Le champ des papillons – le vide est un plein

 

 

 

 

 

Pas tout le monde sur le pont

 

 

Michel Cassé - Jean Audouze est une dualité. Il y en lui de l’onde et de la particule. Nous voilà forcés de l’admettre.

 

Jean-Claude Carrière - On ne peut pas prévoir à la fois l’impulsion du Jean Audouze et sa place sur la trajectoire.

 

Michel Cassé - Jean Audouze est un être quantique.

 

Jean-Claude Carrière - Il fallait s’y attendre.

 

Jean Audouze - Mais encore une fois cette limitation, cet impossible saut hors de nous-mêmes, cette vérité suprême qui nous semble à jamais inatteignable, toutes ces restrictions à l’idéal ancien ne font pas de moi un scientifique maudit. Toi, Michel, tu aimes l’obscurité et tu as des nostalgies d’ordre et de clarté. Moi, j’aime qu’on me rassure, j’aime y voir clair et pourtant je me sens heureux dans le brouillard. C’est ainsi. Il n’y a pas deux physiciens d’accord sur la mécanique quantique. Ces controverses, cette agitation, ces querelles, ces pierres dans notre jardin imparfait me ravissent. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une faiblesse de l’esprit. C’est peut-être un simple appel à une plus grande force.

 

Jean-Claude Carrière - Toute vérité dramatique, à supposer que ces deux mots fassent bon ménage, est complexe et contradictoire. Voilà notre chance de nous croiser dans le couloir.

 

Michel Cassé - Et je me demande si la technologie galopante, qu’on prend souvent pour de la science, n’occulte pas le vrai débat.

 

Jean-Claude Carrière - Comme la communication occulte l’expression.

 

Jean Audouze - Beaucoup reste à faire dans le domaine de l’enseignement. On enseigne toujours d’une manière solennelle, souvent rébarbative, avec un seul but : sélectionner les intelligences, et par conséquent rejeter. Former des chefs et des soutiers. C’est mauvais, très mauvais. C’est n’admettre sur le pont du bateau qu’une seule forme d’intelligence, qui est la forme analytique.

 

Jean-Claude Carrière - Et dominatrice.

 

Michel Cassé - On parle de l’égalité des chances, mais c’est faux. Il est plus facile de noter un problème de mathématiques qu’une dissertation, tout le monde le sait. Les notes données à la même dissertation par différents examinateurs sont souvent très variables. C’est le contraire pour le problème de mathématiques.

 

Jean Audouze - En fait, le problème de mathématiques donne à l’examinateur une fausse assurance, porteuse de danger.

 

Jean-Claude Carrière - On vante quelquefois le système américain, mais je vais souvent aux Etats-Unis et je suis frappé par l’ignorance moyenne. Il me semble même qu’elle va s’aggravant.

 

Jean Audouze - C’est possible. Le système américain est totalement différent du nôtre. La sélection s’effectue souvent par l’argent et une initiative individuelle, à un certain niveau, est indispensable. Mais, au moins dans le territoire scientifique, il laisse une vraie place au jeu, à l’imagination.

 

Michel Cassé - Ici nous souffrons toujours du carcan napoléonien et des diktats d’Auguste Comte. Tout vient d’en haut. C’est un enseignement de droit divin, une vérité révélée, et par conséquent dogmatique.

 

Jean Audouze - Au moment même où la révélation se perd dans la brume de l’expérience.

 

 

Un autre invisible : le champ

 

 

Michel Cassé - Je voudrais faire une nouvelle tentative. La plus aventureuse, peut-être.

 

Jean-Claude Carrière - Laquelle ?

 

Michel Cassé - Sans entrer dans le détail savant, sans équations complexes, sans langage cryptique, je voudrais évoquer, avec l’aide de Jean, quelques notions aussi indispensables que délicates. Et d’abord parler du champ, ce mot sur lequel tout repose.

 

Jean-Claude Carrière - Ce mot qui nous est commun, l’avons-nous hérité du XIXe siècle ?

 

Michel Cassé - Oui. Faraday est le père du champ, du champ électrique, que Maxwell précisa. Le champ est une propriété, ou pour mieux dire une qualification de l’espace. À tout point de l’espace, à tout moment, on peut associer quelque chose, un nombre, un vecteur, un être mathématique. C’est une notion flexible et multiforme. Prenons un fleuve, pal exemple : à chaque point de ce fleuve on associe une vitesse, on obtient un champ vectoriel. Et ainsi de suite. Il me semble que le champ est une conception de travail, c’est tout. Faraday a étendu de la limaille de fer sur une plaque, il a placé un aimant au-dessous et appelé champ magnétique la disposition des lignes de force ainsi obtenues dans la limaille. Champ veut dire avant tout continu. C’est une idée élémentaire.

