Du brouillard quantique à Maya puis à la science du silence

 

 

 

 

 

 

Un dernier rêve d’élégance

 

 

Michel Cassé - Il faut aussi dire un mot de la symétrie. C’est une notion géométrique, et même esthétique, dont la bonne fortune en physique est notoire. Elle se situe au-delà du champ, certains vont jusqu’à dire qu’elle précède le champ. Principe fructueux, elle porte en elle un rêve profond d’harmonie. Si ce mot quelquefois ne nous faisait frémir d’horreur, nous dirions un besoin d’ordre.

 

Jean-Claude Carrière - Qu’est-ce que c’est la symétrie, pour un physicien ?

 

Michel Cassé - C’est une opération au terme de laquelle un être physique se retrouve semblable à lui-même.

 

Jean Audouze - C’est un principe d’interchangeabilité. Ce mot est affreux, j’en conviens. C’est une transformation qui ne transforme rien, une rotation, un chassé-croisé.

 

Michel Cassé - Une translation dans l’espace. Je suis comme Jean, je cherche mes mots. Les théoriciens cisèlent des équations qui puissent satisfaire les exigences d’un haut degré de symétrie mathématique. Et ils espèrent en secret - ils ne le disent pas toujours - que leurs équations seront comme le reflet des réalités sous-jacentes de la nature.

 

Jean-Claude Carrière - Comme si un calcul rendait compte du monde ?

 

Michel Cassé - Comme s’il « existait » un superbe principe, qu’on appelle la symétrie, qui sous-tendrait l’univers et la connaissance que nous en avons. La brisure de cette symétrie permettrait l’émergence de la diversité et donc de la connaissance.

 

Jean-Claude Carrière - Explique-moi.

 

Michel Cassé - Cet état équilibré et insensible au chassé-croisé des particules ne nous apprend rien. Si je multiplie par 1, mon nombre reste identique. La symétrie est un masque trompeur, une marque d’ignorance fondamentale. Dans un univers où tous les composants se répondent, sans jamais varier, on ne voit rien. L’harmonie est stérile. La perfection ne nous apprend rien. Pour voir, il faut briser cette invariance.

 

Jean Audouze - C’est le changement qui nous apprend quelque chose, c’est l’apparition d’une différence. Mais si dans une brisure de la symétrie quelque chose se conserve, c’est une bénédiction pour le physicien. Par exemple : si dans une équation je change la droite en gauche ou j’inverse le temps, est-ce que l’équation reste la même ? Expérience passionnante, qui peut nous apprendre beaucoup. C’est un des territoires aventureux, mais prometteurs, où s’engagent aujourd’hui les chercheurs.

 

Michel Cassé - Ajoutons que cette recherche tend également à simplifier les équations, à réduire le nombre des « objets » fondamentaux de la théorie. Ce qui n’est pas plus mal.

 

Cette nouvelle approche, volontiers esthétisante et - pourrait-on dire - platonicienne, connaît un tel succès qu’elle prend presque rang de méthodologie. Emi Noether a même formulé le premier théorème qui définit la relation entre l’opération mathématique proprement dite (invariance, symétrie) et le monde « réel » de la physique.

 

Jean Audouze - Comme des objets, sans aucun doute.

 

Jean-Claude Carrière - Et comme des signes complexes : signes, non pas d’un dieu caché, ou d’une autre vie, mais signes d’autres êtres physiques qui nous restent imperceptibles...

 

Jean Audouze - ... comme la matière non nucléaire...

 

Jean-Claude Carrière - ... signes de relations entre les choses, qui seules permettent à ces choses d’exister à notre connaissance, et signes enfin de notre esprit, toujours et totalement présent, participant, inséparable.

 

Michel Cassé - Que le Grand Champ t’entende.

 

 

Promenade en illusion

 

 

Jean-Claude Carrière - Encore un petit moment avec Bonaventure. En fait, nombreuses sont les traditions qui nous disent : Nous vivons dans une illusion, le monde n’est pas tel que nous le croyons. Ces traditions sont souvent interprétées d’un point de vue religieux, spiritualiste, comme pour nous dire : La vraie vie sera dans une autre vie, notre passage sur cette terre n’est qu’une brève et sordide aventure parmi les spectres, un autre monde existe, un monde transcendant, que nos sens ne peuvent atteindre, le monde des idées, des essences, des noumènes, où, dans la plupart des cas, Dieu réside, et nous observe, et nous attend.

