Extrait I

 

 

« Ils sortirent de la petite pièce sombre à l'entrée du temple de Maitreya, en haut du monastère de Tashilumpo, descendirent l'escalier en pierre noire et tournèrent à gauche ; Tomàs donnait le bras au Bodhisattva, l’aidant à marcher, tandis qu'Ariana les suivait avec trois coussins dans les bras. Ils parcoururent l'étroit couloir longeant les chapelles et franchirent la première porte donnant sur une discrète cour arborée, à l'ombre du grand palais du Panchen-Lama.

 

Plusieurs moines saluèrent Tenzing avec respect et le vieil homme s'arrêta pour leur répondre par un geste. Puis il reprit sa marche, en pointant un arbre au milieu d'un parterre, et tous les trois s'y dirigèrent.

 

« Yun Men disse », récita le Bodhisattva en s'approchant de l'arbre, concentré sur ses pas de vieillard.

 

- Quand tu marches, ne fais rien d'autre que marcher. Quand tu t'assois, ne fais rien d'autre que t'asseoir. Surtout, ne vacille pas.

 

Ariana déposa le grand coussin près du tronc, en un point indiqué par son hôte, et Tomàs aida celui-ci à s’asseoir. Ils regardèrent autour d'eux et constatèrent que le coin était bien choisi. Ils étaient à l'ombre, mais les feuilles laissaient passer le soleil, si bien que l'endroit n'était ni trop froid ni trop chaud, un juste équilibre.

 

- Le Bouddha a dit : « assieds-toi, repose-toi, travaille, déclama-t-il à nouveau. Seul avec toi-même, à l'orée de la forêt, vis heureux, sans désir ».

 

Les deux visiteurs répondirent à l'invitation. Ils installèrent leur coussin par terre, devant le Bodhisattva, et s'assirent.

 

Il y eut un long silence.

 

On entendait, au loin, les chants des moines récitant en chœur les mantras, les textes sacrés, le guttural Om toujours présent ; c'était le son créateur, la syllabe sacrée ayant précédé l'univers, la vibration cosmique qui a tout engendré et qui unit tout. Dans les arbres, des moineaux gazouillaient amoureusement, indifférents au timbre primordial qui résonnait dans le monastère comme un murmure de fond. Tout ici était accueillant, serein, immuable, un lieu parfait pour la contemplation ; la cour paisible invitait à la méditation et à l'ascension de l'esprit vers son incessante quête de vérité.

 

- Vous parliez tout à l'heure du projet de La Formule de Dieu, commença Tomàs. Pourriez-vous nous expliquer en quoi il consistait ?

 

- Que voulez-vous que je vous explique ?

 

- Eh bien... tout. Tenzing secoua la tête.

 

- Les Chinois ont un proverbe, dit-il. « Les professeurs ouvrent la porte, mais tu dois entrer seul.» Tomàs et Ariana échangèrent un regard.

 

- Alors, ouvrez-nous la porte.

 

Le vieux Tibétain respira profondément.

 

- Lorsque j'ai commencé à étudier la physique et les mathématiques, je trouvais cela très amusant parce que je pensais qu'il s'agissait d'un grand et beau jeu. Mais quand je suis arrivé à Columbia, j'ai eu un professeur qui m'a conduit beaucoup plus loin. Il m'a conduit si loin que l'étude a cessé d'être un jeu pour aller en une grande découverte.

 

- Qu'avez-vous découvert ?

 

- J'ai découvert que la science occidentale se rapprochait étrangement de la spiritualité orientale.

 

- Que voulez-vous dire ?

 

Tenzing fixa Tomàs puis Ariana.

 

- Que savez-vous sur les expériences mystiques de l'Orient ?

 

- Mes connaissances se limitent à l'islam, dit l’Iranienne.

 

- Je connais le judaïsme et le christianisme, indiqua Tomàs. Et je viens d'apprendre certaines choses sur le bouddhisme. J'aurais aimé en savoir plus, bien sûr, mais je n'ai jamais eu de maître pour me l'enseigner.

 

Le Bodhisattva soupira.

 

- Nous, les bouddhistes, avons un proverbe. « Quand l'élève est prêt, le maître apparaît.» (Il laissa un oiseau emplir ta cour de son pépiement.) Pour pouvoir comprendre la nature du dernier Projet d'Einstein, il faut que vous sachiez deux ou trois choses sur la pensée orientale. (Il posa sa main contre le tronc de l'arbre et resta ainsi un moment. Puis il la retira pour la replacer dans son autre main, et garda les deux croisées dans une pose contemplative.) Les plus anciennes origines du bouddhisme remontent à l'hindouisme, dont la philosophie repose sur de vieilles écritures anonymes rédigées en ancien sanskrit, les Vedas, les textes sacrés des Aryens. La dernière partie des Vedas s'appelle les Upanishads. L'idée fondamentale de l'hindouisme est que la diversité des choses et des événements que nous voyons et sentons autour de nous ne sont que différentes manifestations d'une même réalité. La réalité se nomme Brahman, et elle est à l'hindouisme ce que la Dharmakāya est au bouddhisme. Brahman signifie « croissance », et c’est la réalité en soi, l'essence intérieure de toutes choses. Nous sommes Brahman, même si on ne le perçoit pas à cause du pouvoir magique créateur de maya, laquelle crée l'illusion de la diversité. Mais cette diversité, je le répète, n'est qu'une illusion. Il n'y a qu'un réel et le réel est Brahman.

 

- Pardon, mais je ne vous suis pas très bien, interrompit Tomàs. J'ai toujours cru que l'hindouisme fourmillait de dieux.

 

- Cela n'est que partiellement vrai. Les hindous ont beaucoup de dieux, certes, mais les écritures sacrées affirment clairement que tous ces dieux ne sont que le reflet d'un unique dieu, d'une unique réalité. C'est comme si Dieu avait mille noms et que chaque nom était un dieu, mais tous renvoient au même, ce sont différents noms et différents visages pour une seule et unique essence. (Il écarta les bras puis les joignit) Brahman est à la fois un et tous. Il est le réel et l'unique qui est réel.

 

- J'ai compris.

 

- La mythologie hindoue repose sur l'histoire de la création du monde à travers la danse de Shiva, le Maître de la Danse. La légende raconte que la matière était inerte jusqu'à ce que, dans la nuit du Brahman, Shiva entame sa danse au milieu d'un anneau de feu. C’est à cet instant que la matière se mit à pulser au rythme de Shiva, dont la ronde transforma la vie en un grand cycle de création et de destruction, de naissance et de mort. La danse de Shiva est le symbole de l'unité et de l'existence, c'est à travers elle que s’accomplissent les cinq actes divins : la création de l’univers, sa durée dans l'espace, sa dissolution, l'occultation de la nature de la divinité et la révélation de la vraie connaissance. Les écritures sacrées disent que la danse provoqua d'abord une expansion, au cours de laquelle surgirent la matière et l'énergie. Le premier stade de l'univers fut formé par l'espace, dans lequel tout s'amplifia avec l'énergie de Shiva. Les textes sacrés prévoient que l'expansion ira en s'accélérant, puis tout se mélangera et, à la fin, Shiva exécutera sa terrible danse de la destruction. Le Bodhisattva inclina la tête. Tout ceci ne vous rappelle rien ?

 

- Incroyable. murmura Tomàs. Le Big Bang et l’expansion de l'univers. L'équivalence entre masse et énergie. Le Big Crunch.

 

- Tout à fait, confirma le Tibétain. L'univers existe par la danse de Shiva et aussi par l’autosacrifice de l’être suprême.

 

- L'autosacrifice ? Comme dans le christianisme ?

 

- Non, dit Tenzing en secouant la tête. L'expression « sacrifice » est à employer ici dans son acception originale, à savoir « rendre sacré », et non dans le sens d'une souffrance. L'histoire hindoue de la création du monde est celle de l'acte divin engendrant le sacré, un acte par lequel Dieu devient le monde et le monde devient Dieu. L'univers est la gigantesque scène d’une pièce divine, dans laquelle Brahman joue le rôle de grand magicien qui devient le monde à travers le pouvoir créateur de maya et de l’action de karma. Le karma, c’est la force de création, le principe actif de la pièce divine, c’est l’univers en action. L’essence de l’hindouisme vise notre libération par rapport aux illusions de maya et à la force du karma, en nous faisant prendre conscience, au moyen de la méditation et du yoga, que tous les différents phénomènes perçus par nos sens font partie de la même réalité, que tout est Brahman. (Le Bodhisattva plaqua sa main sur la poitrine.) Tout est Brahman, répéta-t-il. Tout. Y compris nous-mêmes.

 

- N’est-ce pas là ce que prétend également le bouddhisme ?

 

- Exactement, acquiesça le vieux Tibétain. Au lieu de de Brahman, nous préférons utiliser le mot Dharmakāya pour décrire cette réalité unique, cette essence qui se retrouve dans les différents objets et phénomènes de l’univers. Tout est Dharmakāya, tout est relié par des fils invisibles, les choses ne sont que les diverses facettes d’une même réalité. Mais cette réalité n’est pas immuable, c’est plutôt une réalité marquée par samsara, le concept de l’impermanence. Tout change sans cesse, le mouvement et la transformation sont inhérents à la nature.

 

- Mais, alors, quelle est la différence entre l’hindouisme et le bouddhisme ?

 

- Il y a des différences dons la forme, dans les méthodes, et dans les légendes. Bouddha acceptait les dieux hindous, mais il ne leur accordait pas une grande importance. Il y a de grandes différences entre ces deux religions, malgré leur essence commune. Le réel est un, bien qu'il paraisse multiple.