 

Jean-Claude Carrière - Le champ est là mais on ne le voit pas ?

 

Michel Cassé - Pour le voir, il faut y placer quelque chose.

 

Jean-Claude Carrière - Encore un invisible ?

 

Michel Cassé - Par exemple, si on lui associe la particule qui lui est adéquate, il génère la force, il devient un champ de force.

 

Jean-Claude Carrière - Il est antérieur à toute forme ? Est-ce un élément premier ?

 

Michel Cassé - Pour certains esprits, il est antérieur à tous les êtres physiques. C’est la notion première, qu’on ne peut rattacher à une autre notion. Il est invisible, omniprésent et on ne peut le connaître que par ses modalités, qui sont les particules. La particule est une excitation du champ. Là aussi, je suis obligé de procéder par approximations, au petit bonheur.

 

Jean-Claude Carrière - Qu’appelle-t-on la quantification du champ ?

 

Michel Cassé - Quelques mots, avant d’essayer de te répondre. À certains moments de l’expérience, tu l’as vu, nous sommes amenés à dire que certaines particules - je supprime à dessein la première partie de la négation - sont nulle part. Un atome absorbe un photon et s’excite. Où est le photon après l’absorption ? Il est nulle part. Ou bien au contraire : un atome excité opère une transition en émettant un photon. Où se trouvait ce photon avant d’être émis ?

 

Jean-Claude Carrière - Nulle part.

 

Michel Cassé - Il a été « créé » dans l’acte même de transition. Autre exemple : à un certain moment, qui est imprévisible, un noyau radioactif se décompose en un autre noyau, un électron et un neutrino. Où étaient l’électron et le neutrino avant cette transmutation ?

 

Jean-Claude Carrière - Nulle part.

 

Michel Cassé - Ils ont été « créés » par l’acte de désintégration.

 

Jean Audouze - Tu dois bien comprendre que ces apparents caprices de la matière conduisent nécessairement les scientifiques au malaise. C’est pourquoi ils ont imaginé un cadre théorique pour décrire comment les particules sont poussées à exister et comment, dans d’autres cas, elles disparaissent.

 

Jean-Claude Carrière - C’est la théorie quantique des champs ?

 

Michel Cassé - Exactement. C’est un langage, une technique qui sert à calculer les probabilités de création, d’annihilation et de déviation de toutes sortes de particules. C’est une cage théorique qui emprunte tout à la fois à la relativité restreinte et à la mécanique quantique, et qui est pour l’instant le cadre le mieux adapté pour décrire les processus élémentaires subis par la matière et essayer de les comprendre à travers une définition particulière du vide. Le vide est plein de possibles. L’espace libre n’est plus identifiable au néant. Il est conçu maintenant comme un océan de particules virtuelles, qui porte en lui toutes les naissances, mais potentielles. Le vide est l’état latent de la réalité, la matérialité en est l’état manifeste, et le champ est soudain quantifié quand la particule apparaît. Quantifié, c’est dire qu’il ne peut prendre que des valeurs très précises. Un quantum est un élément auquel on associe une énergie donnée. On peut dire en ce sens que les particules sont les quanta des champs.

 

Jean Audouze - Et chaque particule relève d’un champ différent. Mais la notion de champ est sous-jacente à celle de matière. Rien de plus fondamental que le champ.

 

Jean-Claude Carrière - Tu disais, Jean, que Dieu le Père te paraissait être la matière ? Alors, est-ce la matière ou le champ ?

 

Jean Audouze - Cette notion d’antériorité est particulièrement arbitraire. Je crois que le champ n’a pas de sens sans la matière.

 

Michel Cassé - À l’inverse, on pourrait dire que conceptuellement, théoriquement, le champ est antérieur.

 

Jean Audouze - Mais pas dans la nature. Tu as raison sur le concept : rien sans le champ des virtualités. Mais en physique stricte tu outrepasses tes droits. L’univers sans matière n’est pas l’univers. Sans la matière, rien.

 

Jean-Claude Carrière - Pas de concept ?

 

Jean Audouze - D’où viendrait-il ?