 

Michel Cassé - C’est la pensée magique, ou plutôt théologique.

 

Jean-Claude Carrière - On parle avec un rien de condescendance de ces constructions religieuses ou métaphysiques qui seraient plus illusoires que les illusions qu’elles dénoncent. Mais si notre attitude arrogante, juste en apparence, dissimulait une courte vue ?

 

Jean Audouze - Car c’est la vérité, nous vivons dans une illusion.

 

Michel Cassé - Nos sens nous trompent avec insistance. Le monde n’est pas tel que nous le voyons. La science, jour après jour, et depuis longtemps, dissipe l’illusion et redresse le monde.

 

Jean Audouze - Par exemple, nous nous croyons immobiles, et nous sommes en mouvement. C’est une illusion fondamentale, et très tenace, car rien dans notre corps, ni dans nos sens, ni dans notre esprit, ne nous permet de percevoir ce mouvement.

 

Michel Cassé - On pourrait citer d’autres illusions. Gardons celle-là. Un beau jour la science nous apprend - et nous sommes bien obligés de l’admettre - que la Terre tourne autour du Soleil. Très bien. La preuve est bientôt faite. Est-ce la fin de l’illusion ? Pas encore. Car cette première illusion en cachait une autre, le mouvement du Soleil autour du centre de la galaxie. Parfait. Ce second voile est déchiré ! Est-ce la fin ? Mais non, car voici maintenant qu’un troisième mouvement, tout aussi imperceptible que les autres, nous entraîne. C’est le mouvement de dilution de l’univers, qui emporte les galaxies vers on ne sait quel infini.

 

Jean-Claude Carrière - Illusion qui ne nous lâche guère si nous nous tournons vers l’infiniment petit. Si nous nous éloignons du ciel, si nous regardons notre main, que nous croyons différente d’une souche d’arbre, si nous pénétrons dans cette main par les moyens que vous savez, aussitôt se manifeste un autre cortège d’illusions et cette too, too solid flesh, cette masse de muscles, de nerfs, de sang, d’os, nous apparaît, quand nous nous enfonçons dans le tout petit, pleine d’étranges vides.

 

Michel Cassé - Oui, l’objet cesse d’être la main que tu croyais.

 

Jean-Claude Carrière - Sans que pour cela je parvienne à une autre certitude. La science, là encore, ne serait-elle qu’une réponse, de plus en plus subtile et étonnée, à ces intuitions primordiales que d’autres interprétations dogmatiques, en cours de route, auraient tout simplement dénaturées ?

 

Jean Audouze - Elle est plutôt une interrogation, un réseau sans fin de questions.

 

Michel Cassé - Elle est peut-être une tentative pour faire oublier l’antinomie question-réponse. Pour que s’efface peu à peu l’antique distinction entre l’incertitude et l’assuré, entre l’angoisse et l’orgueil, entre la question et la réponse.

 

Dans le filet de la Maya

 

Jean-Claude Carrière - Je reviens un instant, mais prudemment, sur la pointe des pieds, à cette sensation fondamentale que nous vivons dans une illusion. Toutes les écoles de pensée se sont approchées de ce vertige mais aucune n’est allée aussi loin que la tradition indienne, là encore ; si loin que, depuis longtemps, un nom a été donné à cette absence de réalité.

 

Jean Audouze - C’est la Maya ?