 

Les différentes apparences ne sont que différents masques d’une seule réalité, qui est elle-même changeante. Ces deux doctrines nous incitent à regarder au-delà des masques, à prendre conscience que la différence cache l’unité et à accéder à la révélation de l’un. Mais pour atteindre ce même objectif, elles suivent des chemins différents. Les hindous parviennent à l’illumination à travers le vedanta et le yoga, les bouddhistes à travers l’octuple chemin sacré du Bouddha.

 

- Donc, le fondement de la pensée orientale repose sur l’idée que le réel, bien qu’il apparaisse sous différentes formes, est, dans son essence, une seule et même chose ?

 

- Oui, dit Tenzing. Puis, le taoïsme est venu souligner quelques éléments essentiels déjà contenus dans l’hindouisme et le bouddhisme.

 

- Lesquels ?

 

Le Tibétain inspira l’air pur qui soufflait dans la cour.

 

- Avez-vous déjà lu le Tao Te King ?

 

- Non.

 

- C’est le texte fondamental du Tao.

 

- Et qu’est-ce que le Tao ?

 

- Tchouang-Tseu a dit : « Si quelqu’un demande ce qu’est le Tao et qu’un autre lui répond, aucun des deux ne sait ce qu’est le Tao. »

 

Tomàs rit.

 

- Bon, je vois que vous ne pouvez pas m’expliquer ce qu’est le Tao..

 

- Le Tao est un nom pour Brahman et pour Dharmakāya, déclara le Tibétain. Le Tao est le réel, c’est l’essence de l’univers, c’est l’un d’où émane le multiple. La voie taoïste a été formulée par Lao Tseu, qui a résumé sa pensée en un concept fondamental.

 

- Lequel ?

 

- Le Tao Te King commence par des mots révélateurs, dit Tenzing. « Le Tao que l’on peut exprimer n’est le véritable Tao. Le nom que l’on proférer n’est le véritable Nom. »

 

Le bouddhiste laissa ces paroles résonner dans la cour comme des feuilles voltigeant au gré du vent.

 

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

 

- Le Tao a souligné le rôle du mouvement dans la définition de l'essence des choses. L'univers oscille entre le yin et le yang, les deux faces qui marquent le rythme des cycles du mouvement et à travers lesquelles le Tao se manifeste. La vie, a dit Chouang Tseu, est l'harmonie du yin et du yang. Tout comme le yoga est la voie hindoue vers l'illumination que tout est Brahman, tout comme l'octuple chemin sacré est la voie bouddhiste vers l'illumination que tout est Dharmakāya, le taoïsme est la voie taoïste vers l'illumination que tout est Tao. Le taoïsme est une méthode qui utilise la contradiction, les paradoxes et la subtilité pour atteindre le Tao. (II leva la main.) Lao Tseu a dit : « Ce que tu veux comprimer, tu dois d'abord le laisser se bien dilater. » (Il inclina la tête.) Voilà la sagesse subtile. À travers la relation dynamique entre le yin et le yang, les taoïstes expliquent les changements de la nature. Le yin et le yang sont deux pôles opposés, deux extrêmes liés l'un à l'autre par un cordon invisible, deux aspects différents du Tao, l'union de tous les contraires. Le réel est en perpétuel changement, mais les changements sont cycliques : ou bien ils tendent vers le yin, ou bien ils reviennent vers le yang. (Il leva de nouveau la main.) Mais, attention, les extrêmes sont des illusions de l'un, ce qui a conduit Bouddha à parler de non-dualité. Bouddha a dit : «Ombre et lumière, court et long, noir et blanc peuvent être connus que dans une relation de l'un à l’autre. La lumière n'est pas indépendante de l'ombre ni le noir du blanc. Il n'y a pas d'opposés, uniquement des relations et des degrés. »

 

- Je ne comprends pas, dit Tomàs. Quelles sont donc les spécificités du taoïsme ?

 

- Le taoïsme n'est pas vraiment une religion, mais tel système philosophique né en Chine. Cependant, certaines de ses idées fondamentales coïncident avec le bouddhisme, comme par exemple la notion selon laquelle le Tao est dynamique et inaccessible.

 

- Inaccessible, dans quel sens ?

 

- Rappelez-vous les paroles de Lao Tseu : « Le Tao que l'on peut exprimer n'est pas le vrai Tao. » Rappelez-vous l'aphorisme de Tchouang-tseu : « Si quelqu'un demande ce qu'est le Tao et qu'un autre lui répond, aucun des deux ne sait ce qu'est le Tao. » Le Tao est au-delà de notre entendement. Il est inexprimable.

 

- C'est curieux, dit Tomàs. C'est justement ce que dit la cabale judaïque. Dieu est inexprimable.

 

- Le réel est inexprimable, proclama Tenzing. Déjà les Upanishads des hindous définissaient l'intangibilité de la réalité dernière en termes clairs : « Là où l'œil ne voit pas, où la parole ne parle pas, où l'esprit ne Pense pas, nous ne pouvons ni savoir ni comprendre ni enseigner. » Bouddha lui-même, interrogé par un disciple qui lui demandait de définir l'illumination, répondit par un silence et se contenta de brandir une fleur. Ce que Bouddha voulait exprimer par ce qui est évoqué dans le Sermon de la Fleur, c'est les mots ne servent que pour les objets et les idées qui nous sont familiers. Bouddha a dit : « Un nom est posé sur ce qu'on pense être une chose ou un état et cela le sépare des autres choses et des autres états, mais, quand on regarde ce qui se trouve derrière ce nom, on découvre une subtilité toujours plus grande qui n'est pas divisible. » (Il soupira.) L'illumination de la réalité ultime, de la Dharmakāya, est au-delà des mots et des définitions. Qu'on l'appelle Brahman, Dharmakāya, Tao ou Dieu, cette vérité reste immuable. On peut sentir le réel au cours d'une extase, on peut briser les illusions de maya et le cycle du karma de manière à atteindre l'illumination et à accéder au réel. (Il fit un lent geste de la main.) Cependant, quoi qu’on fasse, quoi qu'on dise, on ne pourra jamais le décrire. Le réel est inexprimable. Il est au-delà des mots.

 

Tomàs remua sur son coussin et regarda Ariana, qui gardait le silence.

 

- Excusez-moi, maître, dit-il sur un ton teinté d'impatience. Tout cela est fascinant, indéniablement, mais ne répond pas à nos questions.

 

- Vraiment pas ?

 

- Non, insista Tomàs. J'aimerais que vous nous expliquiez en détail le projet sur lequel Einstein vous a fait travailler.

 

Le Bodhisattva soupira.

 

- Fei Yang a dit : « Quand tu te sens égaré et plein de doutes, mille livres ne suffisent pas. Quand tu as atteint la compréhension, un seul mot est de trop. » Il regarda Tomàs. Vous comprenez ?

 

- Heu.. Plus ou moins.

 

- Vos paroles hésitantes ressemblent à des gouttes de pluie, ce qui me rappelle un dicton zen, insista Tenzing. « Les gouttes de pluie frappent la feuille du basho, mais ce ne sont pas des larmes de chagrin, juste l’angoisse de celui qui les entend. »

 

- Vous me trouvez angoissé ?

 

- Je crois que vous ne m'écoutez pas. Vous m'entendez, c'est vrai, mais vous ne m'écoutez pas. Quand vous m'écouterez, vous comprendrez. Lorsque vous comprendrez, un mot sera déjà de trop. Mais tant que vous ne comprendrez pas, mille livres ne vous suffiront pas.

 

- Vous voulez dire que tout cela est en rapport avec le projet d'Einstein ?

 

- Je veux dire ce que je vous dis, répliqua le Tibétain d'une voix paisible, son doigt pointé sur Tomàs, comme s'il l'interpellait. Souvenez-vous du proverbe chinois : « Les professeurs ouvrent la porte, mais tu dois entrer seul. »

 

- Très bien, acquiesça l'historien. Je sais que vous m'avez ouvert la porte. Est-ce pour moi le moment d'entrer ?

 

- Non, murmura Tenzing. C'est le moment de m'écouter. Lao Tseu a dit : « Œuvre dans l'inaction, travaille sans effort. »

 

- Oui, maître.

 

Le Bodhisattva baissa les paupières un instant. Il semblait s'être plongé dans la méditation, mais il rouvrit aussitôt les yeux.

 

- Tout ce que je viens de vous dire, je l'avais raconté à Einstein à Princeton, il s'était montré intéressé par la vision orientale de l'univers. La principale raison de cet intérêt reposait sur la proximité existante entre notre pensée et les questions cruciales posées par les nouvelles découvertes dans les champs de la physique et des mathématiques, ce que j’avais constaté à l’université de Columbia et dont je fis part à mon nouveau mentor.

 

- Excusez-moi, je ne comprends pas, interrompit Ariana, dont l’esprit scientifique se rebellait. Un rapprochement entre la spiritualité orientale et la physique ? De quoi parlez-vous concrètement ?

 

Tenzing rit.

 

- Vous réagissez exactement comme Einstein a réagi au début, quand je lui en ai parlé.

 

- Excusez-moi, mais cela me paraît une réaction normale chez n’importe quel scientifique, dit l’Iranienne. Mêler science et mysticisme, c’est… une opération un peu étrange, non ?

 

- Non, si les deux disent la même chose, rétorqua le Tibétain. Les Upanishads affirment : « Le corps humain est à l’image du corps cosmique. L’esprit humain est à l’image de l’esprit cosmique. Le microcosme est à l’image du macrocosme. L’atome est à l’image de l’univers. »

 

- Où cela est-il écrit ?

 

- Dans les Upanishads, la dernière partie des Vedas, les textes sacrés de l’hindouisme. (Tenzing leva un sourcil blanc.) Mais on pourrait trouver ces idées dans n’importe quel texte scientifique, vous ne croyez pas ?

 

- Eh bien..peut-être, d’une certaine façon.

 

Le Boddhisattva réajusta sa posture sur son grand coussin et respira profondément.