 

 

Vide stérile et vide fleuri

 

 

Jean-Claude Carrière - Michel, allons plus loin. Sois plus précis.

 

Michel Cassé - Prenons deux corps dans l’espace, la Terre et le Soleil par exemple.

 

Jean-Claude Carrière - La taille des objets joue un rôle ?

 

Jean Audouze - Non. La notion de champ ne dépend nullement de la taille.

 

Michel Cassé - Pour décrire et expliquer les relations entre ces deux corps (ou entre deux charges électriques, ou entre deux particules) deux interprétations ont été proposées au cours de l’histoire de la physique. La première soutient que toute relation, toute interaction serait inexistante sans la présence simultanée des deux objets. Pour cette théorie, la force est le concept essentiel. L’espace n’est qu’un lieu vide et nu dans lequel les corps suivent des trajectoires gouvernées par les forces qui s’exercent sur eux.

 

Jean-Claude Carrière - C’est la pensée physique classique ?

 

Michel Cassé - Exactement. Le vide qui s’attache à cette vision est désespérément creux. Il est stérile, et toute la force est dans les objets.

 

Jean-Claude Carrière - Le nouveau vide est riche de potentialités ?

 

Michel Cassé - C’est un vide plein. On imagine aujourd’hui que chaque objet matériel, qu’il soit seul ou en présence d’autres objets, modifie la structure de l’espace qui l’entoure, non seulement géométriquement, mais intrinsèquement.

 

Jean-Claude Carrière - Pourquoi ?

 

Michel Cassé - Parce que chaque point de l’espace est apte à communiquer une force qui n’attend, pour s’exercer, que la présence d’une particule. La force ne s’exerce que dès qu’un intrus le révèle, mais on en conçoit l’existence avant même qu’elle se manifeste. Elle est potentielle.

 

Jean Audouze - C’est ce que dit la Théorie des Champs.

 

Michel Cassé - Cette théorie interprète les phénomènes physiques comme le résultat des interactions qui se propagent à travers l’espace. Le vide géométrique, où les parallèles ne se rejoignent jamais, le vide absolu et divinisé, transcendant, parfaitement indifférent et apathique, ce vide-là est cédé aux mathématiciens. Il a fait place à un milieu « vivant » et « fleuri », un vide sympathique et vibrant où se manifeste l’action, ou mieux encore une structure qui est déterminée par les propriétés de la matière qu’elle accueille, comme un village par ses habitants, comme une guitare par les doigts qui l’animent. C’est un vide malléable et influençable, plus humain.

 

Jean Audouze - La relativité générale, qui inflige une courbure à l’espace-temps, présente avec ce point de vue une remarquable similitude.

 

Michel Cassé - Rien d’étonnant, puisqu’il s’agit d’une théorie du champ gravitationnel.

 

Jean-Claude Carrière - Le champ est là pour relier les choses, selon des lois précises, qui sont des contraintes. Mais il faut bien que les choses existent ?

 

Jean Audouze - C’est l’éternel problème de la poule et de l’œuf. Les choses d’abord, ou les relations ?

 

Michel Cassé - Problème insoluble.

 

Jean-Claude Carrière - Mais que veut dire d’abord ? Que veut dire le premier ?

 

Jean Audouze - En fait, les deux théories dont parlait Michel représentent toutes les deux la réalité. Les deux perceptions sont possibles.

 

Jean-Claude Carrière - On peut envisager une infinité de champs ?

 

Michel Cassé - Si j’appelle champ tout ce qui se manifeste, bien sûr, on peut en imaginer un nombre sans fin. Les champs sont aussi nombreux que les relations. Le champ est la possibilité, à l’intérieur d’un système, d’établir des relations. Mais, on peut aussi isoler chaque champ, le champ électro-magnétique par exemple, et l’étudier.

 

Jean Audouze - Dans le corpus de la physique, ce nombre sans fin se réduit en fait à quatre champs, relatifs aux quatre forces. Au-delà rôde toujours, harcelant, obsédant, le spectre de l’unification, la hantise de réduire les quatre forces à une force, et les quatre champs à un champ.

 

Michel Cassé - C’est notre désir fondamental. La théorie de l’unification dit qu’il n’existe qu’un seul champ, un champ synthétique en quelque sorte.

 

Jean-Claude Carrière - Un super-invisible enveloppant les invisibles ?

 

Michel Cassé - Quelque chose comme ça. Le champ est la forme la plus cachée, la plus secrète, la plus attirante. Un immense et puissant fantôme, là-bas.