 

Jean-Claude Carrière - Oui, c’est la fameuse Maya. Il faut un vrai culot, et un certain goût de l’à-peu-près, évidemment, pour en parler. La Maya, qui est au cœur même de toute pensée hindouiste, est une structure d’illusion édifiée entre la réalité et nous-mêmes. C’est une notion architecturale, notre demeure principale, dont nous ne voyons ni le plan, ni les limites. Nous sommes étroitement mêlés à cette structure, comme un insecte qui, empêtré dans une toile d’araignée, croirait voler. La Maya nous enveloppe et pénètre jusqu’à la perception que nous avons de nous-mêmes. Elle est une construction, comme le dit Madeleine Biardeau, un édifice à dimension cosmique, d’où nous ne pouvons pas sortir, un univers qui s’agite en permanence, sans ordre apparent ni raison visible. Maya est aussi le nom de l’architecte par excellence, le grand prince de l’illusion, un magicien incomparable, capable de bâtir des palais où les pensées peuvent prendre corps. L’Atharvaveda l’appelle la maison d’imagination.

 

Michel Cassé - Impossible de sortir de cette structure, et de voir la réalité telle qu’elle est ?

 

Jean-Claude Carrière - Quasi impossible, à cause de la faiblesse constitutive de notre esprit. Et pourtant le sage, l’homme éveillé, dont la fonction est de connaître, doit mettre toute son application, et consacrer toute sa vie, à essayer de percer la structure et d’atteindre directement l’essence des choses, le vrai réel, qui se confond dans le vocabulaire avec l’être universel, la divinité.

 

Michel Cassé - C’est ça, le nirvana ?

 

Jean-Claude Carrière - Oui, c’est le contact accepté, c’est la libération totale. Dans la Bhagavad-Gita, Krishna indique à son ami Arjuna les grandes lignes du chemin, qui est très long et très ardu - si ardu que la tradition indienne n’accorde qu’à quelques dizaines de sages, au fil des siècles, la connaissance intime de ce nirvana.

 

Jean Audouze - On y parvient par diverses méthodes ?

 

Jean-Claude Carrière - En principe, oui. Certaines sont longues et studieuses. Parmi celles-ci, toutes celles qui se rattachent à la tradition du yoga. Mais on connaît aussi des bouffées soudaines, des trouées brutales et aveuglantes, avant de revenir dans le château d’illusion. On peut aussi atteindre le nirvana en fin de vie, comme le Bouddha, et s’allonger doucement dans la réalité pour y mourir avec le sourire.

 

Jean Audouze - Sans pousser le rapprochement jusqu’à l’absurde, on peut voir dans la Maya une première esquisse de la grande et obsédante interrogation qui est la nôtre aujourd’hui : Est-ce que le réel existe en dehors de la perception que nous en avons ?

 

Michel Cassé - Et, s’il existe, obéit-il objectivement aux lois que nous mettrons en lumière, que nous énonçons, que nous vérifions, mais dont nous ne sommes pas sûrs qu’elles « existent » en dehors du fonctionnement insatiable de notre esprit ?

 

Jean Audouze - À y réfléchir, le mot illusion me gêne un peu. On dirait qu’il suppose un illusionniste. La fragmentarité de notre regard n’est pas forcément une illusion. Il est vrai que nous ne sentons rien, ni le tumulte des électrons autour des noyaux d’atomes, ni les mouvements des corps célestes. Mais ce que j’ignore, puis-je l’appeler une illusion ?

 

Jean-Claude Carrière - Cela ne veut pas dire que quelqu’un nous a plongés dans l’illusion, mais que nous prenons une apparence pour une réalité.

 

Michel Cassé - En fait, nous vivons en aveugles parmi les merveilles du ciel. Mais personne ne nous a crevé les yeux C’est ainsi. L’illusion est notre vêtement naturel.

 

Jean Audouze - Et de temps en temps un éclair nous perce. Oui, peut-être faudrait-il définir le mot illusion. L’illusion existe, sans aucun doute. Mais si, au fond, elle nous était utile ?

 

Jean-Claude Carrière - Descartes, au temps où l’univers n’était qu’une énigme à déchiffrer, dont l’existence, sous sa forme perceptible, n’était à aucun moment remise en cause, Descartes et les penseurs classiques cherchaient simplement ces fameuses lois. Aujourd’hui, les violations des lois sont aussi importantes que le respect de ces mêmes lois. Alors, sans nous interdire de nous amuser, nous pourrions, d’un certain point de vue oriental, retourner le vieux cogito et dire : « Je pense donc je ne suis pas », c’est-à-dire : Je suis imparfaitement, je ne suis pas accompli, je suis encore limité par ma pensée.