 

- Vous souvenez-vous de Lao Tseu : « Le Tao que l’on peut exprimer n’est le véritable Tao. Le nom que l’on peut proférer n’est le véritable nom » ? Vous souvenez-vous des Upanishads définissant l’intangibilité de la réalité dernière comme une zone où l’œil ne voit pas, où la parole ne parle pas, où l’esprit ne pense pas, où l’on ne peut ni savoir ni comprendre ni enseigner ? Vous rappelez-vous le Sermon de la Fleur où le Bouddha explique que l’illumination de la Dharmakāya est inexprimable ?

 

- Oui…

 

- Et je vous le demande : que dit le principe de l’incertitude ? Il nous dit que nous ne pouvons pas prévoir avec précision le comportement d’une microparticule, bien que nous sachions que ce comportement est déterminé à l’avance. Et je vous le demande : que disent les théorèmes de l’incomplétude ? Ils nous disent que nous ne pouvons pas prouver la cohérence d’un système mathématique, bien que ses affirmations non démontrables soient vraies. Et je vous le demande : que dit la théorie du chaos ? Elle nous dit que la complexité du réel est si grande qu’il est impossible de prévoir l’évolution future de l’univers, bien que nous sachions que cette évolution est déjà déterminée. Le réel se cache derrière l’illusion de maya. Le principe de l’incertitude, les théorèmes de l’incomplétude et la théorie du chaos ont prouvé que le réel est inaccessible dans son essence. Nous pouvons tenter de l’approcher, tenter de le décrire, mais jamais nous ne le connaîtrons vraiment. Il y aura toujours un mystère au fond de l’univers. En dernière instance, l’univers est inexprimable dans sa plénitude, à cause de la subtilité même de sa conception. (Il écarta les mains) Revenons maintenant à la question essentielle. Quelle est cette matière imprévisible à laquelle se réfère le principe d’incertitude sinon Brahman ? Quelle est cette vérité que les théorèmes de l’incomplétude démontrent sinon Dharmakāya ? Et quel est ce réel infiniment complexe et inaccessible décrit par la théorie du chaos sinon le Tao ? Et qu'est-ce que l'univers sinon une et inexprimable énigme ? (Les questions soulevées par Tenzing d'une voix paisible résonnèrent longtemps aux oreilles des deux visiteurs. Tomàs et Ariana gardèrent leurs yeux fixés sur le Tibétain assis devant eux et digérèrent tant bien que mal ces étranges parallélismes entre la science occidentale et le mysticisme oriental.) Ensuite, il y a le problème de la dualité, reprit Tenzing. Comme je vous l'ai dit, la pensée orientale définit le dynamisme de l'univers à travers la dynamique des choses. Le Brahman des hindous signifie « croissance ». Le samsara des bouddhistes désigne le « mouvement incessant ». Le Tao des taoïstes renvoie à la dynamique des opposés représentés par le yin et le yang. Des opposés qui se rejoignent, des extrêmes reliés par un fil invisible. Yin et yang. Vous vous en rappelez ?

 

- Oui, bien sûr.

 

- Alors, maintenant, pensez aux théories de la relativité : l’énergie et la masse sont une même chose dans des états différents. Pensez à la physique quantique : la matière est, en même temps, onde et particule. Pensez encore aux théories de la relativité : l'espace et le temps sont liés. Tout est yin et yang. L'univers se meut par le dynamisme des opposés. Les extrêmes finissent par se rejoindre dans une même unité. Yin et yang. Énergie et masse. Ondes et particules. Espace et temps. Yin et yang.

 

- L’univers est donc régi par la dialectique des opposés, commenta Tomàs.

 

- L’univers est un, mais il n’est pas statique, il est dynamique, énonça Tenzing. Je vous ai parlé de la création de l'univers par la danse de Shiva, qui a insufflé à la matière le rythme de sa ronde, transformant ainsi la vie en un grand processus cyclique, vous vous souvenez ?

 

- Oui.

 

- Eh bien, regardez le rythme des électrons autour des noyaux, regardez le rythme des oscillations des atomes, regardez le rythme du mouvement des molécules, regardez le rythme de la course des planètes, le rythme auquel bat le cosmos. En tout il y a rythme, en tout il y a synchronisme, en tout il y a symétrie. L'ordre émerge du chaos comme un danseur sur la piste. Avez-vous déjà remarqué le rythme du cosmos ?

 

- Le... rythme du cosmos ?

 

- Toutes les nuits, le long des fleuves de la Malaisie, des milliers de lucioles se rassemblent dans l'air et émettent une même lumière en même temps, obéissant à un synchronisme secret. À chaque instant, au fond de notre corps, les flux électriques dansent dans chaque organe au rythme de symphonies silencieuses, dont la mesure est battue par des milliers de cellules invisibles. À chaque heure, le long de nos intestins, les résidus alimentaires sont poussés par la contraction rythmée des parois du tube digestif, obéissant à une étrange cadence biologique. Tous les jours, quand un homme pénètre une femme et que son fluide vital court vers l’ovule, les spermatozoïdes remuent leur queue en temps et dans la même direction, suivant une mystérieuse chorégraphie. Chaque mois, lorsque plusieurs femmes restent longtemps ensemble, leurs cycles menstruels se synchronisent de manière inexplicable. Qu’est-ce que tout cela sinon le rythme énigmatique de la danse cosmique de Shiva ?

 

- Mais la synchronie est un phénomène naturel de la vie, argumenta Tomàs. Il y a de la synchronie dans notre respiration, dans notre cœur, dans la circulation de notre sang...

 

- Bien sûr que la synchronie est naturelle, acquiesça Tenzing. Elle est naturelle justement parce que la vie pulse au rythme des battements de la danse de Shiva. Mais pas seulement la vie, vous savez ? La matière inerte danse également au son de la même musique.

 

- La matière inerte ?

 

- Cela fut découvert au XVIIe siècle, lorsque Christiaan Huygens observa par hasard que les pendules de deux horloges placées l'une à côté de l'autre oscillaient en même temps, sans variation. Il eut beau chercher à les désynchroniser, en modifiant les oscillations des pendules, Huygens constata qu'au bout d'une demi-heure, les horloges se remettaient à battre au même rythme, comme si les pendules obéissaient à un maître invisible. Huygens découvrit que la synchronie n'était pas une cadence propre aux choses animées. La matière inerte danse au même rythme.

 

- Eh bien, c'est... étrange, sans aucun doute. reconnut Tomàs. Mais on ne peut pas généraliser à partir d'un seul cas observé. Aussi bizarre qu'il puisse paraître, cela reste un cas isolé.

 

- Vous faites erreur, répliqua le Tibétain. La danse synchronisée des pendules d'horloges placées côte à côte ne fut que la première découverte parmi de nombreuses autres semblables. On a découvert que les générateurs disposés en parallèle, bien que mis en marche de manière désynchronisée, synchronisaient automatiquement leur rythme de rotation, et c’est d’ailleurs cet étrange battement de la nature qui permet aux réseaux électriques de fonctionner. On a découvert que la lune tourne autour de son axe exactement au même rythme que la terre autour de son orbite, et c’est ce curieux synchronisme qui fait que la lune nous présente toujours la même face. On a découvert que les molécules d’eau, qui se meuvent librement, se rassemblent dans un mouvement synchronisé quand la température descend à zéro degré, et c’est ce mouvement qui permet la formation de la glace. On a découvert que certains atomes, exposés à des températures proches du zéro absolu, commençaient à se comporter comme s’ils étaient un seul et unique atome, alors qu’ils sont des milliards livrés à une immense ronde synchronisée. Cette découverte a valu aux auteurs le prix Nobel de physique en 2001. Le Comité du Nobel a dit qu’ils avaient apporté la preuve que les atomes chantaient à l’unisson. Au rythme de quelle musique, je vous le demande ? Tomàs et Ariana restèrent muets. La question était rhétorique, leur sembla-t-il, mais il est vrai aussi que le Bodhisattva les avait surpris en révélant l’existence de ce rythme, de ce battement qui animait la matière. Au rythme de quelle musique, je vous le demande ? répéta Tenzing. Au rythme de la musique cosmique, la même musique qui inspire Shiva dans sa danse, la même musique qui fait que deux pendules oscillent en synchronie, que les générateurs coordonnent leur mouvement de rotation, que la lune organise sa ronde de manière à toujours présenter la même face à la terre, et que les atomes chantent à l'unisson. L'univers tout entier bat à un rythme mystérieux. Le rythme de la danse de Shiva.

 

- Et d'où vient ce rythme ? demanda Tomàs. Le Tibétain fit un geste vague de la main, balayant toute la cour du temple.

 

- Il vient de la Dharmakāya, de l'essence de l'univers, répondit-il. Avez-vous déjà entendu parler des liens entre la musique et les mathématiques ?

 

Les deux visiteurs firent oui de la tête.

 

- En effet, la musique de l'univers oscille au rythme des lois de la physique, affirma Tenzing. En 1996, on a découvert que les systèmes vivants et la matière inerte se synchronisaient selon une même formulation mathématique. Je veux dire que le tempo de la musique cosmique qui provoque les mouvements dans nos intestins est le même qui fait que les atomes chantent à l'unisson, et le battement qui pousse les spermatozoïdes à remuer leur queue en cadence est le même qui orchestre la gigantesque ronde de la lune autour de la terre. Et la formulation mathématique qui organise ce rythme cosmique procède des systèmes mathématiques sur lesquels repose l'organisation de l'univers : la théorie du chaos. On a découvert que le chaos était synchrone. Le chaos paraît chaotique, mais il révèle, en réalité, un comportement déterministe, il obéit à des paramètres et à des règles bien définies. Bien qu'il soit synchrone, son comportement ne se répète jamais, si bien que nous pouvons dire que le chaos est déterministe mais indéterminable. Il est prévisible à court terme, selon les lois déterministes, et imprévisible à long terme, à cause de la complexité du réel. (Il écarta les mains.) Il y aura toujours un mystère au fond de l'univers.

