vous me dire quelques mots sur l'autre côté de la frontière ; dois-je faire attention ?

 

- Il n'y a aucun problème, vous verrez, tout se passera très bien.

 

- Mais vous êtes sûr, ne faut-il pas que je me méfie de certaines personnes ? C'est la première fois que je mets les pieds en Turquie.

 

- Il ne faut pas vous inquiéter, les Turcs sont très hospitaliers et puis, ce sont des gens comme tout le monde. Vous n'avez vraiment pas à vous faire de souci.

 

Il était très rassurant et ses paroles pleines de bon sens me redonnèrent confiance.

 

- Tenez, asseyez-vous dans ce fauteuil, prenez le temps d'avaler quelque chose.

 

Quelqu'un m'apporta un café et, peu après, un demi-poulet grillé. Tout le monde me montrait une grande prévenance.

 

- S'il vous manque quelque chose, demandez-moi. Dès que vous serez prêt, j'arrêterai une voiture pour vous amener jusqu'en Turquie.

 

- Vous savez, je peux y aller à pied.

 

- Il ne vaut mieux pas, ce n'est pas recommandé de marcher dans le no man's land entre Grèce et Turquie. Ne vous inquiétez pas, je vais tout arranger.

 

Après l'avoir remercié, je grimpai dans une automobile qui me conduisit jusqu'à la douane turque. Pendant mon pèlerinage, je fus traité avec beaucoup d'amitié dans tous les postes frontaliers. Ce n'est certes pas quelque chose auquel je m'attendais avant de partir.

 

 

 

 

 

 

24

La découverte de la Turquie

 

 

Je découvrais peu à peu les Turcs mais j'étais freiné par mon ignorance de leur langue. Mes rapports se limitaient à des signes, des sourires, mais ils me permettaient de m'imprégner de quelque chose d'indéfinissable... une familiarité. Mon travail d'abandon commençant à porter ses fruits, je découvrais en moi la capacité de m'adapter à des cultures de plus en plus éloignées de la mienne avec une aisance dont je ne me serais pas cru capable. Une confiance naissait, il devenait évident que se jeter dans le vide sans écouter sa peur permettait de passer de l'autre côté du miroir : presque toujours nos peurs sont sans objet réel.

 

L'après-midi touchait à sa fin, je devais prévoir un abri pour la nuit. Puisque j'étais en pays musulman, je décidai de demander asile à la mosquée. L'imam, un homme souriant au physique rondelet, paraissait disposé à me rendre service mais il ne comprenait pas un mot de mon discours. Ni lui ni aucun fidèle ne me parlait une langue familière. Un peu déçu par mon manque de chance, je les saluai. Mes pas me portèrent dans le centre où je passai devant le commissariat de police. Pourquoi ne pas tenter le coup avec eux ? Au point où j'en étais, il ne me restait guère d'options... Les policiers en faction me laissèrent entrer. Au premier étage, je croisai deux personnes baragouinant l'anglais. Peu après, un officier entra dans la pièce : le commissaire de police chargé de la lutte antiterroriste. Il s'appelait Güveng Murat comme le général de Napoléon et avait le même élan que le célèbre chef de la cavalerie impériale. De taille plutôt modeste, les cheveux de jais, il avait des yeux qui donnaient l'impression de lire à livre ouvert au fond des êtres. Je racontai mon histoire depuis le début, le pèlerinage, les pays visités, ma destination. Tout se passa dans un climat plein de bonhomie. La discussion dura plusieurs heures, peut-être quatre ou cinq, chacun désirant comprendre ce qui m'avait poussé à quitter mes proches et mon pays pour parcourir tant de kilomètres.

 

- Dites-nous pourquoi vous entreprenez ce voyage ?

 

- Pour remercier Dieu et tenter de m'oublier.

 

- Pas pour découvrir de nouveaux pays ?

 

- C'est un point négligeable ; je cherche à me découvrir à travers les situations bonnes ou mauvaises qui m'arrivent sans que je les choisisse et aussi par la louange et le service de Dieu.

 

- C'est la première fois que nous voyons un étranger réaliser un tel voyage. Partir pour des mois tout seul, sans argent, n'est-ce pas difficile ?

 

- Oui, ça l'est souvent. Mais on finit par moins s'inquiéter à propos de tout et de rien, on vit vraiment dans l'instant.

 

- Et qu'espérez-vous atteindre ?

 

- Le pèlerinage me permet de m'ouvrir plus aux autres, c'est aussi un moyen de m'adoucir.

 

- Comment ça ?

 

- Oui, je ne suis pas parti pour devenir sauvage mais pour adoucir ma sauvagerie. J'aimerais pouvoir contribuer, si peu que ce soit, à adoucir aussi celle du monde.

 

- Est-ce qu'il faut faire des pèlerinages comme ça pour être catholique ? Est-ce que c'est indispensable ?

 

- Non, cela peut être très utile mais ce n'est exigé par personne.

 

Mon projet les intriguait beaucoup ; ils n'étaient à aucun moment soupçonneux, je ressentais au contraire qu'ils étaient très amicaux avec moi. Nous échangeâmes aussi des idées sur nos religions respectives. Et, vers dix heures, Güveng me conduisit dans une pension en me faisant promettre de revenir les saluer avant de partir.

 

Le lendemain, c'était la plus grande fête de la religion musulmane, Kurban Bayrami, la Fête du Sacrifice qui commémore le sacrifice d'Abraham. Elle coïncidait cette année-là, avec la fête des Rameaux. Lorsque j'arrivai au commissariat vers huit heures du matin, je trouvai un grand changement. Tout le monde s'était mis sur son trente et un ; les policiers en cravate noire avaient troqué leurs habits de tous les jours et leurs uniformes pour des costumes trois pièces. Dans le couloir, on avait dressé une longue table couverte de plateaux. Tout ce que la ville comptait d'officiels s'était déplacé. La Turquie a beau être un pays laïque, l'islam continue de conserver sa place dans la société. Je dus m'adresser à chacun et, dès que les invités eurent fini leur discours et bu leurs verres, Güveng Murat me conduisit en Jeep à la sortie de la ville. « Les faubourgs sont un peu compliqués ici. Vous risquez de vous perdre ; passez un bon séjour en Turquie. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

25

Le marchand d’amis

 

 

Lors de ma brève halte, j'avais entamé du riz au lait ; je lui en donnai une portion qu'il accepta, l'air ravi. Nous nous repaissions comme deux rois faisant bonne chère. Turgut me tendit une bouteille d'eau fraîche. Le temps avait ralenti sa course. Écarquillant mes yeux rougis par l'émotion, j'inspirai une grande bouffée d'air, heureux d'être en vie à côté de ce frère pour lequel je ressentais une profonde amitié.

 

Un peu plus loin, son troupeau commença à s'agiter. Voyant que ses animaux s'éparpillaient, il reprit son bâton, siffla son chien et me dit adieu. Je hissai mon sac sur le dos et lui fis un signe de la main.

 

Sur le chemin, je me rappelai la phrase du Petit Prince de Saint-Exupéry. « Le renard avait raison, me dis-je : "le langage est source de malentendus". » Au cours de ma marche solitaire, le reste du passage que j'avais appris dans mon enfance me revint à l'esprit :

 

 

« On ne connaît bien que les choses que l'on apprivoise. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître.

Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands.

Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. »

 

 

 

 

 

 

 

26

Notre-Dame d’Éphèse et la joie d’Hassan

 

 

Le site d'Éphèse occupe le flanc d'un amphithéâtre de collines ouvert sur la mer. Ancienne ville grecque puis romaine, cette cité était à la fin du Ier siècle de l'ère chrétienne, la résidence de l'apôtre Jean et le lieu où il rédigea le plus mystique des quatre Évangiles. L'Évangile johannique nous révèle les secrets les plus insondables, frôle avec des mots ce qui est au-delà des mots.

 

Saint Paul prêcha lui aussi en ces lieux désormais envahis de touristes, il employa son éloquence à détourner la population du culte d'Artémis, la Grande Déesse vénérée dans l'Asie tout entière. Je traversai le vaste théâtre où, deux millénaires auparavant, les partisans de la déesse avaient conspué l'Apôtre.

 

Je gravis des collines d'oliveraies jusqu'à la maison où, selon la tradition, avaient séjourné saint Jean et la Vierge. La texture du paysage ressemblait à un tissu moiré ; de l'ocre et de l'argent dans l'après-midi. L'ascension épuisait mon corps, réveillait mon âme ; je goûtais chaque pas, chaque battement de mon cœur. Les nervures sombres, les pétales rose syrien des cistes, les cœurs d'étamines dorés sur fond blanc... C'est dans les détails auxquels on n'accorde d'ordinaire pas d'importance que se dévoile l'univers. Le moindre pétale froissé reflétait la perfection de la Création. J'avançais dans un sentiment de complétude. Toutes choses étaient différentes et en même temps primordialement une. La montée vers la maison de la Vierge reste pour moi un souvenir d'une irremplaçable intensité, un des moments de complète exaltation au sein de mon pèlerinage.

 

La maison reposait au milieu d'une clairière de chênes lièges dans une lumière tamisée de fin de journée. Deux franciscains, le père Charles et le père Paul, avaient la charge du sanctuaire. Je n'avais nul endroit où aller ; ils m'offrirent l'hospitalité pour la nuit.

 

- Quelle chance de vivre dans un endroit aussi paisible.