 

Jean Audouze - Descartes serait réellement stupéfait de nous entendre.

 

Jean-Claude Carrière - Comme l’a été Einstein devant le brouillard quantique. Rappelez-vous ce qu’il a écrit : C’était comme si le sol s’était dérobé sous mes pieds...

 

Michel Cassé - Oui, une vraie stupeur. Et il est resté pétrifié dans cette vallée de la stupeur. Il a refusé jusqu’à la fin de sa vie d’aller plus avant, d’accepter les conséquences de ce qu’il avait lui-même découvert, ou aidé à découvrir. Pauli et Heisenberg, les deux disciples de Bohr, l’ont attaqué très sèchement, mais sans parvenir à l’amener avec eux dans les territoires nouveaux, qui lui semblaient inadmissibles.

 

Jean Audouze - Heisenberg se demandait s’il est possible que la nature soit absurde.

 

Michel Cassé - Et l’impossibilité de parler clairement de ce brouillard est à l’origine de fréquents désarrois.

 

Jean-Claude Carrière - Appelons encore une fois les anciens à la rescousse. Eux aussi, ils ont senti cette incapacité de dire. Et ils l’ont dit : « À l’instant où vous parlez d’une chose, elle vous échappe », dit un texte zen, qui compare par ailleurs la réalité au fond percé d’un seau. De son côté, et non sans humour, Tchouang-Tseu remarque : « Si l’on pouvait parler, chacun l’aurait dit à son frère », tandis que la Kena Upanishad semble murmurer à Jean, avant qu’il commence son cours à Polytechnique :

 

Là ne va pas l’œil,

 

Ni la parole, ni l’esprit

 

Nous ne la connaissons pas, nous ne la comprenons pas

 

Comment pourrait-on l’enseigner ?

 

 

 

Oublier la pensée ?

 

 

Michel Cassé - Il est vrai que la Maya, par l’absence de centre, évoque la relativité générale, et par l’absence d’une raison infaillible, par la difficulté même d’en parler, la mécanique quantique. Comment peut-on y échapper ? C’est une question véritablement passionnante.

 

Jean-Claude Carrière - Les lois que formulent les scientifiques, qu’ils vérifient avec des instruments de leur fabrication, si raffinés soient-ils, n’échappent en aucune manière à la Maya. Cette structure d’illusion est plus complexe que toutes les prouesses de notre sublime imagination (c’est-à-dire : que nous, nous trouvons sublime). À vrai dire, elle dépasse la pensée.

 

Jean Audouze - Pour s’en libérer, il faudrait donc oublier la pensée ?

 

Jean-Claude Carrière - Tu viens de le dire. Voici peut-être une des différences fondamentales entre l’attitude indienne et la nôtre. Rien dans notre démarche, dans nos discussions, dans ce livre par exemple, qui est une expérience comme une autre, rien n’échappe à notre pensée. Absolument rien.

 

Michel Cassé - Et comme notre pensée se confond avec la Maya, même et surtout lorsqu’elle se pense elle-même, elle ne sort pas de l’illusion. L’illusion est-elle un attribut de l’esprit ?

 

Jean-Claude Carrière - Si l’on revient maintenant à ces quelques dizaines de sages, hommes et femmes, dont parle la tradition indienne, on voit qu’ils n’ont pu percer la structure qu’en abandonnant la pensée. Ils ont dû, au prix d’un effort sans exemple, atteindre l’état de penser-rien, le vide de l’esprit, vide nécessaire à la manifestation de ce que les textes anciens, en particulier, la Gita, appellent l’intelligence pure.

 

Il ne faut pas se méprendre sur ce mot, qui est un compromis de traduction. Cette intelligence-là n’est nullement une compréhension, une activité de l’esprit. Elle est au contraire une sensation vécue et presque indescriptible, qui naît dans le vide de la pensée. Le corps tout entier y joue son rôle, traversé d’influences multiples. C’est un au-delà de l’esprit, qui permet à l’individu d’accéder à un autre niveau, de franchir les dernières embûches du vaste piège et de parvenir au contact suprême.