 

Tomàs remua sur son coussin.

 

- J'admets que tout cela est mystérieux, dit-il. Mais pensez-vous que les sages anonymes qui ont décrit la danse de Shiva connaissaient l'existence de ce..rythme cosmique ?

 

Tenzing sourit.

 

- Au sujet de comment nous devions penser le monde, le Bouddha a dit : « Une étoile à la nuit tombée, une bulle dans le courant, une trouée de lumière dans un nuage de printemps, une chandelle tremblante, un fantôme et un rêve. »

 

Les visiteurs hésitèrent, déconcertés par la réponse.

 

- Que voulez-vous dire par là?

 

- Je veux dire que le rythme cosmique n'est pas perceptible à celui qui n'est pas illuminé. Il faut être Bouddha pour observer ce rythme animer les choses. Comment les auteurs des écritures sacrées pouvaient-ils connaître l'existence du rythme cosmique s'il n'est pas audible à ceux qui ne sont pas préparés pour l'entendre ?

 

- C'est peut-être une coïncidence, argumenta Tomàs. Ils ont inventé l'histoire de la danse de Shiva, un beau mythe primordial, et ensuite, pure coïncidence, on a découvert qu'il existait un rythme dans l'univers.

 

Le Bodhisattva resta un instant silencieux, comme s'il pesait l'argument.

 

- Je vous ai dit que les hindous affirmaient que la réalité dernière se nomme Brahman et que les choses et les événements divers que nous voyons et sentons autour de nous ne sont que les différentes manifestations d’une même réalité. Je vous ai dit que nous, les bouddhistes, affirmions que la réalité dernière se nomme Dharmakāya et que tout est relié par des fils invisibles, puisque toutes les choses ne sont que diverses facettes d'une même réalité. Et je vous ai dit que les taoïstes affirmaient que le Tao est le réel, l'essence de l'univers, l'un d'où procède le multiple. Vous vous en souvenez ?

 

- Oui.

 

- Est-ce alors une coïncidence que la science occidentale vienne dire la même chose que nos sages proféraient voilà plus de deux mille ans ?

 

- Je ne vous suis pas, indiqua Tomàs.

 

Le Bodhisattva respira profondément.

 

- Comme vous le savez, la pensée orientale prétend que le réel est un et que les diverses choses ne sont que les manifestations d'une même réalité. Tout est en corrélation.

 

- Oui, vous l'avez déjà dit.

 

- La théorie du chaos est venue confirmer que c'était bien le cas. Le battement d'ailes d'un papillon dans cette cour influence l'état du temps à l'autre bout de la planète.

 

- C'est vrai.

 

- Mais la liaison des molécules entre elles ne se réduit pas à un simple effet de domino entre les choses, où chacune influe sur l'autre. En réalité, les molécules sont organiquement liées entre elles. Chaque objet n'est qu’une différente représentation du même objet.

 

- C’est ce que prétend la pensée orientale, insista Tomàs.

 

- C’est aussi ce qu'affirme la science occidentale, argumenta Tenzing.

 

L’historien afficha un air incrédule.

 

- La science occidentale ?

 

- Oui.

 

- Où dit-elle que la matière est organiquement liée ? Où dit-elle que chaque objet n'est qu'une différente représentation du même objet ? C'est la première fois que j'entends une chose pareille... Le Bodhisattva sourit.

 

- Avez-vous déjà entendu parler de l’expérience Aspect ?

 

Tomàs secoua la tête en signe d'ignorance, mais, en regardant Ariana, il s'aperçut que la référence lui était familière.

 

- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en s'adressant à la fois au Tibétain et à l'Iranienne.

 

- Je vois que la demoiselle est au courant de cette expérience, observa Tenzing, l'œil scrutateur.

 

- Oui, confirma-t-elle. N'importe quel physicien connaît cette expérience.

 

Ariana semblait un peu absente. Il était clair que son esprit scientifique, à cet instant, tâchait de considérer les implications des propos du vieux bouddhiste, en particulier les relations inattendues entre l'expérience mentionnée par Tenzing et le concept de Dharmakāya qu’elle venait de découvrir.

 

- Quelqu’un peut-il m'expliquer de quoi il s'agit ? insista Tomàs.

 

Tenzing rajusta le drap pourpre que le couvrait, puis fixa Tomàs des yeux.

 

- Alain Aspect est un physicien français qui a dirigé une équipe de l’université de Paris-Sud lors d’une expérience très importante, effectuée en 1982. Il est vrai que personne n’en a parlé à la télévision ni dans les journaux. Seuls les physiciens et quelques autres scientifiques la connaissent, mais retenez bien ce que je vais vous dire. (Il leva l’index.) Il est probable qu’un jour, l’expérience Aspect soit citée comme l’une des expériences les plus extraordinaires de la science au XXe siècle. (Il regarda Ariana.) Vous êtes d’accord, mademoiselle ?

 

Ariana hocha la tête.

 

- Oui.

 

Le Bodhisattva garda les yeux rivés sur l’Iranienne.

 

- Un dicton zen dit : « Si tu rencontres sur ton chemin un homme qui sait, ne dis rien, ne reste pas silencieux. » (Il fit une pause.) « Ne reste pas silencieux », répéta-t-il. (Il regarda Ariana et pointa du doigt Tomàs.) Ouvrez-lui la porte.

 

- Voulez-vous que je lui décrive l’expérience Aspect ?

 

Tenzing sourit.

 

- Autre diction zen : « Lorsqu’un homme commun accède à la connaissance, c’est un sage. Lorsqu’un sage accède à la connaissance, c’est un homme commun. » (Il pointa à nouveau son doigt vers Tomàs.) Faites de lui un homme commun.

 

- Ariana les regarda l’un et l’autre, s’efforçant d’organiser son raisonnement.

 

- L’expérience Aspect… voyons, bredouilla-t-elle. (Elle regarda le Tibétain comme si elle en attendait des instructions.) On ne peut pas aborder l’expérience Aspect sans parler du paradoxe EPR, n’est-ce pas ?

 

- Nagarjuna a dit : « La sagesse est comme un lac limpide et frais, on peut y entrer par n’importe quel côté.»

 

- Alors, je vais y entrer par le côté du paradoxe EPR, décida Ariana. (Elle se tourna vers Tomàs.) Souviens-toi, je t’ai dit que la physique quantique prévoyait un univers indéterministe, où l’observateur fait partie de l’observation, tandis que la relativité postulait un univers déterministe, où le rôle de l’observateur n’influe pas sur le comportement de la matière. Tu t’en rappelles ?

 

- Absolument.

 

- Eh bien, lorsque ce désaccord fut notoire, on se mit à chercher un moyen de concilier les deux camps. On supposait, et on continue de supposer, qu’il ne peut y avoir de lois discordantes selon la dimension de la matière, les unes pour le macrocosme et d’autres différentes pour le microcosme. Il faut des lois uniques. Mais comment expliquer ces divergences entre les deux théories ? Le problème suscita une série de débats entre le père de la relativité, Albert Einstein, et le principal théoricien de la physique quantique, Niels Bohr. Pour démontrer que l’interprétation quantique était absurde, Einstein pointa un détail très curieux de la théorie quantique : une particule ne décide de sa position que lorsqu’elle est observée. Einstein, Podolski et Rosen, dont les initiales forment EPR, formulèrent alors leur paradoxe, dont l’idée consistait à mesurer deux systèmes séparés, mais qui avait été préalablement unis, pour voir s’ils auraient des comportements semblables quand ils seraient observés. Les trois scientifiques proposèrent la chose suivante : enfermer les deux systèmes dans des boîtes, placées à des points différents d’une pièce ou même à des kilomètres de distance, ouvrir les boîtes simultanément et mesurer leurs états internes. Si leur comportement est automatiquement identique, alors cela signifie que les deux systèmes sont parvenus à communiquer l'un avec l'autre instantanément. Or ceci est un paradoxe. Einstein et ses assistants firent observer qu'il ne pouvait y avoir un transfert d’information instantané, dès lors que rien ne va plus vite que la lumière.

 

- Et qu'est-ce que le physicien quantique a répondu?

 

- Bohr ? Bohr a répondu que, si on pouvait réaliser cette expérience, on s'apercevrait qu'il y a, de fait, communication instantanée. Si les panicules subatomiques n'existent pas tant qu'elles ne sont pas observées, argumenta-t-il, alors elles ne peuvent être considérées comme des choses indépendantes. La matière, disait-il, fait partie d'un système indivisible.

 

- Un système indivisible, reprit Tenzing. Indivisible comme la réalité ultime de Brahman. Indivisible comme le réel relié par des fils invisibles de la Dharmakāya. Indivisible comme l'unité du Tao d'où émane le multiple. Indivisible comme l'essence dernière de la matière, l'un où toutes les choses et tous les événements ne sont que les manifestations du même, la réalité unique sous différents masques.

 

- Attendez, intervint Tomàs. C'est ce que disait la physique quantique. Mais Einstein pensait autrement, non ?

 

- Tout à fait, confirma Ariana. Einstein pensait que cette interprétation était absurde et considérait que le paradoxe EPR, s'il pouvait être vérifié, le démontrerait.

 

- Le problème, c'est que ce paradoxe ne pouvait être vérifié..

 

- A l’époque d’Einstein, ce n'était pas réalisable, dit l’Iranienne. Mais dès 1952, un physicien de l’université de Londres nommé David Bohm indiqua qu'il y avait un moyen de vérifier ce paradoxe. En 1964, le physicien John Bell, du CERN de Genève, fut chargé de démontrer de manière systématique comment opérer celte expérience. Bell n'effectua pas l'expérience qui le fut concrétisée qu'en 1982 par Alain Aspect et son équipe de Paris. C'est une expérience compliquée et difficile à expliquer à un profane, mais elle a bien été réalisée.