 

- Ce n'est pas toujours aussi tranquille, répondit le père Paul ; l'été, les pèlerins viennent par centaines... Mais nous mesurons notre bonne fortune d'habiter dans ce sanctuaire.

 

La demeure comprenait deux pièces toutes simples : la première, la salle de vie, avait été aménagée en chapelle principale ; au fond, une ouverture donnait sur la chambre de Marie. Sur le mur, une image de la Vierge orante levait son regard vers Son Fils. Le père Paul me proposa de réciter la prière de Notre Dame d'Éphèse.

 

« Ô Notre Dame d'Éphèse, toi qui es notre mère à tous, étends, nous t'en supplions à l'Église tout entière, sur l'Occident comme sur l'Orient, berceau de notre foi, le salutaire bienfait de ta maternelle protection... »

 

 

Ce fut dans cette modeste maison, toujours habitée par Sa présence, une prière pleine de ferveur. Les lieux sacrés sont des catalyseurs, des loupes intensifiant la nature sacrée de la vie ; tous ceux qui ouvrent leur cœur dans ces endroits peuvent sentir une chaleur réconfortante et une porte s'ouvrir sur l'infini.

 

Pour moi, la Vierge incarne la toute pureté, la Mère universelle qui se manifeste pour nous dispenser son amour sans limites. Jamais, elle ne juge ou condamne. Elle agit avec nous comme une mère avec son fils criminel, continuant année après année de le visiter en prison. La Vierge est toujours présente, elle nous offre sa tendresse quel que soit notre comportement : Son amour est inconditionnel. Dans l'adversité ou la détresse, c'est Elle que j'appelais instinctivement, comme un enfant perdu dans la forêt implore sa mère. Quand je m'abandonnais totalement en elle mes douleurs s'apaisaient. Telle une mère toujours disponible, la Vierge répond à toutes nos sollicitations ; son amour transmute nos peurs les plus profondes en une paix vivifiante.

 

Avant de partir, après deux jours passés dans ce cadre apaisant, le père Paul me donna une image de la Vierge d'Éphèse. Je quittai à regret ce lieu pour rejoindre le littoral. Je hélai en traversant les cultures un groupe de paysans ; souriants, ils me rendirent mon salut. Je me sentais en amitié avec le genre humain.

 

Dans la soirée de samedi, j'atteignis le port de Kusadasi surnommé « l'île aux Oiseaux ». Je comptais bien embarquer, dès mon arrivée, sur un bateau pour Patmos mais comme nous étions toujours en période hivernale, il n'y avait pas de service quotidien pour les îles. Je devais donc attendre deux ou trois jours dans cette ville bondée de touristes.

 

Après avoir visité plusieurs agences maritimes sans guère de succès, je me rendis sur le port. Aucun des pêcheurs turcs avec qui je discutai n'allait même pas à Samos que l'on pouvait apercevoir de la côte. Je devais prendre mon mal en patience.

 

Au cours de mes démarches pour trouver un ticket gratuit pour Patmos, j'entrai dans une agence de voyages. Une jeune Turque d'une trentaine d'années aux cheveux ambrés pianotait sur son ordinateur.

 

- Bonjour, mademoiselle.

 

- Bonjour, monsieur, vous êtes français, n'est-ce pas, dit-elle avec un sourire qui illuminait ses traits. Que puis-je faire pour vous ?

 

- Voilà, je suis un pèlerin et je n'ai pas d'argent ; je voudrais aller à Patmos car je désire visiter la grotte de Saint-Jean.

 

- Vous n'avez pas d'argent mais vous voulez prendre le bateau, n'est-ce pas ?

 

- Oui, cela me gêne de vous demander de m'aider mais je n'ai guère le choix.

 

- Voyons ce que je peux faire.

 

Tout en réfléchissant, elle commença à taper sur son clavier avec dextérité.

 

- Voilà, l'agence vous offre un billet gratuit pour Patmos via Samos. C'est un billet de pont mais la traversée n'est pas longue. Cela ne vous gêne pas trop ?

 

- Vous êtes trop aimable.

 

- Mais dites-moi, si vous ne pouvez pas payer votre ticket, vous n'avez pas d'argent non plus pour vous loger et vous nourrir.

 

- C'est exact...

 

- Écoutez, je vais appeler un ami. Il se nomme Hassan Degirmenci et il possède une pension. Inutile de vous indiquer où il habite, c'est trop compliqué et vous risquez de vous perdre. Je vais lui dire de passer.

 

Elle donna un coup de fil et, dix minutes plus tard, un jeune homme débarqua dans l'agence. Hassan était doté d'un entrain débordant. Il me prit en sympathie et nous montâmes ensemble à travers de tortueuses ruelles blanchies à la chaux. On n'était encore qu'au début du mois d'avril, mais une certaine activité s'emparait déjà de la cité balnéaire. Si, dans la journée, le soleil vidait les rues, la ville se réveillait dès le soir tombé. Après les heures de silence à Éphèse, ce contraste me surprenait. J'étais un peu déboussolé par tant d'agitation.

 

L'hôtel d'Hassan, le Golden Bed Pension, était caché au fond d'une ruelle sur les hauteurs de la ville. Il me présenta sur le chemin aux commerçants de son quartier. « Si tu as besoin de quoi que ce soit, de la nourriture, des vêtements, tu ne te gênes pas, je me suis arrangé avec eux, je payerai plus tard. » Pendant les deux jours que je passai dans son hôtel, il partagea la plupart de ses repas avec moi. Hassan était comme cela : insouciant, généreux et plein d'assurance.

 

Le lendemain matin, il n'y avait plus d'eau dans la pension ; personne ne pouvait prendre de douche ni même tirer la chasse des toilettes. Le système d'alimentation fonctionnait grâce à une pompe souterraine qui remplissait un ballon sur le toit. Hassan, toujours souriant, tentait de réparer la fuite avec un de ses amis. « Décidément, ce garçon est toujours de bonne humeur », pensai-je.

 

- Est-ce que je peux vous donner un coup de main ?

 

- Bien sûr, Jean, viens ici et dis-nous si tu vois une jauge ?

 

- Oui.

 

- Dis-moi quand tu vois l'aiguille bouger.

 

- Rien pour l'instant.

 

- Bon, ce n'est pas grave, tout cela n'est pas grave.

 

Il se mit à marmonner une chanson, bientôt accompagné par son ami. Au bout de quelques minutes, ils scandaient en riant les airs langoureux d'une chanteuse turque à la mode. « Ce type n'est pas tout à fait comme tout le monde, me suis-je dit. Il est anormalement heureux de vivre. » Je m'émerveillais de ce que certains semblent réaliser par une sorte de grâce particulière ce qu'il me fallait apprendre au prix de ces longs mois d'errance.

 

Je me joignis à eux pour dévisser le ballon et, à force de contorsions et d'acrobaties, nous découvrîmes la panne. En fin de matinée, le système fonctionnait de nouveau à la satisfaction de tout le monde.

 

- Jean, bravissimo. Tu es le meilleur pèlerin-plombier français que j'ai accueilli jusqu'à ce jour. Il nous faut fêter cela tout de suite.

 

Nous descendîmes au café en bas de l'impasse.

 

Hassan était tellement volubile qu'il mélangeait toutes les langues qu'il parlait. Il commanda au patron une tournée de raki, puis une deuxième. Nous dégustâmes enfin des mezze d'aubergine à l'huile d'olive, du yaourt au concombre et des beignets de crevettes, un régal !

 

Le lundi, le jour de l'embarquement, arriva. Il bruinait ce matin-là dans les rues de Kusadasi mais Hassan voulait à tout prix m'accompagner jusqu'au bateau et porter mon sac. Et après qu'il eut inscrit un message d'amitié éternelle sur mon bâton de pèlerin, nous échangeâmes une vigoureuse accolade.

 

- Merci, Hassan, pour ton aide et ta joie de vivre.

 

- Ce n'est rien du tout, Jean, je t'assure. La prochaine fois que tu fais un pèlerinage, repasse me dire bonjour.

 

- Je n'y manquerai sous aucun prétexte. Dis-moi tout de même, pourquoi as-tu fait tout cela pour moi ?

 

- Allah nous commande d'aider les pauvres, les fous et les saints.

 

- Et d'après toi, Hassan, à quelle catégorie est-ce que j'appartiens ?

 

- Aux trois naturellement.

 

 

 

 

 

 

 

27

L’opportunité d’être généreux

 

 

Le bateau avait fière allure malgré sa petite taille. Le premier pont permettait aux passagers de s'abriter par gros temps, ce qui était le cas ce matin-là. Au cours de la traversée, le vent balaya les nuages et le soleil réapparut. À la mi-journée, nous débarquâmes à Samos, je foulai de nouveau le sol de la Grèce. Sur le quai du port, je finis l'en-cas qu'Hassan avait préparé en Turquie et, après en avoir donné les miettes aux poissons, je me levai pour découvrir la ville.

 

Dans la soirée, je passai devant une église orthodoxe dans laquelle je pénétrai. Le pope célébrait son office face à une assemblée de femmes en noir et d'hommes tenant leur chapeau à la main. Je me trouvais dans une travée, silencieux et en prière. À l'issue de la messe, le pope s'approcha de moi.

 

- Vous êtes catholique n'est-ce pas ?

 

- Oui, je suis un pèlerin.

 

- Vous êtes le bienvenu dans mon église. Le pope Joachim se montra extrêmement dévoué ; il m'emmena dans son bureau d'où il passa quelques coups de téléphone. « C'est arrangé, vous allez dormir dans la pension d'un de mes paroissiens. Allons-y, je vais vous accompagner.»