 

Michel Cassé - On en revient au papillon.

 

Jean-Claude Carrière - Bien sûr. Il connaît la flamme en s’y jetant et il ne peut plus en parler. Il a atteint le nirvana, d’où il est tentant - et facile, car on est tout près de la mort - de ne plus jamais revenir.

 

Jean Audouze - Mais dis-moi : les rares papillons brûlés qui sont revenus de l’expérience, qu’ont-ils dit ? Quel est leur message ? Est-ce que le réel existe en dehors de la Maya, c’est-à-dire en dehors de nous ? Quelle est leur réponse ?

 

Jean-Claude Carrière - Hélas, Jean, cette réponse n’est pas constante. Pas d’unanimité dans la sagesse : Il fallait s’y attendre. Étrangement, la réponse dépend souvent des individus et des milieux auxquels ils appartiennent, de ce que nous appelons aujourd’hui, assez tristement, « l’environnement culturel ». Généralement, dans cet univers représenté avec persévérance comme une roue qui tourne (car personne, jamais, n’a nié le tout-puissant mouvement), les Hindouistes, les Brahmanistes s’accordent à reconnaître au monde une sorte de réalité. Oui, disent-ils, cette roue a un moyeu. Et la découverte de l’illusion, de la Maya, n’est pas source de désespoir, bien au contraire. Le vrai sage hindouiste est joyeux. Éclairé sur le peu de réalité de la toile d’araignée, il cesse de se débattre, il admire l’absurde complexité de cet univers incompréhensible - mais qui existe - et il va jusqu’à se mêler au jeu sans règles du grand dieu souriant. Rassuré sur l’existence de « quelque chose » et sur la solidité de la roue, il s’abandonne avec confiance à l’être universel, il savoure le mouvement secret des mondes et la volupté de l’obscur.

 

 

Science et silence

 

 

Jean Audouze - On pourrait dire que les dieux indiens jouent aux dés ?

 

Jean-Claude Carrière - Ils ne font que ça. Shiva, surtout, car on ne peut pas dire que Vishnu soit particulièrement joueur. Il dort, la plupart du temps. Mais Shiva mène la danse. Et il joue, un jeu parfois merveilleux et souvent terrible, dont les règles nous sont à jamais inconnues, d’autant plus qu’il n’est pas sûr que Shiva les connaisse lui-même. En tout cas, il peut en changer à sa guise. Il peut même jouer à qui perd-gagne. La pointe aiguë de la sagesse, pour l’homme, est de s’abandonner avec délice, le temps d’une ou de plusieurs vies, à cette partie mystérieuse, de jouer de son mieux, en toute confiance, de s’en remettre aux mains finalement meurtrières du maître du jeu.

 

Jean Audouze - Et les Bouddhistes ?

 

Jean-Claude Carrière - Je ne peux guère en parler, sinon par ouï-dire. Il faudrait une quinzaine d’années d’études pour oser parler du bouddhisme. Où les trouver ? Tout ce que je crois savoir, pour l’avoir lu ou entendu, c’est que les Bouddhistes, ou tout au moins certains Bouddhistes, disent avec obstination que cette roue tourne sans moyeu, sans support. La vérité suprême est le rien. D’ailleurs, par tradition, la mère du Bouddha s’appelle Maya. Et personne ne saura jamais pourquoi cette immense et subtile machine s’est mise en forme, nous plongeant à jamais dans la souffrance de vivre, et par là même dans la perplexité. Le combat du Bouddha, seul contre le filet inexplicable, fut de trouver dans ce rien douloureux où l’homme vieillit, souffre et meurt, non pas une raison, mais une façon de vivre.

 

Michel Cassé - Il est impensable que la science puisse un jour abandonner la pensée.

 

Jean Audouze - Elle ne pourrait le faire qu’en utilisant la pensée. Par conséquent - toujours selon nos lois logiques - c’est impossible. À moins que..

 

Michel Cassé - On peut rêver...