 

- Les Français ont vérifié le paradoxe ?

 

- Oui.

 

- Et alors ?

 

Ariana regarda furtivement Tenzing avant de répondre à la question de Tomàs.

 

- Bohr avait raison.

 

- Je ne saisis pas, dit l'historien. Il avait raison, comment ça? Qu'a révélé l'expérience ?

 

Ariana respira profondément.

 

- Aspect a découvert que dans des conditions déterminées, les particules communiquent automatiquement entre elles. Ces particules subatomiques peuvent même se trouver à des points différents de l'univers, les unes à un bout du cosmos et les autres à l'autre extrémité, la communication sera pourtant instantanée.

 

L'historien afficha un air incrédule.

 

- C’est impossible, dit-il. Rien ne se déplace plus vite que la lumière.

 

- C’est ce que dit Einstein et sa théorie de la relativité restreinte, rétorqua l’Iranienne. Mais Aspect a prouvé que les microparticules communiquent instantanément entre elles.

 

- Ne pourrait-il pas y avoir une erreur dans ces expériences ?

 

- Aucune erreur, assura l’Iranienne. De nouvelles expériences effectuées en 1998, à Zurich et à Innsbruck, utilisant des techniques plus sophistiquées, ont tout corroboré.

 

Tomàs se gratta la tête.

 

- Ça veut dire que les théories de la relativité sont erronées ?

 

- Non, non, elles sont justes.

 

- Alors comment explique-t-on ce phénomène ?

 

- Il n'y a qu'une seule explication, dit Ariana. Aspect a confirmé une propriété de l'univers. Il a vérifié expérimentalement que l'univers est tissé de liens invisibles, que les choses sont reliées entre elles d’une manière insoupçonnée, que la matière possède une organisation intrinsèque que personne n'imagine. Si les microparticules communiquent entre elles à distance, ce n'est nullement dû à un signal qu'elles émettraient les unes vers les autres, Cela procède simplement du fait qu'elles constituent une entité unique. Leur séparation est une illusion.

 

- Les microparticules sont une entité unique ? Leur séparation est une illusion ? Je ne comprends pas..

 

Ariana regarda autour d'elle, s'efforçant de trouver un bon moyen d'expliquer le sens de ses paroles.

 

- Par exemple, Tomàs, dit-elle, saisissant une idée. Tu as déjà vu un match de football à la télévision ?

 

- Oui, évidemment.

 

- Dans une transmission télévisée, il y a, parfois, plusieurs caméras pointées en même temps sur le même joueur, n’est-ce pas ? Celui qui regarde les images de chaque caméra et qui ignore comment la chose fonctionne, peut penser que chaque caméra capte un joueur différent. L’une montre le joueur regardant à gauche, l’autre présente le même joueur regardant à droite. Si le téléspectateur ne connaît pas ce joueur, il peut croire qu’il s’agit de joueurs différents. Mais, en y regardant bien, on remarque qu’aussitôt que le joueur fait un mouvement vers un côté, le joueur qui est sur l’autre image fait instantanément le même mouvement, mais vers l’autre côté. Ceci résulte, bien entendu, d’une illusion. En réalité, les deux caméras montrent toujours le même joueur, mais sous des angles différents. Tu comprends ?

 

- Oui, tout cela est évident.

 

- Eh bien, c’est une chose analogue que l’expérience d’Aspect a montré par rapport à la matière. Deux microparticules peuvent être séparées par l’univers entier, lorsque l’une se déplace, l’autre se déplace instantanément. Je pense que cela se produit parce qu’en réalité, il ne s’agit pas de deux microparticules différentes, mais de la même microparticule. L’existence des deux est une illusion, de la même manière que l’existence de deux joueurs filmés par des caméras sous des angles différents. Nous voyons toujours le même joueur, tout comme voyons toujours la même microparticule. À un niveau profond de la réalité, la matière n’est pas individuelle, elle n’est que la représentation d’une unité fondamentale.

 

Il y eut un silence.

 

Tenzing se racla la gorge.

 

- Les choses et les événements divers que nous voyons et sentons autour de nous ne sont que les différentes manifestations d'une même réalité, murmura le bouddhiste sur un ton contemplatif. Tout est relié par des fils invisibles. Toutes les choses et tous les événements ne sont que les différents visages d'une même essence. Le réel est l'un d'où émane le multiple. Tel est Brahman, telle est Dharmakāya, tel est Tao. Les textes sacrés expliquent l'univers. (Il ferma les yeux et inspira de l'air dans une posture méditative) On trouve, dans le Prajnaparamita, le poème de Bouddha sur l'essence du tout...

 

Il commença à réciter, comme s'il entonnait un mantra sacré :

 

 

 

« Vide et calme et libérée de soi

 

Est la nature des choses.

 

Nul être individuel

 

Dans la réalité n'existe.

 

 

 

Il n'y a ni fin ni commencement,

 

Ni milieu.

 

Tout est illusion,

 

Comme une vision ou un rêve.

 

 

 

Tous les êtres du monde

 

Sont au-delà du monde des mots.

 

Sa nature ultime, pure et vraie,

 

Est comme l'espace infini. »

 

 

 

 

 

Tomàs l'observa les yeux écarquillés, encore incrédule

 

- C'est ainsi que le Bouddha a décrit l'essence des choses ? s'étonna-t-il. C'est incroyable !

 

 

 

Le Bodhisattva le regarda avec sérénité.

 

- Chuan Chuan a dit : « Le chemin n’est pas difficile, il suffit qu'il n'y ait ni vouloir ni non-vouloir.» (Il fit un geste vers son visiteur.) « Les professeurs ouvrent la porte, mais tu dois entrer seul. »

 

Tomàs leva un sourcil.

 

- C'est le moment pour moi d'entrer ?

 

- Oui.

 

Il y eut un nouveau silence.

 

- Que dois-je faire ?

 

- Entrer.

 

L'historien regarda le bouddhiste d'un air interloqué.

 

- Entrer ?

 

- Un dicton zen dit : « Enfourche le cheval vigoureux de ton esprit. » Tenzing sourit. Toutefois, pour votre voyage, j'ai une collation à vous offrir qui réconfortera l'estomac de votre esprit.

 

- Une collation ?

 

- Oui, mais d’abord, prenons un thé. J’ai soif.

 

- Attendez ! s'exclama Tomàs. Quelle est cette collation ?

 

- C'est La Formule de Dieu.

 

- Ah ! s'exclama l'historien. Vous ne m'avez pas encore expliqué ce que c'est.

 

- Je n'ai pas fait autre chose que de vous l'expliquer. Vous m'avez entendu, mais vous ne m'avez pas écouté.

 

Tomàs rougit.

 

- Un jour, Einstein est venu nous voir, le jésuite et loi, et nous a dit : j'ai parlé avec le Premier ministre d’Israël et il m'a fait une demande. J'ai beaucoup hésité à accepter cette demande, mais maintenant je l’ai fait et je voudrais que vous m'assistiez dans ce projet.

 

- Il vous a dit ça ? Il vous a demandé de collaborer à la conception d’une bombe atomique simple à concevoir ?

 

- Le Bodhisattva contracta son visage, surpris.

 

- Une bombe atomique ? Quelle bombe atomique ?

 

- Le projet de La Formule de Dieu ne concerne-t-il pas la bombe atomique ?

 

Tenzing regarda Tomàs avec perplexité.

 

- Bien sûr que non.

 

Tomàs se tourna immédiatement vers Ariana et constata qu’elle partageait son soulagement.

 

- Tu vois, dit-il en souriant. Qu’est-ce que je te disais ?

 

L’Iranienne se pencha en avant, comme pour mieux entendre ce qui allait être dit. Elle avait lu le manuscrit et brûlait d’impatience de le comprendre enfin. (..) Mais il ne lui suffisait pas de connaître la vérité ; il lui fallait aussi la prouver. C’est pourquoi elle regarda le Tibétain avec un visage plein d’inquiétude.

 

- Mais alors, expliquez-nous, implora-t-elle. Sur quoi porte le projet La Formule de Dieu ?

 

- Shunryu Suzuki a dit : « Lorsque tu comprendras totalement une chose, tu comprendras tout. »

 

- Comprendre ce qu’est La Formule de Dieu signifie donc comprendre tout ?

 

- Oui.

 

- Mais quel est le sujet de La Formule de Dieu ?

 

Tenzing Thubten leva la main, la fit lentement glisser dans l’air, esquissant un élégant mouvement de tai chi, avant de se figer à nouveau. Il huma la brise qui soufflait sur la cour du temple et sentit l’agréable chaleur des rayons du soleil filtrés par les feuilles des arbres. Il adressa un signe à un moine qui passait et le pria d’apporter du thé. Puis il reprit sa posture de recueillement et regarda les visiteurs.

 

- C’est la plus grande recherche jamais entreprise par l’esprit humain, le déchiffrage de la plus importante énigme de l’univers, la révélation du dessein de l’existence.

 

Tomàs et Ariana l’observaient, en suspens, incapables de cacher leur fébrilité. Le Bodhisattva perçut l’anxiété qui les oppressait et sourit, enfin disposé à leur dévoiler le secret.

 

- C’est la preuve scientifique de l’existence de Dieu. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Extrait du chapitre 33 de La Formule de Dieu, de Dos Santos.

 

Tous droits réservés.

 

© 2006 pour l’édition originale en portugais

 

©2012 pour la traduction française.

 

Ne pas reproduire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Extrait II

 

 

 

 

 

« N’est-il pas plus facile de parvenir à notre destination en marchant sur les pas de ceux qui y sont déjà arrivés ?

 

- Krishnamurti a dit : « La méditation n’est pas un moyen pour atteindre une fin, elle est autant le moyen que la fin. »

 

- Que voulez-vous dire ?