 

Une atmosphère de bonheur simple régnait dans l'hôtel ; le pope Joachim demanda que l'on me serve un repas et pendant ce temps alla m'acheter des provisions pour le lendemain matin. Nous échangeâmes un adieu et il repartit aussi discrètement qu'il avait surgi dans ma vie.

 

 

Je mesure aujourd'hui encore à quel point la nature humaine est surprenante.

Le plus souvent les personnes que j'ai rencontrées au cours de mes huit mois de marche ont fait preuve à mon égard d'une générosité inégalée.

C'est un peu comme si, en me mettant à la merci des gens, je leur donnais l'opportunité de montrer le meilleur d'eux-mêmes.

Ce n'est pas, bien évidemment, une règle absolue - certains ne saisissent pas toujours l'occasion de laisser parler leur cœur -, mais c'est un phénomène que je constatai à de très nombreuses reprises.

 

L'abandon de soi, le souci des autres, recèle bien des trésors. Celui qui passe au-delà de la peur et de l'espoir reçoit mystérieusement une gratification.

L'amour, florissance de la vérité, est la véritable pierre philosophale qui fait infiniment mieux que transformer du plomb en or.

Le secret de la richesse ne repose pas sur la quantité d'or que l'on possède mais sur notre sentiment intime d'abondance.

Combien y a-t-il d'hommes fortunés vivant dans le manque, comme ce collectionneur obsédé nuit et jour par les pièces qu'il ne possède toujours pas. Pour les autres, ce sont des hommes comblés mais de leur point de vue - le seul qui compte - ils sont hantés par un profond sentiment de dénuement.

La générosité est la clef de la  richesse spirituelle ou matérielle. Celui qui donne avec ouverture ne manquera de rien.

Sur le plan psychologique, c'est une réalisation immédiate même si, je l'admets, elle prend parfois du temps à se concrétiser matériellement.

 

 

 

 

 

 

 

 

28

La lumière de Tolstoï

 

 

Peu de temps après le départ de Michaël, le pope Léonidas se présenta. Je n'eus pas besoin de lui montrer ma lettre toute neuve, tant le premier abord fut bienveillant. Le visage mangé par une barbe poivre et sel, ce Crétois d'origine allait sur ses cinquante ans. Son regard exprimait une indéfinissable douceur, celle des hommes qui se dévouent de toute leur âme au sort d'autrui.

 

Après que nous eûmes évoqué longuement nos expériences sociales, il me quitta et je me dirigeai vers l'église. À l'heure des vêpres, les fidèles commencèrent à occuper les bancs. Je poursuivis ma méditation tandis que se déroulait l'office orthodoxe auquel je ne comprenais pas un mot. L'office s'acheva et le pope se mit à décrire mon pèlerinage sans doute avec une certaine émotion car, progressivement, les fidèles s'approchèrent de moi pour me questionner. Cette interview collective dura un bon moment avant que le pope impose le silence et appelle un enfant de chœur.

 

- Spiros, viens ici. Va dans la sacristie chercher une icône pour notre invité.

 

- Oui, père, répondit l'adolescent.

 

Quelques minutes plus tard, il était déjà de retour avec une icône enveloppée dans un tissu.

 

Le père manifesta une grimace en la dévoilant devant moi.

 

- Non, non, pas celle-là, elle n'est pas assez belle, Spiros, va nous en chercher une autre.

 

L'enfant de chœur reparut enfin tenant une icône dorée. C'était une merveilleuse représentation du Christ. Le père embrassa l'icône et la contempla un instant avec ferveur. Enfin, il me la remit solennellement devant tous ses paroissiens.

 

- Je ne peux pas accepter, mon père, c'est bien trop pour moi.

 

- Vous devez l'accepter car nous vous offrons cette icône de bon cœur.

 

- C'est trop et puis, ce sera encombrant dans mon sac.

 

- Vous devez avoir la générosité de recevoir ce qui est donné par amour, mon fils ; acceptez ce présent en souvenir de notre amitié.

 

Le pope Léonidas me donna une grande accolade devant l'assemblée enthousiaste. J'étais si ému par leur gentillesse que je rougis. C'était, de la part de cette humble communauté, un geste sans arrière-pensée, un don naturel.

 

Alors que nous sortions de l'église, quelques-uns me félicitaient en souriant ou me délivraient des paroles d'encouragement pour la suite de mon voyage.

 

À l'heure du dîner, le pope me fit asseoir à sa droite dans le vaste réfectoire du monastère. Une soixantaine de personnes soupaient autour de quatre grandes tables placées en carré. Une fois les tables débarrassées, Léonidas engagea un débat avec ses paroissiens sur le thème du pèlerinage et de ses vertus. Je répondis à une avalanche de questions jusqu'à ce que le père, se rendant compte de mon état d'épuisement, donne le signal de la fin.

 

Comptant me mettre en route vers Sitia de bonne heure, je me rendis au bureau du pope pour le saluer.

 

- Jean, vous ne pouvez pas déjà nous quitter.

 

- Je sais, mon père, mais il me faut continuer.

 

- Nous avons encore beaucoup de choses à nous dire, restez au moins encore un peu.

 

- Mais, mon père...

 

- Vous partirez demain matin. Vous devez voir comment travaillent les volontaires ; je suis sûr que cela vous sera profitable. Allons, vous ne le regretterez pas.

 

Effectivement, je n'ai pas regretté d'être resté. Toute la matinée, Léonidas me fit visiter son chantier. Avec de très faibles moyens matériels, il cherchait à mettre en place un vaste centre d'accueil pour les plus démunis. Tandis qu'un groupe effectuait des terrassements, un autre terminait un peu plus loin une charpente.

 

Le pope avait réussi à créer une véritable communauté à partir d'individus que rien ne prédisposait à vivre ensemble. Un lien très fort d'amour les liait alors que, d'ordinaire, j'avais vu dans les centre sociaux des rapports marqués par l'indifférence, voire la brutalité. Le contraste avec l'atmosphère que j'avais expérimentée en France et en Italie était saisissant. Il n'y avait aucune commune mesure entre l'opportunisme de bon nombre de « responsables sociaux » et la charité de ce pope, le dédain des uns et le sens éthique de l'autre...

 

Bien que le père restât très pudique sur les histoires personnelles de ces personnes, je pouvais lire dans leurs attitudes la trace de leur infortune. Presque chaque visage racontait un destin qui avait trébuché. Certains portaient les stigmates de graves troubles psychologiques, d'autres avaient connu l'incarcération. Le père, lui, ne parlait que de leurs qualités. Je percevais une immense humanité au cœur de ces traumatisés de la vie ; j'admirais leurs efforts. Le pope Léonidas ne les assistait pas, il leur enseignait subtilement à s'aider eux-mêmes, à être les artisans de leur reconstruction personnelle.

 

Dans l'après-midi, nous marchâmes sur une colline de terre rougeâtre. Le monastère Saint-Raphaël surplombait un vallon planté d'oliviers. Au loin, les cimes enneigées des monts Lefka Ori brillaient dans le couchant.

 

- Nous devons établir entre orthodoxie et catholicité des liens fermes et cohérents, me confia le pope.

 

- Je suis tout à fait en accord avec vous.

 

- Vous comprenez, nos visions du message du Christ ne doivent pas nous diviser mais au contraire nous réunir ; l'orthodoxie et la catholicité sont définitivement complémentaires.

 

- Il est clair que nous percevons la nécessité d'un rapprochement entre nos deux traditions.

 

- Mon fils, il faut que cette complémentarité compromise depuis si longtemps puisse enfin se réaliser, surtout en cette période d'intolérance religieuse.

 

Il m'exposa ses idées, me demandant d'œuvrer de mon mieux à mon modeste niveau pour que cette entente puisse naître.

 

- Chacun doit accomplir sa part du chemin, reprit-il. Tolstoï disait : « Il faut ajouter sa lumière au sein des lumières... »

 

- Nous devons œuvrer en sorte que le plus grand nombre de gens puissent partager de tels moments.

 

Dans le ciel volaient des escadres de colombes et de pigeons. Même s'ils le parcouraient librement, ils cheminaient d'une manière convergente. Sur le moment, il me vint à l'esprit que ces oiseaux blancs et gris entremêlés, en quête de la même direction, formaient le symbole de nos deux traditions.

 

 

 

 

 

 

 

29

Révision du moteur

 

 

Je restai trois jours à Mersin. Cette halte fut l'occasion de faire le point sur mon pèlerinage avec un homme dont je ne doutais pas de la bienveillance et grâce auquel je pouvais me recentrer. D'une grande sensibilité, le père Roberto perçut dès mon arrivée que j'avais besoin d'un peu de paix pour recadrer ma démarche.

Sur ses conseils, je passai ces quelques jours à examiner les aspects de mon pèlerinage comme on fait la révision du moteur de sa voiture tous les cinq mille kilomètres. Il me fallait vérifier ma motivation : honorer Dieu, me tourner vers mon prochain ; et authentifier les moyens pour parvenir à ces objectifs : l'oubli de soi, la prière, la pauvreté, la marche.

 

- Nous, les hommes, sommes ainsi faits. Notre cheminement vers Dieu n'est pas linéaire. Parfois nous empruntons des voies détournées, nous reculons, nous hésitons. L'essentiel est de garder au cœur, dans la brume ou les intempéries, la présence de Jésus-Christ.