 

Jean-Claude Carrière - Oui, c’est ça. Rêvons un moment à un déplacement de la pensée, au corps soudain merveilleux du scientifique, ou bien alors à une « intelligence pure » qu’une machine pourrait atteindre à notre place, mais avec laquelle il nous serait toujours impossible de communiquer ; de telle sorte que ces machines, vieilles terreurs de la science-fiction, prolongeraient une exploration de la Maya de laquelle nous serions exclus. Elles parviendraient enfin au nirvana des machines et s’y réjouiraient en notre absence.

 

Michel Cassé - J’aime autant ne pas être admis dans le nirvana des machines.

 

Jean-Claude Carrière - Bien sûr. Notre Maya est si attirante, si séduisante. Comme si le monde était là pour nous fasciner. 


Michel Cassé - Pour nous épouvanter aussi.

 

Jean Audouze - Pour nous décevoir.

 

Jean-Claude Carrière - Je vous pose une question. Je crois qu’il est impossible d’y répondre.

 

Michel Cassé - C’est le propre des bonnes questions.

 

Jean-Claude Carrière - Est-ce qu’il ne faudrait pas arrêter de parler ?

 

Jean Audouze - C’est-à-dire ?

 

Jean-Claude Carrière - Le langage est réducteur, comme tout système explicatif. Or jusqu’à présent tout phénomène scientifique, même le plus troublant, le plus vertigineux, doit nécessairement trouver à s’exprimer, d’une manière littéraire ou mathématique. On peut considérer cette nécessité comme un esclavage. On peut même se demander : Et si les scientifiques de demain, parvenus, comme les sages intrépides, de l’autre côté de l’esprit, ne pouvaient plus, ne voulaient plus parler ? Si l’on voyait soudain notre ami Hubert Reeves, dans une de ces émissions de télévision où il se montre brillant et doux, renoncer tout à coup à expliquer par des mots l’inexplicable, sauter sur la table et se mettre à danser ? Ou bien saisir un violon, pour essayer d’aller avec la musique là où les mots ne peuvent pas aller ?

 

Jean Audouze - Pourquoi pas ?

 

Michel Cassé - Et si la science de demain était guettée par le silence ?

 

Jean-Claude Carrière - Ça me rappelle une belle phrase, je ne sais plus où je l’ai entendue : « Toutes les religions sont des hérésies du silence. »

 

Michel Cassé - Il en est de la science comme des autres activités humaines, la littérature, la peinture, le cinéma. On ne peut plus faire de la science sans s’interroger sur la science.

 

Jean Audouze - On ne peut plus faire sans savoir qu’on fait.

 

Jean-Claude Carrière - Ce qui est vrai aussi pour la littérature, pour le cinéma, pour presque tout.

 

Michel Cassé - Si la science était restée le grand mouvement dogmatique, et parfaitement isolé, qu’elle menaçait d’être à la fin du siècle dernier, elle n’aurait aujourd’hui comme fruits que les conséquences technologiques, spectaculaires et parfois dramatiques que nous voyons autour de nous. Elle serait en fait une super-technique impénétrable, dangereuse, froide, et sans doute violemment secouée par les tourbillons hérétiques qui accompagnent tous les dogmes. Elle n’aurait aucune chance, strictement aucune, d’améliorer notre intelligence et de changer un jour, si peu que ce soit, notre être tout entier.

 

Jean-Claude Carrière - Il va sans dire que, dans ce cas, nous n’aurions aucun motif d’écrire ce livre. Je ne serais à vos yeux qu’un saltimbanque marginal, amusant quelquefois dans les dîners en ville mais fondamentalement ignorant, et jamais vous ne m’auriez ouvert les portes de vos bureaux, de vos laboratoires, jamais vous n’auriez passé tout ce temps à parler de choses et d’autres avec moi. Toute sagesse, les sages le disent, est faite de rigueur et d’ambiguïté. La rigueur, les scientifiques l’ont choisie pour méthode première. Ils sont formés à la sévérité de l’expérience et à la froideur de la déduction. Cette rigueur est leur chemin, le seul possible, celui qu’ils ont choisi depuis longtemps et sur lequel, avec vigilance et persévérance, ils s’avancent.