 

- La quête n’est pas seulement un moyen pour parvenir à une fin, elle est sa propre fin. Si quelqu’un veut atteindre la vérité, il lui faut parcourir le chemin.

 

- Je comprends, dit Tomàs. Malheureusement, et pour des raisons qui nous dépassent, le chemin suivi par les anciens est également le but de notre quête. Nous voulons connaître la vérité, mais il nous faut aussi connaître le chemin que vous avez parcouru pour arriver à cette vérité.

 

Tenzing considéra un moment cette réponse.

 

- Vous avez vos raisons et je dois les respecter. Il est vrai que Tsai Ken Tan a dit : « Dans l’eau trop pure, il n’y a pas de poissons. » (Il soupira.) J’accepte qu’il y ait des raisons pour que votre eau ne soit pas complétement pure et je vais donc vous révéler tout ce que je sais sur ce projet.

 

Les deux visiteurs échangèrent un regard, enfin soulagés d’arriver au but de leur voyage.

 

- Lors de sa rencontre avec Einstein à Princeton, le Premier ministre d’Israël lui a demandé s’il pourrait prouver l’existence ou l’inexistence de Dieu. Einstein lui a répondu qu’il était impossible d’établir cette preuve. Mais, quelques jours après, sans doute pour se reposer de sa recherche sur la théorie du tout, il m’a interrogé sur les réponses que donnait la mystique orientale concernant la création de l’univers. Tout comme vous, il a été déconcerté par les similitudes entre les écritures sacrées orientales et les plus récentes découvertes dans les champs de la physique et des mathématiques. Étant lui-même juif, il s’est mis à fouiller avec enthousiasme l’Ancien Testament en quête de pistes similaires. Ces textes pouvaient-ils, eux aussi, cacher des vérités scientifiques ? L’ancienne sagesse pouvait-elle renfermer plus de science que la science elle-même ? La connaissance mystique était-elle plus rationnelle que ce que l’on pensait ?

 

Il se tut un instant, les yeux fixés sur ses visiteurs. Puis, il prit un livre qui se trouvait posé près de lui et le leur montra.

 

- Vous connaissez cette œuvre, je présume.

 

Tomàs et Ariana observèrent l’épais volume qui était entre les mains du vieux bouddhiste. Ils ne l’avaient pas encore remarqué et ne purent en déchiffrer le titre.

 

- Non.

 

- Jangbu me l'a apporté pendant que vous mangiez votre thukpa. (Il ouvrit le volume, feuilleta quelques pages et trouva ce qu'il cherchait.) Le livre commence ainsi, dit-il, en s’apprêtant à lire à voix haute. « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »… « La terre était informe et vide. Les ténèbres couvraient l’abîme et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut. » Il leva son visage osseux.) Vous connaissez ce texte ?

 

- C’est la Bible.

 

- Plus exactement le début de l'Ancien Testament, la Genèse. (Il reposa le volume.) Toute cette partie du texte a énormément intéressé Einstein, pour une raison particulière. Cet extrait fondamental coïncide, dans ses grandes lignes, avec l’idée du Big Bang. (Il s’éclaircit la voix.) Il faut comprendre qu’en 1951, le concept d’un univers ayant commencé par une grande explosion n’était pas encore vraiment admis par les scientifiques. Le Big Bang n’était qu’une hypothèse parmi d’autres, au même titre que celle de l’univers éternel. Mais Einstein avait plusieurs raisons de pencher vers l‘hypothèse du Big Bang. D’un côté, il y avait le paradoxe d’Olber, qui n’est résoluble que si l’univers n’est pas éternel. Un troisième indice était que la seconde loi de thermodynamique, qui établit que l’univers évolue vers l’entropie, laissant ainsi supposer qu’il y a eu un moment initial d’organisation et d’énergie maximum. Et, pour finir, ses propres théories de la relativité, qui reposent sur l’hypothèse que l’univers est dynamique, étant soit en expansion, soit en rétraction. Or, le Big Bang cadrait avec le scénario de l‘expansion. (Il fit une moue.) Il restait, bien sûr, le problème de savoir quel était cet élément qui contrecarrait la rétraction provoquée par la gravité. Pour le résoudre, Einstein a postulé l’existence d’une énergie inconnue, qu’il a nommée « constante cosmologique ». Plus tard, il a lui-même rejeté une telle possibilité, en disant que cette idée avait la plus grosse erreur de sa vie, mais on suppose aujourd’hui qu’Einstein avait finalement raison et qu’il y a, de fait, une énergie inconnue qui contrarie la gravité et qui provoque l’expansion accélérée de l’univers. Au lieu de l’appeler « constante cosmologique », on la nomme maintenant « énergie obscure ». (Il observa ses deux interlocuteurs.) Vous suivez mon raisonnement ?

 

- Oui.

 

- Très bien ! s’exclama-t-il, satisfait. Einstein cherchait à déterminer s’il y avait une vérité cachée dans la Bible. Il ne recherchait pas des vérités métaphoriques ni morales, mais des vérités scientifiques. Était-il possible de les trouver dans l’Ancien Testament ? (Tenzing s’arrêta, comme s’il attendait une réponse à sa question. Mais personne ne parla et le Bodhisattva poursuivit son exposé.) Naturellement, une grande difficulté se posait dès la Genèse. Les premiers versets de la Bible établissent, sans l’ombre d’un doute, que l’univers a été créé en six jours. Six jours seulement. Or, d’un point de vue scientifique, c’est absurde. Bien sûr, on pouvait dire que tout le texte était métaphorique, que Dieu parlait en vérité de six périodes, que ceci et cela, mais Einstein pensait que ce n’était là qu’une façon d’esquiver la question. Une astuce pour faire en sorte que la Bible ait toujours raison, à n’importe quel prix. Le problème demeurait. La Bible disait que l’univers avait été créé en six jours. Ce qui était une erreur évidente. (Il fit une pause.) Ou bien ne l’était-ce pas ? (Les yeux du vieux bouddhiste se tournèrent vers l’un puis vers l’autre.) Qu’en pensez-vous ?

 

Ariana remua sur son coussin.

 

- Étant musulmane, je ne voudrais pas contredire l’Ancien Testament, que l’islam reconnaît. En tant que scientifique, je ne pourrais pas le confirmer, dès lors que la création de l’univers en six jours constitue une évidente impossibilité.

 

Le Boddhisattva sourit.

 

- Je comprends votre position, dit-il. N’oubliez pas qu’Einstein, bien qu’étant juif, n’était pas un homme religieux. Il croyait que quelque chose de transcendant pouvait se trouver derrière l'univers, mais ce quelque chose n'était certainement pas le Dieu qui ordonna à Abraham de tuer son fils pour être sûr qu'il Lui était fidèle. Einstein croyait en une harmonie transcendante, pas en un pouvoir mesquin. Il croyait en une force universelle, pas en une divinité anthropomorphique. Mais était-il possible de la trouver dans la Bible ? Plus il examinait les écritures sacrées hébraïques, plus il était convaincu que la réponse se cachait quelque part dans la Genèse, et en particulier dans la question des six jours de la Création. Était-il possible de tout créer en six jours ?

 

- Qu'entendez-vous par « tout » ? demanda Ariana. Les calculs relatifs au Big Bang affirment que toute la matière a été créée dans les premières fractions de seconde. Avant que la première seconde se soit écoulée, l'univers s'était déjà étendu sur des millions de kilomètres et la superforce s'était fragmentée en force de gravité, en force forte et en force électrofaible.

 

- Par le mot « tout », j'entends la Iumière, les étoiles, la terre, les plantes, les animaux et l’homme. La Bible dit que l'homme fut créé le sixième jour.

 

- Et ça n'est pas possible.

 

- C'est ce qu'Einstein a pensé. La création de « tout » en six jours n'était pas possible. Mais, en dépit de cette conclusion préliminaire, il nous a réunis, le jésuite et moi, et nous a demandé de nous vider l’esprit et de partir du principe que c'était possible. Comment résoudre le problème ? Il allait de soi que le nœud de la question résidait dans la définition des six jours. Qu'étaient ces six jours ? Cette interrogation a mis Einstein sur une piste. Il s'est penché sur le sujet et nous a entraînés dans une recherche hors du commun. (Tenzing secoua la tête.) Quel dommage que je ne dispose pas ici d'un exemplaire du manuscrit qu’il a rédigé. C’est quelque chose qui me semble...

 

- Je l'ai lu, interrompit l'Iranienne.

 

Le vieux Tibétain s'arrêta de parler et fronça le sourcil.

 

- Vous l'avez lu ?

 

- Oui, je l'ai lu.

 

- Vous avez lu le manuscrit intitulé Die Gottesformel ?

 

- Oui.

 

- Mais comment ?

 

- C’est une longue histoire, répondit-elle. Mais je l’ai lu. C’est le professeur Siza qui détenait le document.

 

- Augusto vous a permis de le lire ?

 

- Oui... Il me l'a permis. Comme je vous le disais, c’est une longue histoire.

 

Tenzing garda son œil fixé sur elle, inquisiteur.

 

- Et qu'en avez-vous pensé ?

 

- Eh bien, comment dire... C'est un document surprenant. On s'attendait à ce qu'il renferme la formule de fabrication d'une bombe atomique facile à concevoir, mais le contenu du texte nous a laissés... perplexes. Il y avait des équations et des calculs, comme on pouvait s'y attendre, mais tout semblait brouillé, sans signification claire ni direction définie.

 

Le Bodhisattva sourit.

 

- C'est normal qu'il vous ait donné cette impression. Ce manuscrit a été conçu pour n'être compris que par des initiés.

 

- Ah, bon ! s'exclama Ariana. Vous savez, on s'est demandé s'il n'y avait pas un second manuscrit...