 

- Parfois, mon père, rien ne marche, ni la prière ni l'abandon de moi. J'ai l'impression de régresser par rapport à des points que je pensais avoir compris.

 

- Au contraire, mon fils, cela signifie que vous traversez une phase de stabilisation de votre pratique, d'enracinement des résultats déjà acquis. Ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'une sorte de palier temporaire avant la prochaine avancée spirituelle.

 

- Vous croyez vraiment ?

 

- J'en suis certain. Vous avez fait de grandes réalisations au cours de votre pèlerinage, tâchez de transmettre un jour votre expérience ; faites-en profiter autrui.

 

Ce prêtre incarnait pour moi une figure paternelle. Un des aspects difficiles du pèlerinage est de le poursuivre privé du soutien d'un directeur de conscience. Ce dernier représente, dans ma tradition, l'équivalent des maîtres spirituels des traditions orientales et de la philosophie grecque. C'est une aide inappréciable pour venir à bout des pièges que nous tend notre ego. Comment savoir si je ne fais pas fausse route en l'absence de quelqu'un qui me renvoie à moi-même un miroir objectif et bienveillant. Je trouvais éprouvant d'être livré à moi-même, non seulement quand tout me semblait mal tourner mais plus encore quand je mesurais les résultats bénéfiques de ma pratique. Lorsqu'on est exalté et gratifié au-delà de toute mesure, il devient ardu de résister à l'orgueil. Ce dernier grandissait d'ailleurs à proportion de mes progrès.

 

 

 

 

 

30

La lumière bleue

 

 

Je repartis en début de matinée équipé de pied en cap par les sœurs. La marche était redevenue éprouvante. La fatigue et l'ensoleillement me forcèrent à m'arrêter au croisement de deux routes peu fréquentées. Dans toutes les directions, je ne voyais que des étendues vides qui s'étiraient jusqu'à l'horizon. Un marchand de pastèques avait établi là son modeste étal sous une bâche rouge. Ses traits burinés étaient pleins de noblesse. Épuisé par ma course sous le soleil, je lui demandai si je pouvais m'abriter dans sa boutique de fortune. Il me fit asseoir sur un banc recouvert de tapis. Ma tête bourdonnait, je regardai ce vieux Turc me préparer en silence un thé à la menthe. Puis, il découpa une pastèque et me tendit une part juteuse en souriant. Le temps s'écoulait sans qu'un mot fût échangé. Voyant que je tombais de fatigue, le vieux marchand me fit signe de m'allonger sur le banc et, une minute plus tard, je m'endormis à l'ombre de la toile vermillon qui claquait dans la brise.

 

Il était près de dix-sept heures lorsque je me réveillai. Le marchand n'avait pas bougé de sa place. Immobile et silencieux, il attendit que je me relève en me frottant les yeux pour m'apporter un autre thé sucré. La lumière baissait et il me fallait trouver un endroit pour passer la nuit. Le vieillard m'indiqua de la main une direction, un peu vers le sud, le village de Yakapinar. Je n'oublie pas sa gentillesse muette, que Dieu veuille bien le bénir.

 

Perdu au milieu de l'immense plaine alluvionnaire courant jusqu'au littoral, ce hameau était entouré de toutes parts par des vergers d'arbres fruitiers et d'oliviers. Un tracteur bulgare hors d'âge labourait les terrains sur les rives de la rivière Ceyhan.

 

J'aperçus sur la gauche une mosquée et son minaret émergeant des pins parasols. Ce n'était pas la Mosquée Bleue d'Istanbul mais une jolie mosquée de campagne. Un berger surveillait un troupeau de moutons sous la futaie, tranquille ; de temps à autre, il rappelait à l'ordre ses bêtes avec une canne en bambou.

Après lui avoir demandé si je pouvais poser mon sac sous l'auvent de la mosquée, je m'arrêtai pour souffler un peu. Bien que ce ne fût pas une étape très longue - seulement trente-deux kilomètres - je n'avais plus aucune force. En faisant le tour de la mosquée, je découvris une petite cour et des fontaines pour les ablutions des fidèles avant la prière. C'était la halte idéale.

 

Tandis que je continuais ma prière, un homme en costume gris à la barbe soigneusement taillée s'avança vers moi et m'observa pendant quelques secondes avec un mélange de suspicion et de curiosité. Il s'adressa à moi mais s'arrêta en se rendant compte que je n'entendais rien à ses paroles. Le barbu me fit comprendre de l'attendre et, quelques minutes plus tard, revint avec un autre Turc parlant anglais.

 

Le traducteur m'expliqua que l'imam Ali Askar voulait savoir qui j'étais et ce que je faisais là. L'atmosphère se détendit au cours de la discussion et, lorsque l'imam apprit mon état de pèlerin, il devint très amical. Désormais très souriant, Ali Askar m'ouvrit la mosquée et me la fit visiter. Mon bourdon et mon sac déposés à l'intérieur, il m'invita à le suivre dans le village.

 

Nous nous rendîmes dans une sorte de petit bazar à environ deux cents mètres. A l'intérieur, les étagères abritaient un joyeux capharnaüm : sacs de riz, tabac en sachet, livres pour enfants, aspirines, pioches, chéchias rouges, pipes à eau, cartes postales des années soixante-dix... La femme du propriétaire me prépara un repas tandis que les clients m'entouraient, curieux de voir un étranger dans leur ville si peu touristique.

 

Il faisait nuit lorsque l'imam, toujours accompagné de notre traducteur, me reconduisit à la mosquée. Nous montâmes à l'étage surplombant la grande salle de prière. Çà et là, des empilements de tapis roulés gisaient pêle-mêle. Ali Askar choisit les plus épais d'entre eux pour préparer ma couche. « L'interrupteur électrique pour éteindre la lumière de la mosquée se trouve là. J'espère que vous dormirez bien, je viendrai vous chercher demain à sept heures. » Par le truchement de notre ami, j'indiquai à l'imam que, s'il n'y voyait pas d'inconvénient, j'allais finir ma prière dans sa mosquée. Ali Askar fit un signe de la main pour indiquer son approbation. « Dieu voit la prière dans le cœur des hommes, et II connaît toutes les louanges qui Lui sont faites. »

 

Peu après, je descendis à pas lents l'escalier qui menait dans la grande salle au plafond voûté. Un croissant d'argent dessinait des motifs sur le sol d'étoffes. La lumière bleue. La quiétude. Seul dans cette mosquée déserte, je me mis en oraison. « L'infinie présence de Dieu se manifeste partout, pensais-je, elle n'est jamais séparée de nous. » Priant avec ferveur selon ma propre tradition, je saisissais une fois de plus Sa profonde universalité. Je ressentais un immense respect pour les autres voies spirituelles. « Dieu rayonne d'amour, un amour absolu qui ignore l'exclusion et chérit la bonne volonté humaine. »

 

Il devait être quatre heures du matin quand le premier appel à la prière me réveilla : « Allah ou Akbar, Allah ou Akbar... » J'entendis la mosquée se remplir de fidèles, puis je replongeai dans un profond sommeil.

 

Ali apporta du café et des fruits au matin. Le petit déjeuner en face de la mosquée fut un magnifique moment de communion. Rien ne nous pressait, le temps s'écoulait au rythme de l'eau arrosant le verger.

Quand nous eûmes fini, je sortis ma feuille de pèlerinage de mon sac et je lui demandai de bien vouloir y apposer le tampon de sa mosquée pour marquer mon passage à Yakapinar. C'était une habitude que j'avais prise peu après mon départ six mois auparavant. Mon carnet de route portait déjà les tampons de nombreuses institutions religieuses ou laïques.

 

 

 

 

 

 

 

31

Les pâtisseries du Ciel

 

 

Dans la soirée, à Ceyhan, sur la place principale, je fis la connaissance d'Aydyn Apalay. Ce garçon vif aux cheveux drus m'orienta dans sa ville.

 

- Dis-moi, sais-tu s'il y a une église ici ?

 

- Non, monsieur, la plus proche se trouve à Iskenderun à cinquante kilomètres plus au sud.

 

Pendant une heure, nous déambulâmes à travers les rues encombrées de Ceyhan cherchant une mosquée qui pourrait m'accueillir. Nous finîmes par faire la connaissance d'un imam. La tête ronde coiffée d'une calotte blanche, ce religieux parlait avec lenteur comme s'il voulait prendre le temps de réfléchir avant d'achever son propos.

 

- Vous êtes le bienvenu. Hélas, je ne peux pas vous laisser dormir dans la salle de prière. Certaines personnes pourraient mal interpréter votre présence dans la mosquée.

 

- Ce n'est pas grave, je vous remercie tout de même.

 

- Attendez, nous pouvons vous installer une couche sous l'auvent en face de l'entrée. Vous serez protégé du vent et vous ne risquerez pas d'ennui.

 

- Si cela ne pose pas de problème, ce sera parfait pour moi.

 

Penchées au balcon, des femmes et une ribambelle d'enfants nous observaient. Il se faisait tard et mon guide m'invita dans sa maison pour partager le dîner avec ses six frères et sœurs.

 

Un plateau de baklavas m'attendait à mon retour sous l'auvent de la mosquée. Une fois installé, je fis le tour de l'enclos en priant. Les enfants voulaient me parler mais, me voyant occupé, ils se mirent à tourner en rond derrière moi. Je finissais tout juste quand la prière collective à l'intérieur de la mosquée s'acheva. M'apercevant à la sortie, des fidèles s'approchèrent pour engager la conversation avec moi. Il y avait là Osman, un élégant avocat de Ceyhan, son ami Mehmet journaliste pour un quotidien d'Istanbul et Dahman qui venait d'achever ses études d'ingénieur en Allemagne. Tous les trois intelligents, sympathiques et désireux de connaître mon histoire.