 

Michel Cassé - L’ambiguïté ne fait pas partie de leur premier choix. Au contraire. Pendant longtemps, ils avaient prétendu l’éliminer. Ils la désignaient même comme ennemie, et ils croyaient lutter contre elle. Par un étrange détour, au XXe siècle c’est la rigueur elle-même, à l’intérieur de l’expérience, qui leur apprend à respecter l’ambiguïté.

 

Jean Audouze - Au début ce fut une belle surprise, qui n’alla pas sans trouble et sans querelle. Aujourd’hui, surtout dans le brouillard quantique de l’infiniment petit, cette ambiguïté insistante fait partie très étroitement de leur travail et de leur vie. Les scientifiques la reconnaissent, certains la saluent, tous s’y habituent. Corrigeant, avec la réalité, des rapports anciens qu’on avait crus simples, ils parlent d’incertitudes et de paradoxes, et même de subjectivité. Passion de la certitude et sens de l’ambiguïté : c’est à cette double exigence qu’on reconnaît, selon Merleau-Ponty, le philosophe. On doit dire aujourd’hui la même chose du savant.

 

Michel Cassé - À supposer que le mot « savant » ait encore un sens. Un savant, c’est celui qui sait. Mais qui sait quoi ? Le savoir, sait-on ce que c’est ?

 

Jean Audouze - Le savoir, non ; mais la science, oui. Un jour on saura ce qu’aujourd’hui nous ne savons pas, et nos erreurs, ici ou là, seront peu à peu corrigées.

 

Jean-Claude Carrière - Au profit d’autres erreurs ?

 

Jean Audouze - Sans doute. Un savoir universel, immobile et glacé serait une image de la mort. Il est inconcevable. Nous sommes un moment de l’interrogation, qui sera suivi d’autres moments. On nous oubliera, on se moquera de nous peut-être, mais nous aurons fait notre travail. Si délicieuses que soient les images de la Maya et les griseries de l’ambiguïté, nous ne devons pas en rester là. Notre chemin ne se termine pas dans un brouillard ineffaçable. D’autres clartés viendront.

 

Jean-Claude Carrière - Et d’autres brouillards.

 

Michel Cassé - Oui, mais de brouillard en clarté, de certitude en illusion, la science avance. En tout cas, elle va. Elle accroît son trésor, elle élargit son champ. On aimerait que, dans cette marche incessante et dans cet élargissement difficile - mais nécessaire - de l’esprit, la science soit une juste image de la vie : mouvement, passage et ardeur.

 

Jean-Claude Carrière - Métamorphose.

 

Jean Audouze - Jamais nous ne pourrons nous satisfaire d’être englués pour toujours dans la Maya. Personne ne peut s’en satisfaire. D’illusion en incertitude, l’ancienne passion subsiste, cette très tenace curiosité qui nous pousse à chercher, à perdre, à chercher encore.

 

Michel Cassé - Quatre grands physiciens sont morts, entre 1986 et 1988, pendant que nous travaillions sur ce livre : le Français Louis de Broglie, l’Anglais Paul Adrien Maurice Dirac, le Soviétique Ya B. Zeldovich et l’Américain Richard P. Feynman. Mais la science n’est pas morte. La physique et la mécanique quantique, et l’astrophysique, et toutes les autres sciences, vivent et travaillent. Et c’est dans ce mouvement que la science et la vie - toujours abattues et toujours recommencées, l’une et l’autre - pourraient se rejoindre, quelque part entre la certitude présomptueuse et l’ignorance inacceptable ; dans le mouvement même.

 

Jean-Claude Carrière - À la fin du mois de juin 1988 alors que nous achevions ces conversations, la revue britannique Nature, dont le sérieux est connu, a publié les résultats des travaux de l’équipe du docteur Jacques Benveniste. Et cela fit l’effet d’une sorte de bombe. Après quoi la revue remit tout en question.

 

Jean Audouze - On a parlé de « révolution scientifique », mais aussi d’« hallucination collective ». Et Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie, a déclaré, dans Le Monde du 3 juin, que ces résultats lui paraissaient « très, très troublants ».