 

- Quel second manuscrit ?

 

- Il n'existe pas de second manuscrit ?

 

- Bien sûr que non. (Il sourit.) J'admets que ce document, par sa forme tortueuse, puisse créer cette illusion. Mais c'est qu'en réalité, le texte a subi un subtil cryptage. Le message a été dissimulé de telle manière que personne ne puisse en soupçonner l’existence.

 

- Voilà qui explique beaucoup de choses ! s'exclama Ariana. Mais pourquoi a-t-il fait ça ?

 

- Parce qu'il voulait que ses découvertes soient confirmées avant d'être divulguées.

 

- Comment ça ?

 

- Nous allons y venir, dit Tenzing en faisant un geste de la main. Mais, d'abord, il conviendrait peut-être de comprendre ce qu'Einstein a finalement découvert.

 

- Tout à fait.

 

- En étudiant les Psaumes, un texte hébraïque de plus de trois mille ans, Einstein est tombé sur un verset, dans le psaume 90, qui disait plus ou moins ceci. (Tenzing se concentra pour retrouver le texte dans sa mémoire.) « Mille ans, à Tes yeux, sont comme un jour qui passe. » (Le bouddhiste fixa des yeux les deux visiteurs.) Mille ans sont comme un jour qui passe ? Mais que signifie cette observation ? N'est-ce qu'une métaphore ? Einstein a conclu qu'il s'agissait d'une métaphore, mais en fait le psaume 90 renvoya aussitôt Einstein à ses propres théories de la relativité. « Mille ans, à Tes yeux » représente le temps dans une perspective, « un jour qui passe» représente la même période de temps sous une autre perspective.

 

- Je ne vous suis pas, dit Tomàs.

 

- C’est simple, avança Ariana, les yeux écarquillés par l’excitation de la compréhension. Le temps est relatif.

 

- Comment ?

 

- Le temps est relatif, répéta-t-elle.

 

- La demoiselle est intelligente, dit Tenzing. C’est exactement ce qu’Einstein a pensé en lisant le psaume 90. Le temps est relatif. C’est ce que disent les théories de la relativité.

 

- Excusez-moi, mais ça me paraît un peu tiré par les cheveux, argumenta Tomàs.

 

Le Boddhisattva respira profondément.

 

- Que savez-vous sur la conception du temps dans les théories de la relativité ?

 

- Je sais ce que tout le monde sait, dit Tomàs. Je connais le paradoxe des jumeaux, par exemple.

 

Pouvez-vous l’énoncer ?

 

- Eh bien.. Autant que je sache, Einstein disait que le temps passait à des vitesses différentes selon la vitesse du mouvement dans l’espace. Pour mieux l’expliquer, il a donné l’exemple de la séparation de deux jumeaux. Le premier s’en va à bord d’une navette spatiale très rapide et l’autre reste sur terre. Celui qui est dans la navette spatiale revient au bout d’un mois sur terre et découvre que son frère est maintenant un vieil homme. Pendant qu’un mois s’écoulait dans la navette spatiale, cinquante s’écoulaient sur terre.

 

- Oui, c’est ça, acquiesça Tenzing. Le temps est lié à l'espace comme le yin est lié au yang. En termes techniques, les deux choses se distinguent si peu l'une autre que l'on a même créé le concept d'espace-temps. Le facteur clé est la vitesse, dont la référence lumière, qu'Einstein a établie comme étant constante. Ce que les théories de la relativité nous révèlent, c’est que le temps, à cause de la constante de la vitesse de la lumière, n’est pas universel. On pensait autrefois qu’il y avait un temps unique global, une sorte d’horloge invisible commune à tout l’univers et qui mesurait le temps de la même manière en tous lieux, mais Einstein a prouvé qu’il n’en était pas ainsi. Il n’y a pas un temps unique global. Le cours du temps dépend de la position et de la vitesse de l’observateur. (Il plaça ses deux index côte à côte.) Supposons que se produisent deux événements, le A et le B. Pour un observateur qui se trouve à équidistance, ces événements ont lieu simultanément, mais un autre observateur qui se trouve plus près de l’événement A va considérer qui celui-ci s’est produit avant l’événement B, tandis que celui qui se trouve plus près de va considérer le contraire. En fait, les trois observateurs ont raison. Mieux, ils ont raison selon leur point de référence, dès lors que le temps est relatif à la position de l’observateur. Est-ce clair ?

 

- Oui.

 

- Tout cela signifie donc qu’il n’y a pas de présent universel. Ce qui est présent pour un observateur est passé pour un autre et futur pour un troisième. Comprenez-vous ce que cela veut dire ? Une chose n’est pas encore arrivée et elle est déjà arrivée. Yin et yang. Tel événement est inévitable parce qu’il s’est déjà produit à un point et qu’il va se reproduire à un autre, même si on ne le voit pas.

 

- Voilà qui est étrange, non ?

 

- Très étrange, concéda le Bodhisattva. Et pourtant, c'est ce que disent les théories de la relativité. En outre, cela cadre avec l’affirmation de Laplace selon laquelle le futur, tout comme le passé, se trouve déjà déterminé. (Il se tourna vers Tomàs.) Pour en revenir au paradoxe des jumeaux, il est important d’établir que la perception temporelle de l’observateur dépend de la vitesse à laquelle il se déplace. Plus son déplacement se rapproche de la vitesse de la lumière, plus son horloge tourne lentement. Mais pour cet observateur le temps reste normal, une minute continue d’être une minute. Ce n’est que pour celui qui se déplace à une vitesse moindre que l’horloge du premier observateur semble plus lente. De même, l’observateur qui circule à une vitesse proche de celle de la lumière verra la terre tourner autour du soleil à une très grande vitesse. Et il lui semblera que le temps de la terre s’accélère, qu’une année passe en une seconde, mais, sur terre, un an continuera à être un an.

 

- Mais ça n’est que de la théorie ?

 

- En fait, cela a déjà été prouvé, répondit Tenzing. En 1972, on a placé une horloge de haute précision à bord d’un jet très rapide, pour ensuite comparer sa mesure du temps avec cette d’une autre horloge de haute précision restée sur terre. Quand l’appareil volait vers l’est, l’horloge qui se trouvait à bord a perdu soixante nanosecondes para rapport à celle qui était au sol. Lorsque l’avion s’est dirigé vers l’ouest, l’horloge volante a gagné plus de deux cent soixante-dix nanosecondes. Cette différence procède, évidemment, de l’association de la vitesse du jet avec celle de la rotation de la terre. Quoi qu’il en soit, tout cela a été confirmé par les astronautes du Space Shuttle.

 

- Hum…

 

- Bien, venons-en à présent au point crucial, celui de la gravité. Le vieux Tibétains se redressa. L’une des choses qu’Einstein a découvertes est que l’espace-temps était courbe. Quand une chose s’approche d’un objet très grand comme le soleil, elle est attirée par cette énorme masse, comme si soudain, elle arrivait au bord d’un gouffre. C’est ce qui explique la gravité. L’espace se courbe et, comme l’espace et le temps sont liés, le temps se courbe également. Ce que la théorie de la relativité générale a révélé, c’est que le passage du temps est plus lent en des lieux de forte gravité et plus rapide en des lieux de faible gravité. Ceci entraîne diverses conséquences, toutes liées entre elles. La première est que chaque objet existant dans le cosmos possède sa propre gravité, résultant de ses caractéristiques, ce qui signifie que le temps passe d’une manière différente en chaque point de l’univers. La deuxième conséquence est que le temps sur la lune est plus rapide que le temps sur la terre et le temps sur la terre plus rapide que le temps sur le soleil. Plus un objet a de masse, plus le temps est lent à sa surface. Les objets connus les plus chargés en gravité sont les trous noirs, ce qui signifie que si une navette s’approchait d’un trou noir, l’équipage verrait défiler sous ses yeux l’histoire de l’univers en accéléré, jusqu’à sa fin.

 

- C’est extraordinaire, commenta Tomàs. Mais quel est le rapport avec notre question ?

 

- Ceci pour vous expliquer qu’Einstein a décidé de partir du principe que les six jours de la Création, tels qu’ils sont décrits dans la Bible, devaient être regardés à la lumière de la relation entre le temps sur la terre et l’espace-temps dans l’univers. Quand il parle d’un jour, l’Ancien testament fait évidemment référence à un jour terrestre. Mais selon les théories de la relativité, plus un objet a de masse, plus le passage du temps est lent à sa surface. Et la question qu’Einstein s’est posée est la suivante : combien de temps, à l’échelle temporelle de l’univers, correspond un jour sur terre ?

 

La question resta un instant en suspens.

 

- Je commence maintenant à comprendre les calculs et les équations que j’ai lus dans le manuscrit, murmura Ariana. Einstein cherchait à mesurer le passage du temps à l’échelle de l’univers.

 

- Exactement, dit Tenzing en souriant. La Bible elle-même établit que la terre n’a été créée que le troisième jour. Donc, bien que la mesure soit donnée en jours terrestres, l’Ancien Testament se réfère à l’évidence au troisième jour à l’échelle de l’univers, puisque, les deux premiers jours, la terre n’existait pas.

 

- Mais quel est le point de référence pour la mesure ? dit l’Iranienne.

 

- Einstein s’est fondé sur une prévision faite en 1948 concernant la théorie du Big Bang : l’existence de la lumière rémanente du grand acte de la Création de l’univers. Chaque onde de lumière fonctionnerait comme un « tic » d’un grand « tic-tac » universel. Les ondes qui atteignent la terre se prolongent de 2,12 fractions d’un million, comparées aux ondes gérées par la lumière sur terre. Cela signifie, par exemple, qu’à chaque million de secondes, le soleil perd 2,2 secondes. La question est la suivante : si le soleil perd plus de deux secondes par rapport à la terre, combien de temps perd tout l’univers, dont la masse est bien plus élevée ?