 

- Vous êtes obligé de faire un pèlerinage dans votre religion ? interrogea Mehmet le journaliste. Et surtout sans argent et à pied ?

 

- Non, non, il n'y a aucune obligation mais c'est conseillé, c'est un moyen de simplifier sa vie et surtout de s'approcher de Dieu.

 

- Mais dans ce pèlerinage quelle est votre motivation ? demanda Osman qui en homme de loi scrupuleux voulait comprendre le sens de toute cette histoire.

 

- C'est simple, à travers ce geste, je désire avant tout honorer Dieu.

 

- C'est merveilleux ! s'exclama le jeune Dahman.

 

- Savez-vous que dans notre religion nous devons effectuer un pèlerinage à La Mecque, dit Osman. C'est une des cinq obligations de l'islam.

 

- Oui, j'ai eu l'occasion d'en discuter avec des musulmans.

 

- Dites-nous quels sont les obligations les plus importantes de la religion catholique.

 

- Nous avons la prière, l'obligation de la prière avec la plus grande intensité possible. Grâce à elle, nous pouvons nous abandonner en Dieu et découvrir la félicité. C'est une pratique d'une puissance fabuleuse qui délivre de toutes les souffrances.

 

- Le Coran dit que nous devons nous prosterner en direction de La Mecque cinq fois par jour ; c'est cinq fois l'occasion de s'approcher d'Allah. Que l'on soit esclave, roi, ou président, tous les musulmans se prosternent avec la même humilité.

 

- Et à part la prière quels sont les points les plus importants pour les chrétiens ? demanda Osman

 

- Le devoir de charité envers nos prochains.

 

- Chez nous cela s'appelle la zakat, lança le jeune ingénieur. C'est l'aumône légale ; nous devons donner dix pour cent de nos revenus aux pauvres. Est-ce que c'est la même chose chez les chrétiens ?

 

- Nous n'avons pas de pourcentage chiffré ; pour nous la charité est plus un état d'esprit, un comportement. C'est être généreux avec les autres de toutes les manières possibles. Le Christ nous a dit : « Il faut considérer autrui comme soi-même. » Le plus important est, je crois, de rester humble surtout avec les pauvres et les faibles. Ne jamais se laisser emporter par l'arrogance.

 

Il était aux environs de minuit lorsque nous nous quittâmes. Je dormais à poing fermés quand un bruit me fit sursauter. Je me redressai et j'aperçus Dahman qui essayait de placer derrière mon sac un paquet. Tout gêné de m'avoir réveillé, il me montra les pâtisseries qu'il m'avait apportées. « C'est ma mère qui les a préparées pour vous. Qu'Allah vous protège et vous accompagne. »

 

À Iskenderun, je me mis en quête du couvent des Capucins dirigé par un prêtre italien, le père Vincenzo Rino Suchi. Je profitai de mon court séjour pour remettre en état son système informatique.

 

- Il paraît que vous avez fait des prodiges avec les ordinateurs du père Roberto, me dit le père Vincenzo. Je suis en train de finir un ouvrage, j'ai écrit cent soixante pages, mais depuis une semaine impossible d'ouvrir mes dossiers. Tout ce travail perdu !

 

- Nous allons voir ce qu'il est possible de faire mon père.

 

D'autre part la connexion internet du couvent ne fonctionnait pas à cause d'un défaut de configuration. Mais, au bout de quelques heures, je pus retrouver les pages du père Vincenzo et faire fonctionner à nouveau son e-mail.

 

Le 20 mai, j'atteignis la ligne de crête séparant la plaine côtière de la vallée de l'Oronte. L'antique cité d'Antioche formait une tache sombre au milieu des champs de céréales argentées. Aujourd'hui, une bourgade des confins de la Turquie, elle fut jadis la troisième ville de la Méditerranée juste après Rome et Alexandrie. C'est dans cette cité déchue qu'apparut pour la première fois le terme de « chrétiens », ceux qui suivent le Christ. C'est là que des non-juifs furent pour la première fois acceptés dans l'Église à l'instigation de saint Paul. Peut-être justement en raison de la nostalgie qui l'enveloppait, Antioche me toucha particulièrement. C'était la première ville qui évoquait l'Orient arabe ; je basculai dans la civilisation que le Christ avait connue. Ce cadre qui faisait surgir en moi un flot de réminiscences m'accompagnera jusqu'à Jérusalem.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

32 

Le secret de la Syrie

 

 

 

Dans mon imaginaire, la Syrie se dotait d'ennemis invisibles et cruels : policiers véreux, brigands de grand chemin, terroristes islamistes. Tous étaient enfin d'accord... pour ourdir de savants complots contre moi. C'est ainsi que je m'enfonçai, plein d'appréhension, au cœur de ce pays. Influencé par les conseils que j'avais reçus, je dissimulai tout signe religieux, mon chapelet dans ma poche, à l'abri des regards. Au cours de mes premières haltes, je racontai honteusement à mes interlocuteurs syriens que j'étais un touriste passionné par le Proche-Orient ; je me dirigeais vers l'Égypte avec peut-être le projet de faire le tour de la Méditerranée. Jérusalem étant toujours occupée par Israël depuis 1967, la Syrie comme la plupart des pays arabes refuse en effet l'accès de son territoire aux étrangers ayant été ou voulant se rendre en « Palestine occupée ».

 

Le crépuscule me surprit à Bab el-Hawa, un bourg solitaire caché dans les collines ; je m'apprêtais à dormir précairement sur un terre-plein non loin de la route quand un homme apparut.

 

Mes bribes d'arabe apprises il y a bien longtemps au Maghreb ne m'étaient d'aucun secours ; son dialecte était très différent même pour désigner les choses les plus simples. Cela n'avait guère d'importance, sa cordialité était si manifeste que je n'hésitai pas à le suivre dans sa demeure.

 

 Il commença par m'offrir un café aigre dans une tasse en forme de dé à coudre. Puis, mon hôte envoya chercher son jeune cousin qui avait appris des rudiments d'anglais pendant ses études en Russie. Nous passâmes la soirée à bavarder en profitant du dîner préparé par son épouse.

 

Quelle gentillesse, quelle chaleur humaine !

 

J'étais à mille lieues du tableau décourageant que l'on m'avait dressé.

 

Les membres de cette modeste famille - mon hôte enseignait dans une école primaire - me réconfortèrent.

 

Ce fut ma première expérience de l'hospitalité syrienne et elle donna le ton pour le reste de mon séjour.

 

 Je n'eus jamais soif ou faim dans ce pays ; il y avait toujours quelqu'un pour m'offrir un verre de thé ou une pâtisserie.

 

Les Syriens ont une cuisine riche et je pris du poids.

 

De tous les pays traversés, c'est le seul où je ne dus pas fouiller les poubelles pour me nourrir.

 

Un rideau de peurs m'avait caché l'âme syrienne.

 

Lorsqu'il s'effondra, je me rendis compte du malentendu : les gens étaient tout simplement trop aimables avec moi.

 

Sur la route, ma seule véritable préoccupation était de savoir comment j'allais pouvoir me faufiler sans croiser trop de gens car chaque nouvelle rencontre entraînait une invitation.

 

 Je ressortais une ou deux heures plus tard, étourdi par leur gentillesse, mais aussi forcé de constater que ma moyenne journalière diminuait d'autant.

 

 

 

 

 

 

 

33

La première bouffée d'oxygène

 

 

À mon sens, il n'y pas de bonheur réel sans générosité et sans ouverture aux autres.

Chaque fois que j'acceptais de lâcher un peu sur moi-même, je sentais s'alléger la texture de mon être.

Chacun vit le bonheur de l'abandon avec ses amis ; en leur présence, nous sommes moins centrés sur nous-mêmes. C'est une réalisation que je ressens au contact de tous ceux que j'aime ; l'emprise de mon ego se desserre, une détente apparaît et laisse place à une allégresse naturelle.

 

Lorsqu'on n'est pas continuellement obsédé par le souci de soi, il y a toute la place pour découvrir simultanément une réelle amitié avec soi-même et une complète ouverture aux autres.

 

Le souci de ma personne avait occulté une grande part de mon potentiel.

 

En progressant un peu dans l'indifférence positive, je découvrais une énergie, une créativité nouvelle.

 

Je réalisais que le bonheur est aussi une question d'habitude, une rééducation de notre esprit. Je pouvais certes essayer de me fixer un idéal, mais l'essentiel résidait dans le fait de s'efforcer, plutôt que dans celui de l'atteindre.

 

 L'important n'est pas d'être arrivé mais d'être sur le chemin.

 

Quand je me sentais réellement intégré au sens profond de mon pèlerinage, je vivais un bonheur simple, une joie de chaque instant.

 

La confiance se nourrit du sentiment que notre attitude est en accord avec Dieu, avec le monde.

 

Par moments, cet état s'exaltait encore et j'avais l'impression de respirer pour la première fois, de goûter ma première bouffée d'oxygène.