 

Jean-Claude Carrière - Toutes les grandes cultures, ou grandes pensées, semblent toujours tendre les bras vers cette forme insaisissable.

 

Michel Cassé - Mais quand on unifie, à tout prix, dans quelque domaine qu’on opère, à force de simplification et d’autorité, on affronte d’autres problèmes. Quand le Un existe sous nos yeux, ou sous nos doigts, on ne peut plus en parler, car il faut être deux pour parler. Le danger de l’unification, c’est l’indicible. Les difficultés s’amoncellent quand on s’approche de l’indicible.

 

Jean-Claude Carrière - Vous connaissez la parabole des papillons ?

 

Jean Audouze - Raconte.

 

 

Le désir des papillons

 

 

Jean-Claude Carrière - Elle a été racontée par Fariduddin Attar, dans le Mantic Uttaïr, auquel j’emprunte ce passage :

 

Un jour les papillons se réunirent, tourmentés par le désir de s’unir à la bougie. Un premier papillon alla jusqu’au château lointain et il aperçut à l’intérieur la lumière d’une bougie. Il revint, raconta ce qu’il avait vu. Mais le sage papillon qui présidait la réunion dit que cela ne les avançait guère.

 

Un deuxième papillon alla plus près de la bougie. Il toucha de ses ailes la flamme et la bougie fut victorieuse.

 

Il revint, les ailes brûlées, et raconta son voyage. Mais le sage papillon lui dit : « Ton explication n’est pas plus exacte. »

 

Alors un troisième papillon se leva, ivre d’amour. Il s’élança sur ses pattes de derrière et se jeta violemment sur la flamme. Ses membres devinrent rouges comme le feu. Il s’identifia avec la flamme. Alors le sage papillon - qui avait regardé de loin - dit aux autres : « Il a appris ce qu’il voulait savoir. Mais lui seul le comprend, et voilà tout. »

 

Michel Cassé - Que dire de plus ?

 

Jean Audouze - Nous ne pourrons jamais nous satisfaire, hélas, du silence mystique, de la connaissance intime et secrète. Il est à craindre que nous parlions toujours.

 

Michel Cassé - Que nous parlions sans cesse de ce moment où nous ne parlerons plus.

 

Jean Audouze - De ce moment où la physique même perdra sens.

 

Michel Cassé - Où nous brûlerons tous dans la flamme unique.

 

Jean-Claude Carrière - Encore quelques mots. Je ne peux pas me lasser de cette rêverie sur des terres mouvantes. Les mots eux-mêmes me semblent papillons, tournant autour de la bougie et parfois s’y brûlant les ailes. Le vide, donc, est plein de champs. Et dès qu’il y a de la matière, il n’y a plus de vide autour.

 

Jean Audouze - Même là où la matière n’est pas, elle est, car elle se prolonge par les relations qu’elle implique.

 

Jean-Claude Carrière - Voilà encore une phrase grammaticalement correcte, et apparemment claire, mais que signifie-t-elle vraiment ?

 

Michel Cassé - Elle a un sens scientifique précis, qu’une longue réflexion peut seule faire apparaître.

 

Jean Audouze - On peut prendre la notion de relation de différents points de vue. On peut dire que Michel n’est qu’un avatar de la relation, ou au contraire qu’il crée la relation. Et là-dessus les théoriciens peuvent argumenter des nuits entières.

 

 

Un orchestre infini

 

 

Michel Cassé - Ce qui est radicalement nouveau, il faut le répéter, c’est la quantification du champ, c’est-à-dire l’incarnation du champ en particules. Une particule produit un champ qui transporte de l’énergie et de l’impulsion à travers l’espace environnant, et qui entre en interaction avec les particules voisines. La mécanique quantique des champs dit que cette énergie et cette impulsion s’échangent en quantités discrètes, en quanta, et les interactions entre particules sont expliquées par l’échange d’autres particules. La mécanique quantique nous montre que nous ne pouvons connaître à la fois l’énergie et la durée d’un échange entre particules. Nos incertitudes, dans ces deux domaines, sont inversement proportionnelles l’une à l’autre.

 

Jean Audouze - Mieux nous connaissons l’énergie, moins nous en savons la durée. Et vice versa.