 

Jean-Claude Carrière - Il s’agit d’un phénomène de dilution ?

 

Michel Cassé - Exactement. On dilue des molécules d’anticorps dans des quantités de plus en plus vastes d’eau, et toute cette masse d’eau acquiert, ou reproduit, les propriétés biologiques des molécules originelles. Apparemment.

 

Jean Audouze - Et cela, sans qu’on sache comment. Des biologistes qui ont procédé à des expériences ont constaté cet effet extraordinaire. L’eau semble garder le souvenir, ou l’empreinte, du passage de ces molécules. À des dilutions extrêmes, inimaginables, il ne resterait (pratiquement) rien des molécules. Et pourtant l’effet s’exerce encore ; un effet strictement inexplicable.

 

Jean-Claude Carrière - Nous rejoindrons le « presque rien », le « virtuel », le « quasi-inexistant », tous ces mots qui nous ont mystérieusement accompagnés sur notre chemin.

 

Michel Cassé - L’invisible.

 

Jean Audouze - Bien entendu, des groupes de scientifiques, même rigoureux, ne sont pas infaillibles. Mais si une erreur s’est glissée dans le protocole expérimental, à l’insu des chercheurs, « quelque chose » jaillira peut-être de cette recherche, de cette erreur commune, de cette illusion commune.

 

Michel Cassé - À condition que le débat reste serein.

 

Jean-Claude Carrière - Me reviennent quatre vers de la Isha Upanishad dans la traduction de Jean Varenne. C’est un vieux cri d’alarme, une parole extraordinaire :

 

Qui fait confiance au non-savoir

 

Entre dans la ténèbre aveugle,

 

Et dans ténèbre plus épaisse

 

Celui-là qui fait confiance au savoir.

 

Jean Audouze - En quoi donc aurons-nous confiance ?

 

Jean-Claude Carrière - En nous-mêmes, et c'est tout ; en notre remise en question, rigoureuse, incessante, systématique même ; en notre ardeur aussi, comme vous le disiez.

 

Michel Cassé - Réchauffée par d'autres ardeurs.

 

Jean-Claude Carrière - Recommençons par le commencement. Au cours de cette longue promenade, au moins avons-nous fait quelque peu connaissance. Ce que j'ai reçu de vous, je ne l'oublierai plus. J'essayerai, en tout cas, de ne plus l'oublier.

 

Michel Cassé - Nous nous poserons ensemble d'autres questions, nous nous demanderons enfin non pas à quoi nous servons, mais à qui.

 

Jean-Claude Carrière - Et c'est la vraie bonne question. Dans leur langage, signe maladroit de la pensée, les scientifiques qui s'interrogent ainsi rejoignent inévitablement d'autres voyageurs, qui s'avançaient depuis longtemps sur d'autres chemins. Car l'obscurité est notre domaine, et le trouble, et la confusion. Nous avons maintenant quelques mots en commun, c'est-à-dire quelques sentiments, peut-être même quelques idées. Nous ne sommes plus le tiers exclu.

 

Michel Cassé - De là ces rencontres multipliées, dont nous ne donnons qu'un exemple.

 

Jean Audouze - Rencontres dans la brume ...

 

Jean-Claude Carrière - ... que nous connaissions avant vous. Sans chercher refuge, comme tant d'autres, dans la chimère contemporaine appelée communication, défiants devant l'utopie, perpétuellement en alerte contre les baratins des charlatans, qui sont eux aussi du voyage, et sachant déjà par expérience que toute connaissance, toute émotion, toute intuition se partage d'autant plus facilement qu'elle est personnelle et profonde, c'est sans doute dans la présence familière de l'ambiguïté, dans les embarras du vocabulaire, dans l'absence de centre et dans le changement subtil et incessant des perspectives que nous trouvons d'abord notre terre commune.

 

Michel Cassé - C'est là que de nouvelles semences peuvent sans doute être risquées.

 

Jean-Claude Carrière - C'est là surtout que la science peut enfin trouver, dans le brouillard et la lumière, une façon de nous aider.


























 

 

 

 

 

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