 

 

 

 

 

 

 

 

34 

Le voile invisible

 

 

 

Je repartis le 10 mai pour Jounieh, la banlieue chrétienne du nord de Beyrouth. Mon arrivée dans la capitale libanaise coïncidait avec mon deux centième jour de marche. J'étais abasourdi par ce nombre, tant il représentait d'efforts et de sacrifices. Bien qu'heureux d'avoir accompli autant en direction de mon projet, je sentais en même temps une certaine lassitude.

 

C'était une fatigue plus mentale que physique, mais j'essayai d'évacuer aussi vite que possible ce genre d'idées. S'abandonner n'est pas simplement abandonner son corps aux épreuves, c'est avant tout lâcher prise sur ses concepts.

 

Quand je réussissais, je pouvais sentir mon être « percer » une sorte de voile, je me sentais léger comme si des poids m'avaient été ôtés de tout le corps.

 

La durée joue beaucoup dans ce processus de dépouillement de notre être. Si on parvient à tricher ponctuellement avec soi-même, il est presque impossible de maintenir sur des mois une telle entreprise de tromperie mentale.

 

Au début, je tombai, un peu par hasard, dans l'indifférence positive puis, je commençai à comprendre peu à peu le mécanisme de l'abandon de soi, sa surprenante rétribution en forme de bonheur sans limites. Finalement, je laissai même tomber l'aspect technique de l'abandon et il ne me restait qu'un sentiment naturel d'ouverture.

 

C'est la seule façon de continuer à marcher ; au bout d'un certain temps, c'est même la seule façon de continuer à vivre tout court.

 

Avec étonnement, je découvrais la liberté contenue dans cette attitude mentale.

 

Mon pèlerinage ne consistait pas à accomplir un exploit sportif classique dans lequel il faut bien souvent passer en force.

 

 Je voulais au contraire atteindre le lieu sacré en tentant d'assouplir mon esprit.

 

Mais j'étais encore loin de mon objectif et mes épreuves n'étaient pas encore achevées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

35

Le poète Saïd Akl et le nom du pèlerin

 

 

 

Dès que je vis Saïd Akl avec sa belle tête de philosophe grec et sa chevelure blanche, je reconnus un être hors du commun. Son visage était éclairé par des yeux pétillants enfoncés dans leurs orbites. Saïd Akl avait le goût d'exprimer avec concision et esthétisme les choses essentielles ; ses mots déclenchaient en moi une série de questionnements intérieurs. Il me proposa de sortir pour nous balader sur la corniche. L'air était très humide en ce début d'été. Côte à côte, nous marchions sur la corniche en observant la mer inondée de lumière.

 

- Je suis depuis quelques jours au Liban et les traces de la guerre sont partout, dans la rue, sur les façades mais aussi chez les gens. Je me demande comment on peut conserver son intégrité dans une guerre civile aussi longue.

 

- Il faut s'efforcer d'avoir une disposition d'esprit résolument positive, surtout quand tout s'écroule autour de nous.

 

- Avez-vous perdu espoir ?

 

- Non, jamais, même au pire moment de ce conflit interminable, je n'ai jamais cessé de croire en Dieu et en l'homme.

 

Saïd Akl était très préoccupé par le sort réservé aux orphelins dans son pays. Il me parla aussi de ses étudiants car, en dépit de son âge, il continuait d'enseigner la littérature à l'université de Beyrouth. Mais Saïd Akl était avant tout l'auteur d'une œuvre poétique et littéraire s'étalant sur plusieurs décennies. Il avait aussi écrit de nombreuses chansons pour Fairuz, la chanteuse la plus populaire du monde arabe.

 

Je le perçois comme un merveilleux symbole de morale et de fraîcheur intellectuelle. Notre relation était presque filiale et sa voix profonde résonne encore dans mon souvenir ému. Voilà quel était cet homme unique dont l'exaltante rencontre constitue un des plus beaux cadeaux de mon pèlerinage.

 

À mon arrivée à Beyrouth, le premier jour, un entrepreneur libanais m'avait abordé dans Hamra, l'artère principale du centre ville. Intrigué par mon allure de vagabond, Joseph qui codirigeait la principale compagnie de téléphone mobile du Liban s'était proposé de me servir de guide pendant mon séjour. « Faites-moi signe, je serais très heureux de vous faire visiter mon pays, tenez voici ma carte. » Deux jours plus tard, je le contactai.

 

- Allô, Joseph, c'est Jean, le pèlerin français...

 

- Jean, quelle bonne nouvelle !

 

- Vous rappelez-vous votre proposition ? Si vous êtes toujours partant, je voudrais bien faire un tour dans le sud du Liban, à Kana.

 

- Kana... Voyons, je veux bien vous amener mais je vous préviens, c'est une région dangereuse. Les miliciens du Hezbollah contrôlent cette zone et l'aviation israélienne y lance très souvent des raids.

 

- Qu'à cela ne tienne, je voudrais tout de même visiter cet endroit, si vous êtes partant.

 

Nous nous sommes donné rendez-vous et, le lendemain de bonne heure, Joseph me prit en voiture chez Marie-Rose. En sortant de la capitale, nous passâmes à côté d'un marché aux étals chargés de fruits ; les chalands occupaient le milieu de la route comme si de rien n'était.

 

La route courait parallèlement à la mer en direction de Saïda, l'antique Sidon. Il faisait si chaud en cette journée d'été que nous baissâmes toutes les fenêtres de la voiture. Nous étions, Joseph et moi, comme deux vieux amis partant en virée. L'excitation, due au parfum d'interdit qui entourait cette escapade, fit pourtant place à un certain malaise au fur et à mesure que nous pénétrions dans cette région ravagée par la guerre. Les mouvements de troupes étaient très intenses, nous croisions de nombreux véhicules militaires. La peur devenait palpable. Joseph m'expliqua qu'Israël, assisté de supplétifs libanais, occupait une partie du Sud Liban depuis plus de vingt ans. Nous traversâmes la ville portuaire de Saïda où j'aperçus les vestiges d'un château des croisés. Joseph s'arrêta pour se renseigner sur l'itinéraire le plus sûr et le plus rapide. Nous quittâmes à Tyr le bord de mer pour nous diriger vers le sud-est. La route parsemée de nids-de-poule longeait désormais des bananeraies. Fréquemment, nous étions stoppés par des barrages de l'armée libanaise ou syrienne. Plus nous nous avancions, plus nous percevions la présence de la guerre.

 

Un barrage de bidons bloquait la route. Joseph eut le temps de me chuchoter « Hezbollah » avant d'arrêter la voiture au niveau d'un barbu aux yeux creusés. Trois autres miliciens armés nous observaient un peu plus loin. Je savais que ce mouvement islamiste chiite, « le parti de Dieu », avait pratiqué durant la guerre civile l'enlèvement d'otages occidentaux ; certains étaient restés des années enfermés afin de servir de monnaie d'échange.

 

- Donne-moi tes papiers.

 

- Voilà, dit Joseph en tendant sa carte d'identité et mon passeport français.

 

- Qu'est-ce que vous faites ici ?

 

- Nous allons au village de Kana, répondit Joseph. Étant lui-même chrétien maronite, il commençait à montrer des signes d'inquiétude.

 

- Vous avez de la famille là-bas ?

 

- Non, nous faisons juste une visite, nous rentrons ce soir à Beyrouth.

 

L'officier chiite regardait d'un air suspicieux mon passeport. Il paraissait étonné par les multiples visas.

 

- D'où venez-vous ? me demanda-t-il.

 

Joseph tenta de le lui expliquer mais il essuya une violente rebuffade.

 

- La ferme ! Vous, répondez à ma question.

 

Entre-temps, voyant que son chef haussait la voix, un milicien rechargea d'un coup sec sa kalachnikov. Il y eut soudain une brusque montée de tension dans l'air.

 

- Je suis français.

 

- Que faites-vous ici ? Personne ne vous a dit que c'est la guerre, il n'y a rien à visiter pour les touristes.

 

Il regarda encore un moment mon passeport. Puis, il s'adressa en arabe aux, autres miliciens. J'entendis Joseph me dire

 

- Ne vous inquiétez pas, il veut juste que l'on descende de la voiture, il veut nous fouiller.

 

Nous n'en menions pas large, non que nous ayons quelque chose à nous reprocher mais parce que, dans ce genre de situation, on craint toujours inconsciemment d'être dans son tort. On se dit qu'un mot, un geste peut entraîner une catastrophe. J'ouvris la portière et je sortis le plus calmement possible. Sans faire le bravache pour autant, je constatai que je ne prenais pas totalement au sérieux cette affaire. Quelque part en moi, bien au fond, je n'y croyais pas ou du moins je ne me sentais pas totalement concerné. Le chef du barrage s'était entre-temps approché de mon côté et me faisait face avec une expression dure.

 

- Pourquoi tous ces tampons sur votre passeport, vous êtes journaliste ? Où est votre carte de presse ?

 

- Non je ne suis pas journaliste, je ne fais que visiter votre pays.

 

- Il va falloir me donner des explications plus convaincantes. Je vous rappelle que vous êtes dans une zone de guerre. Personne ne vient ici sans raison et vous ne repartirez pas tant que je ne connaîtrai pas celle qui vous amène ici.

 

Je pensais qu'il valait mieux, à tout prendre, crever l'abcès et dire la vérité.

 

- Je suis un pèlerin chrétien. C'est pourquoi je veux voir le site de Kana.

 

- Un pèlerin, répéta-t-il comme s'il ne comprenait pas le sens.

 

- Oui, un pèlerin, je crois que vous dites Hadj en arabe.