 

Michel Cassé - Il s’ensuit que, dans la théorie quantique des champs, la portée de la force est inversement proportionnelle à la masse de la particule échangée. Par exemple, les interactions électromagnétiques et gravitationnelles, qui sont de portée infinie, sont véhiculées par des particules de masse (au repos) nulle, le photon (si familier) et l’hypothétique graviton. L’interaction faible, en revanche, dont la portée est la plus courte, est transmise par des particules de masse élevée.

 

Jean-Claude Carrière - Einstein admettait le champ ?

 

Michel Cassé - Le champ est à la fois cartésien, einsteinien et bohrien. Pour Einstein, le champ était irréductiblement continu. Mais Bohr et les autres, Dirac, Pauli, Heisenberg, ont réussi à le quantifier.

 

Jean-Claude Carrière - Et le vide n’existe plus.

 

Michel Cassé - Le vide-vide n’existe plus. C’est une notion désormais abandonnée qui est laissée aux mathématiques, comme le zéro.

 

Jean Audouze - Comme l’infini, autre objet mathématique. Il n’y a pas de zéro en physique, ni de temps infini. La physique est une discipline plus contraignante que les mathématiques. Il vaudrait mieux dire que l’univers est a-fini, et non infini.

 

Certains peuples savent compter jusqu’à six, et vivent très bien ainsi. Ils ne connaissent pas le sept. Nous sommes un peu dans leur cas.

 

Michel Cassé - Je revendique l’infini une dernière fois, pour essayer de dire que nous pouvons aujourd’hui nous figurer le vide comme un orchestre infini, comme un réseau tri-dimensionnel peuplé de minimusiciens innombrables, un cristal illimité de violons infiniment petits attendant un archet, en silence. C’est l’espace en absence de matière. Chaque instrument possède sa fréquence propre et ne vibre que dans des conditions très spécifiques. Il faut qu’il soit sollicité d’une manière particulière si on veut en extraire une note, si on veut arracher au champ une particule.

 

Jean-Claude Carrière - Quand on trouve l’archet, quand on caresse le violon, cette note qu’on entend, c’est la particule réelle et claire ?

 

Michel Cassé - Oui, et jamais violon ne viendra à manquer. Il y en a partout. Le chant est généralisé. Cependant, en raison du principe d’incertitude quantique, nous ne pouvons jamais être sûrs qu’un de ces violons est parfaitement silencieux. Le violon le plus silencieux laisse échapper un murmure. Il ne s’agit pas d’une note claire et distincte -comme celle que ferait jaillir une particule réelle. Il s’agit d’un silence peuplé de vibrations imperceptibles, d’un murmure qui accompagne l’éclosion et l’extinction des particules virtuelles. Pagels les nomme « les vagues de l’océan du vide ».

 

Jean-Claude Carrière - Nous voici de nouveau dans le quasi-réel.

 

Michel Cassé - Ces êtres quantiques virtuels, chers à Dirac, cessent en effet d’apparaître comme des expédients exotiques, des intermédiaires irréels, fantastiques. Ils deviennent des particules quasi réelles, sur le point d’exister, modestement utiles à la compréhension du monde. Le grand champ est ondulant. Reste à savoir quelle est la brise.

 

Jean Audouze - Cela me rappelle ce que tu disais de l’origine des choses, Jean-Claude, dans la mythologie hindoue, de ces vibrations sonores qui s’échauffèrent lentement avant l’apparition soudaine de l’œuf de Brahma, dont l’explosion allait créer la matière.

 

Jean-Claude Carrière - Cette matière déchirée, éclatée, toujours harcelée par une force qui veut la réunifier, et qui s’appelle, là-bas, l’amour. Il me revient aussi, comme un écho à vos nombreuses paroles, ces quelques mots secrets de Tchang Tsai : La forme est vide, et le vide est vraiment forme. Le vide n’est pas différent de la forme, la forme n’est pas différente du vide. Ce qui est forme, c’est le vide. Ce qui est vide, c’est la forme. Ces antiques maximes, venues d’un autre monde, et qui longtemps nous parurent absurdes, nous commençons peut-être à nous en approcher.

 

Michel Cassé - Nous commençons à avoir des idées claires sur l’obscurité.

 

Jean Audouze - Je ne dirais pas « claires », je dirais « vérifiées ».

 

Jean-Claude Carrière - Dans cet orchestre dont parlait Michel, votre archet personnel, j’imagine, c’est l’accélérateur de particules ?

 

Jean Audouze - Bien entendu. Les notes de matière émergent quand on les caresse d’énergie. Les particules se font réelles.

 

 

 

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