 

- Hadj, mais pourquoi vous ne l'avez pas dit plus tôt, répliqua-t-il en souriant, en nous tendant nos papiers.

Tenez, vous êtes le bienvenu au Liban.

 

J'aurais prononcé une formule magique que je n'aurais pas observé un changement d'attitude aussi radical. Joseph et moi remontâmes dans la voiture.

 

 

 

 

 

 

 

 

36

Points d’eau

 

 

La vallée de la Ghouta avec ses arbres fruitiers et ses jardins d'eau entourait Damas. Je la traversai, continuant vers le désert où je trouvai le silence et des rochers roses. Dans les villages, établis autour des points d'eau, je vis pour la première fois des palmiers dattiers. Je dormais chaque soir dans une maison différente, chez une famille chrétienne ou musulmane. Ces gens simples m'accueillaient comme un cousin ou comme un frère ; on me préparait une couche dans le salon, très naturellement comme si cette hospitalité, cette merveilleuse générosité allait de soi.

 

Je progressai vers le sud. Quand j'ai commencé le pèlerinage, je comptais les kilomètres les uns après les autres mais ces calculs renforçaient encore la difficulté. Désormais, les kilomètres n'avait plus guère d'importance, ils devenaient anecdotiques.

 

A Deraa, ville carrefour grisâtre un peu avant d'entrer en Jordanie, je m'arrêtai à l'église orthodoxe du père George Rizk dont la foi, l'espérance et la charité m'inspirèrent. C'était le branle-bas de combat ; l'évêque tout juste nommé avait choisi cette paroisse pour effectuer sa première visite pastorale. Pendant trois jours, nous nettoyâmes avec enthousiasme la vieille église du sol au plafond pour recevoir dignement le prélat. Nous étions plus de cinquante avec des balais et des râteaux, le pantalon relevé sur les genoux, à nous activer dans une eau chargée de déblais. Même des voisins musulmans nous donnèrent un coup de main pour décorer la nef de palmes fraîches.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

37

Le promontoire intérieur

 

 

 

Je passai ma première nuit sous le porche de l'église de la délégation de Terre sainte enveloppé dans mon sac à viande. À l'aube, un moine peu amène au visage taillé à la serpe accepta de me faire entrer dans le hall du collège, puis me fit patienter une bonne heure dans le parloir. Je me désole toujours de voir des gens qui ont la religion triste.

 

Mon passage préféré de l'Évangile est le Sermon sur la Montagne avec ses huit Béatitudes. On y voit bien que le message du Christ ne correspond pas à une série de commandements : « Soyez pauvre en esprit, soyez doux, soyez miséricordieux. » il dit au contraire : « Heureux les pauvres en esprit, heureux les doux, heureux ceux qui pleurent... » Je comprends qu'il a voulu nous donner les clefs d'une véritable éthique, non pas des « consignes » à respecter mais une façon de diriger notre vie afin que nous puissions être heureux.

 

Malheureusement, nous sommes toujours prompts à passer à côté de ce message.

 

Lorsque le moine revint, il tenait à la main une écuelle contenant des restes de nourriture ; il me la tendit avec autant de manières que s'il donnait à manger à un chien. Sans rien à boire, j'avalai ce repas en dépit de l'indignité que pouvait avoir la scène ; mais cela faisait bien longtemps que les situations humiliantes ne me touchaient plus au cœur. J'avais vécu tant d'épisodes désespérés où la faim m'avait obligé à implorer de l'aide...

 

Le pèlerinage met en péril la logique qui nous gouverne, que nous avons patiemment construite tout au long de notre vie ; quelque chose était rompu en moi, une fierté idiote qui m'empêchait auparavant de tendre la main et de m'avouer faible. Je sais désormais que, si un accident survient et que je doive dépendre des autres pour continuer à vivre, j'accepterais plus sereinement leur aide. Jean, l'homme d'affaires enfermé dans sa réussite sociale, n'acceptait pas d'apparaître vulnérable. Je jouais un personnage encombrant mais il est mort quelque part entre Albi et Jérusalem.

 

Tout comme la plupart des gens j'étais un peu autiste, je cherchais ma dignité dans l'individualisme.

 

Je croyais que, si je me mettais entre les mains d'autrui, cela marquerait la fin de ma liberté. Nous avons de notre indépendance une conception très matérialiste, mais nous faisons fausse route : la liberté est avant tout un état intérieur. Mon pèlerinage me força à agir différemment, il imposait le changement. Parce que je dépendais des autres pour vivre, j'étais obligé chaque jour d'abandonner la muraille de l'idée de moi.

 

Je n'avais guère le choix qu'entre crever ou m'ouvrir.

 

En réalité, il n'y a aucune raison d'être affecté par ce qui arrive à l'image que nous avons de nous-même car nous ne sommes pas notre image.

 

L'indépendance, c'est avoir dans l'humilité la connaissance de sa propre dignité.

 

Dans l'après-midi, pensant y trouver un abri, je voulus rejoindre l'église des Frères de la Salle sur le Jebel Hussein. L'accueil fut décevant : un prêtre me chassa aussitôt. J'eus le temps de sympathiser avec le vieux concierge jordanien et, à la nuit tombée, ce brave homme me fit entrer en cachette dans le bâtiment. La moustache aussi grise que ses cheveux, Jalal était un grand cœur, il partagea avec moi son souper avant de m'arranger un lit de fortune sous un escalier. De bon matin, il me conduisit jusqu'aux douches du collège. Je pus prendre une douche, la première depuis quatre jours, et laver mes vêtements qui puaient la sueur et la crasse.

 

Dans la matinée, je m'orientai vers les montagnes pour rejoindre le mont Nébo. L'ascension de ce relief déchiré fut rude, épuisante, mais je me réjouissais d'atteindre le lieu magique d'où Moïse avait pu contempler la Terre promise. Un monastère carré était juché sur le sommet. En fin d'après-midi, les brumes se dissipèrent et les touristes redescendirent vers la capitale.

 

Les monts de Moab respiraient la paix. Elle habitait mon âme que je sentais fraîche, apaisée peut-être...

 

Un promontoire s'élançait sur le vide, je m'y avançai à pas lents, effleurant des doigts la barrière dont le métal conservait encore la chaleur de la journée. Une perspective foudroyante de la région m'attendait. La lumière rasait les monts aplanis et colorait le panorama avec une majesté diffuse. Comme des cadres dansants, des pans de paysage se déployaient : un serpent d'eau, le cours du Jourdain ; la mer Morte aussi brillante que du vif-argent ; et plus à droite, le lac de Tibériade. L'extrémité de l'horizon, à la jonction du ciel et des monts de l'Anti-Liban, portait encore des traces de neige. Je devinais, au creux des collines de Judée, une tache sombre : la Ville sainte de Jérusalem. L'objectif de ces huit mois de marche, d'oubli de moi-même, de misère, d'équilibre incroyable sur un fil tendu, de cette équipée à travers l'Europe et le Proche-Orient s'offrait à mon regard embué par l'émotion. Je baignais dans une atmosphère de complétude ineffable, mon but était enfin visible et bientôt à portée de la main.

 

Bien sûr, je devais redoubler de prudence et ne pas me perdre dans mon enthousiasme. J'avais été tant de fois plongé dans des conditions d'échec que j'avais du mal à reconnaître que la Ville sainte, la fin de ma course, se trouvait à quelques dizaines de kilomètres en face de moi. Mais, le plus dur avait toujours été de franchir les obstacles dressés par moi-même.

 

Tout cheminement vers Dieu est un abandon de ses peurs et de ses duretés, un assouplissement progressif de sa personne. Je ne doutais pas d'être devenu un autre homme. Et bien qu'il fût encore tôt pour mesurer les progrès accomplis, j'avais une certitude : les automatismes qui, à chaque événement désagréable, provoquaient ma réaction s'étaient estompés. En m'oubliant, j'étais parvenu à me franchir.

 

Debout sur ce promontoire, face aux lumières de Jérusalem, toute proche et pourtant encore inaccessible, je compris la vérité de la phrase de Jésus : "Le Royaume des Cieux est au dedans de vous." J'avais atteint cet objectif, ce défi pour Dieu.

 

Le but spirituel n'était pas plus le chemin que moi-même. Tout au long du pèlerinage, j'avais accumulé des connaissances, des expériences au cours desquelles mes pieds, mais aussi mon cœur et mon âme s'étaient affinés.

Les pas ne comptaient plus.

 

 

 

 

 

 

 

38

Le miracle de la vie

 

 

 

Comme il n'existe pas d'analyses des changements intérieurs, le bilan spirituel n'est pas aussi simple à dresser. Je suis dans mon salon, mon regard se perd dans les cendres de la cheminée éteinte.

 

Assis dans mon fauteuil, je réfléchis.

 

Je tente de faire le point sur mon pèlerinage et d'en comprendre les articulations. Il n'est pas évident d'en mesurer les incidences sur mon être et ma nouvelle vie.

 

Mais j'ai trouvé un moyen crédible de reconnaître mes progrès : les rapports que j'entretiens avec mes proches. Ils me disent que je ne suis plus le même. Mes relations quelque peu conflictuelles avec Vincent, mon fils cadet, se sont apaisées. Nous parlons à nouveau, l'espace existe. C'est un des résultats les plus concrets de mon errance et, si c'était le seul, cela suffirait à justifier mes huit mois d'épreuve. Aujourd'hui, j'espère commettre un peu moins d'erreurs, être moins égoïste avec l'autre, qu'il s'agisse de mon enfant, de mon employé ou d'un simple inconnu. La nature de nos relations avec les hommes est la seule jauge de nos avancées spirituelles.

 

Mon épouse Marie m'entoure de ses attentions, veille à ma réadaptation dans un univers qui m'apparait parfois un peu étrange. Quand on a longtemps été clochard, on ne retourne pas à une vie confortablement réglée du jour au lendemain. Je reprends mes activités sociales et professionnelles par petites touches ; même si je suis désormais plus armé pour y faire face, je n'ai nulle hâte de me relancer dans ce tourbillon. Mon goût d'innover et d'inventer de nouveaux produits reste intact ; mais à soixante et un ans, je suis enfin moins frénétique ; on me rétorquera, à raison, qu'il était temps.

 

Le pèlerinage est un entraînement, une sorte d'université de l'abandon de soi. Il faut ensuite exercer le recul de la vanité dans ses activités et avec ses proches. Pratiquement, on développe un souci plus grand des autres dans notre quotidien. Si paradoxal que cela paraisse, cette attitude désarme la plupart des conflits.

Depuis que je suis revenu, je me sens plus « opportun », plus « circonstancié » pour le monde des affaires car je pense être moins soumis aux situations perturbantes. En paix avec moi-même, je ne fais plus profiter mes collaborateurs et mes salariés de ma mauvaise humeur ou de ma confusion. Je ne les rends pas responsables de mes peurs. Ne pas charger les autres de son mal-être, c'est peut-être la première façon d'exprimer sa charité. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de règles ou d'impératifs ; mes exigences professionnelles sont les mêmes qu'avant mais j'essaie de ne pas y rajouter en plus le jeu de mon ego ; je simplifie beaucoup les choses. Au final, je crois que je suis désormais plus efficace et plus réaliste dans mon travail, c'est-à-dire davantage conscient des rapports de forces, des impondérables, des opportunités... mais je ne parle pas de ce réalisme qui nous autoriserait à faire tout et n'importe quoi au nom de notre seul intérêt personnel. Ce réalisme-là conduit à la catastrophe, tôt ou tard.

 

En cheminant vers Jérusalem, j'ai accepté de vivre un processus de transmutation de mon être.

Partir en pèlerinage, c'est se mettre dans une situation de nature à dépouiller l'homme ; c'est faire tomber la gangue de plomb pour laisser apparaître l'or de notre personne.

 

Au cours de ces huit mois de marche, j'ai perdu quatorze kilos. J'espère que cette mauvaise graisse brûlée comportait aussi une part de mon égoïsme et de mes défauts ; que ce long voyage vers Dieu m'aura permis de me modifier. Ma famille, mes amis disent que je suis plus attentif à leurs besoins et leurs angoisses, peut-être parce que j'ai moi-même vécu dans la pauvreté et la crainte.

 

Personnellement, je sais seulement que mon appétit de devenir meilleur a grandi ainsi que les moyens que je veux mettre en œuvre pour y parvenir. Mais si je suis arrivé à effacer quelques-uns de mes travers les plus grossiers, il me reste tellement de chemin à faire...

 

Et il en est ainsi dans toutes nos victoires sur nous-mêmes. Certes, quand nous nous retournons nous pouvons reconnaître nos progrès mais ces moments sont suivis d'une prise de conscience des horizons encore à parcourir, des victoires à entreprendre toujours plus exigeantes.

 

Quand on me demande si j'ai moins d'interrogations depuis mon retour, j'ai du mal à me prononcer. En réalité, je ne me pose pas moins de questions ; peut-être, seulement, suis-je parvenu à me les poser plus précisément de telle sorte que je puisse y répondre avec moins d'hésitation.

Peut-être parce que je me sens plus en harmonie, j'ai l'impression que les solutions viennent à moi avec plus de naturel.

 

À mon sens, il ne faut pas confondre le pèlerinage, une démarche de foi, et la promenade vers un lieu saint.

 

Ce qui définit le pèlerin, ce n'est ni la durée ni le nombre de kilomètres parcourus, ni même sa destination, mais c'est son état d'esprit : autrement dit, sa faculté d'abandon pour se fondre dans l'amour de Dieu.

 

C'est l'unique possibilité de nous débarrasser à jamais de nos émotions négatives et de nos troubles. Celui qui s'engage avec une telle attitude du cœur atteindra sa véritable destination.

 

 Il n'est nul besoin de se rendre à Jérusalem à pied et sans un sou pour réussir.

 

La durée, la distance, la pauvreté ne sont que des « béquilles » facilitant le processus d'abandon. Ne pouvant plus s'accrocher à grand-chose, l'ego lâche prise plus facilement. La difficulté du chemin augmente d'autant les chances que se produise le « déclic divin », que l'on goûte la liberté offerte par l'effacement du moi.

 

Car si on pense à soi-même, on n'avance plus.

 

On n'a pas le choix. Pour s'obstiner jusqu'au bout, il faut se connaître et s'oublier.

 

Le paradoxe étonnant, c'est que plus on y parvient, plus on se sent joyeux et libre.

 

Le grand secret du pèlerinage, c'est d'accepter de se mettre dans une situation de vulnérabilité.

 

On dépend entièrement des autres pour se nourrir, se vêtir ou dormir à l'abri. En s'avançant sans moyen d'existence sur des milliers de kilomètres, on se met volontairement dans l'incertitude et l'imprévisibilité.

 

La partie la plus étriquée de nous-même ne le supporte pas. Finalement, on fait exactement le contraire de l'attitude normale qui consiste à tout sécuriser autour de soi : salaire, statut social, retraite... En général, rien ne nous effraie plus que l'imprévu. Mais notre peur viscérale de la réalité vient de notre profonde ignorance de sa nature divine.

 

Pour se protéger, qui n'a pas essayé de se réfugier dans l'agressivité, le désir d'accaparer ou l'indifférence aux autres ?

 

En pèlerinage, c'est impossible, il n'y a rien à repousser, rien à thésauriser et personne envers qui se montrer indifférent. Cette situation nous projette hors de nos schémas ordinaires et, par là même, nous oblige à vivre plus naturellement.

 

Pour autant, nul ne se défait aisément de ses vieilles habitudes. Le processus est long, douloureux parfois. Nous effectuons de continuels va-et-vient, une sorte de danse faite de reculades et d'hésitations.

 

Personne n'accepte de bon cœur de lâcher ses rigidités, ses protections érigées depuis si longtemps qui finissent par former, croyons-nous, notre personnalité.

La faim, le froid, la fatigue et l'humiliation constituent autant de torsions violentes qui favorisent la rupture de notre dureté.

C'est un peu comme tordre un bout de fil de fer dans tous les sens pour qu'il casse.

 

Cependant ce n'est pas notre être qui rompt mais son inutile carapace. La griffe de notre esprit se desserre, on n'est plus enfermé dans l'idée de nous-même, on se sent plus ouvert et détendu.

 

Dans mon cas, je n'ai pas entendu de « clac » ! Je me suis juste rendu compte au bout d'un certain temps que je n'avais plus peur.

 

Peut-être le fil de fer a-t-il fondu progressivement ?

 

Rythmées par les épreuves, une indifférence positive à mon propre sort, une capacité de goûter toutes les situations se développaient. J'apprenais la sérénité joyeuse. Dans ces moments de grâce, je ne me sentais plus « concerné » par mon aventure, un peu comme si j'étais à la fois l'acteur et le spectateur d'un film.

 

 Je ressentais des émotions, la joie, la douleur, parfois la colère, mais aucune ne m'emportait hors de moi. Je goûtais avec une satisfaction permanente tous les états, qu'ils fussent « bons » ou « mauvais ». En réalité, cette distinction n'avait plus cours ; les choses m'apparaissaient comme le rayonnement naturel de Dieu.

 

Je dirais que le pèlerinage m'a légué une profonde appréciation de la vie dans sa diversité. Les aléas ne m'effraient plus, je suis de plus en plus curieux de ce qui m'attend au coin de la rue. Ce qui surviendra ne peut pas m'atteindre mais seulement m'enrichir. Ce sont des hypothèses auxquelles je pense parfois, comme je pense à la mort. Je vois celle-ci comme une éventualité pouvant survenir à chaque instant. Pourtant je ne souhaiterais pas mourir subitement ; j'aimerais au contraire habiter ma mort, y être présent. Ne pas mourir sans m'en apercevoir. Avoir quelques heures devant moi pour faire le point, réparer mes fautes, transmettre un dernier message à mon épouse et à mes enfants.

 

On ne clôt pas un pèlerinage comme on tourne la dernière page d'un livre.

 

 Si les ouvertures ne rejaillissent pas sur la vie ordinaire, son écho restera limité ; une parenthèse vite refermée par les soucis ordinaires.

 

A mon sens, le véritable défi consiste à intégrer les réalisations dans la vie quotidienne : avoir le souci des autres plus souvent, s'efforcer de penser à Dieu, au fait que l'existence offre peut-être plus que ce qu'elle laisse voir en apparence.

 

 

Je reste persuadé que la plupart des gens ont des intuitions du miracle de la vie, qu'ils sentent confusément la merveilleuse potentialité qu'elle recèle.

 

Le pèlerinage est une clef, une invitation à poursuivre notre marche vers Dieu et le bonheur, il ne prendra sens que s'il nous aide à devenir des êtres meilleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le Pèlerin de Jérusalem, de Jean Lescuyer – Editions JC Lattès, 2000