 

- Attendez, réagit Ariana. Que je sache, la gravité de l’univers varie au fil du temps. Au début, quand toute la matière était concentrée, la gravité était plus élevée que par la suite. Est-ce qu’Einstein a considéré ce fait ?

 

- Bien sûr qu’il l’a considéré. (Le bouddhiste joignit ses deux mains, comme s’il pressait un objet.) Lorsque l’univers commença, toute la matière était concentrée. Ce qui signifie que la force de gravité initiale était énorme et, par conséquent, le passage du temps très lent. (Ses mains s’écartèrent lentement.) A mesure que la matière se dilatait, le passage du temps s’accélérait, car la gravité diminuait.

 

- Et dans quelle mesure le temps initial était-il plus lent ?

 

- Un million de million de fois, dit Tenzing. Ce calcul est confirmé par la mesure des ondes de lumière primordiales.

 

- Mais ensuite, il s’est accéléré.

 

- Bien sûr.

 

- Dans quelle proportion ?

 

- Chaque duplication de la taille de l’univers a accéléré le temps par un facteur de deux.

 

- Et qu’ont révélé ces calculs ?

 

Le Bodhisattva carta les bras.

 

- Une chose extraordinaire ! s’exclama-t-il ! Le premier jour biblique dura 8 milliards d’années. Le deuxième jour dura 4 milliards, le troisième dura 2 milliards, le quatrième dura 1 milliard, le cinquième dura 500 millions d’années et le sixième jour dura 250 millions d’années.

 

- La somme de tout ça donne combien ?

 

- 15 milliards d’années.

 

Ariana resta un long moment le regard rivé sur Tenzing.

 

- 15 milliards d’années ?

 

- Oui.

 

- Mais c’est une coïncidence stupéfiante !

 

Tomàs remua sur son coussin..

 

- Excusez-moi. Pourriez-vous m’expliquer ? Qu’est-ce que 15 milliards d’années ont-ils de si particulier ?

 

Ariana le regarda.

 

- La Bible dit que l’univers a commencé il y a 15 milliards d’années.

 

- Et alors ?

 

- Et alors ? Connais-tu les calculs actuels sur l’âge de l’univers ?

 

- Heu..non.

 

- Les données scientifiques établissent l’âge de l’univers entre 10 et 20 milliards d’années. Or 15 milliards d’années est exactement le point intermédiaire. Les derniers calculs les plus précis, du reste, approchent les 15 milliards d’années. Par exemple, une vérification récente de la NASA a estimé l’âge de l’univers autour de 14 milliards d’années.

 

- Hmm, considéra Tomàs, songeur. C’est une curieuse coïncidence.

 

Tenzig inclina la tête.

 

- C’est précisément ce qu’a pensé Einstein. Une curieuse coïncidence. Si curieuse, qu’elle l’a encouragé à poursuivre ses calculs. Il décida alors de compter chaque jour biblique avec les événements qui se sont produits simultanément dans l’univers.

 

- Et qu’est-ce que ça a donné ? demanda Ariana.

 

- Oh, des choses très intéressantes. (Le bouddhiste leva son pouce.) Le premier jour biblique a duré 8 milliards d’années. Il a commencé voilà 15,7 milliards d’années et s’est terminé il y a 7,7 milliards d’années. La Bible dit que c’est à cette époque que se fit la lumière et que furent créés le ciel et la terre. Or, durant cette période, nous savons que s’est produit le Big Bang et que la matière s’est créée. Puis les étoiles et les galaxies se sont formées.

 

- Très bien, acquiesça Ariana. Et ensuite ?

 

- Le deuxième jour biblique dura 4 milliards d’années et s’acheva voilà 3,7 milliards d’années. La Bible dit que Dieu créa le firmament au cours de ce deuxième jour. Nous savons aujourd’hui que c’est durant cette période que s’est formée notre galaxie, la Voie lactée et le soleil. Autrement dit, tout ce qui se trouve aux environs de la terre a été créé à cette époque.

 

- Intéressant. Et le troisième jour ?

 

- Le troisième jour biblique, correspondant à 2 milliards d’années, qui prirent fin voilà 1,7 milliards d’années, parle de la formation de la terre et de la mer et de l’apparition des plantes. Les données scientifiques indiquent que la terre s’est refroidie au cours de cette période et que l’eau est apparue à l’état liquide, aussitôt suivie par l’apparition de bactéries et de végétation marine, à savoir des algues. Le quatrième jour biblique dura 1 milliard d’années et se termina voilà 750 millions d’années. La Bible dit que sont apparues pendant ce quatrième jour les lumières du firmament, à savoir le soleil, la lune et les étoiles.

 

- Attendez, interrompit Tomàs. Le soleil et les astres qui nous entourent ne sont-ils pas déjà apparus le deuxième jour ?

 

- Oui, acquiesça Tenzing. Mais ils n’étaient pas encore visibles.

 

- Comment ça, ils n’étaient pas encore visibles ? Je ne comprends pas ..

 

- Le soleil et les étoiles de la Voie lactée sont apparus durant le deuxième jour biblique, il y a environ 7 milliards d’années, mais elles n’étaient pas visibles de la terre. La Bible dit qu’ils ne sont devenus visibles que le quatrième jour. Or le quatrième jour correspond justement à la période où l’atmosphère de la terre est devenue transparente laissant voir le ciel. Il correspond aussi à la période où la photosynthèse a commencé à émettre de l’oxygène dans l’atmosphère.

 

- Ha, j’ai compris.

 

Tenzing prit le gros volume posé près de lui et en consulta les premières pages.

 

- Le cinquième jour biblique dura 500 millions d’années et s’acheva il y a 150 millions d’années. (Il posa un doigt sur une ligne du texte.) Il est ici écrit que le cinquième jour, Dieu dit : « Que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres vivants et que des oiseaux volent au-dessus e la terre contre le firmament du ciel. » (Il regarda les deux visiteurs.) Comme on peut le voir, les études géologiques et biologiques indiquent pour cette période l’apparition des animaux multicellulaires et de toute la vie marine, ainsi que les premiers animaux volants.

 

- Incroyable.

 

- Et nous arrivons au sixième jour biblique, qui commença voilà 250 millions d’années. (Le Tibétain parcourut du doigt quelques lignes plus bas. Selon la Bible, Dieu dit : « Que la Terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leu espèce. » Et, plus loin, Dieu ajoute : « Faisons l’homme. » (Il leva la tête.) Intéressant, non ?

 

- Mais les animaux existent depuis plus de 250 millions d’années, argumenta Ariana.

 

- Bien sûr qu’ils existent, concéda Tenzing. Mais pas ces animaux.

 

- Que voulez-vous dire ?

 

Le Bodhisattva fixa Ariana des yeux.

 

- Dites-moi, Mademoiselle, en termes biologiques, savez-vous ce qui s’est produit il y a exactement 250 millions d’années ?

 

- Eh bien.. Il y a eu une grande extinction, c’est ça ?

 

- Tout à fait. Il y a 250 millions d’années, s’est produite la plus grande extinction d’espèces connue. Pour une raison qui reste indéterminée, mais que certains supposent liée à un impact d’un grand corps céleste dans l’Antarctique, environ quatre-vingt-cinq pour cent des espèces existantes se sont éteintes du jour au lendemain. Même un tiers des insectes a disparu, la seule extinction massive d’insectes connue. Cette extinction a failli éradiquer toute vie sur terre. Ce grand cataclysme s’est produit précisément il y a 250 millions d’années. Curieusement, au moment où commence le sixième jour biblique. (Il fit une pause.) Après cette monumentale extinction massive, la terre a été repeuplée. (Il regarda de nouveau le livre ouvert dans ses mains.) Avez-vous déjà remarqué cette référence explicite de la Bible aux reptiles selon leur espèce ?

 

- Seraient-ce les dinosaures ?

 

- On en a l’impression. Du reste, cela coïncide avec la période. Et, remarquez également que l’homme surgit à la fin. C’est-à-dire à la fin de la chaîne de l’évolution.

 

- C’est..surprenant, commenta Ariana. Mais pensez-vous que cela signifie qu’il y a eu création et non évolution ?

 

- Bêtise ! rétorqua Tenzing. Bien sûr qu’il y a eu évolution. Mais ce qui est intéressant dans le travail d’Einstein, c’est que l’histoire biblique de l’univers, quand le temps est mesuré d’après les fréquences de la lumière prévue par la théorie du Big Bang, cadre avec l’histoire scientifique de l’univers.

 

Tomàs s’éclaircit la voix.

 

- Tel est donc le contenu du manuscrit d’Einstein ?

 

- Oui.

 

- Cela signifie alors qu’il estimait que la Bible est vraie..

 

Le Bodhisattva secoua la tête.

 

- Pas exactement.

 

- Non ? C’est-à-dire..

 

- Einstein ne croyait pas au Dieu de la Bible, il ne croyait pas en un Dieu mesquin, jaloux et vaniteux qui exige adoration et fidélité. Il considérait que le Dieu de la Bible était une construction humaine. Mais, en même temps, il est arrivé à la conclusion que la sagesse antique renfermait des vérités profondes et il se prit à croire que l’Ancien Testament cachait un profond secret.

 

- Un grand secret ? Quel secret ?

 

- La preuve de l’existence de Dieu.

 

- Quel Dieu ? Le Dieu mesquin, jaloux et vaniteux ?

 

- Non. Le véritable Dieu. La force intelligente qui est derrière tout. Le Brahman, la Dharmakāya, le Tao. L’un qui se révèle multiple. Le passé et le futur. L’Alpha et l’Oméga, le yin et le yang. » (..)

 

 

 

 

 

 

 

Extrait de La Formule de Dieu, de Dos Santos.

 

Tous droits réservés.

 

© 2006 pour l’édition originale en portugais

 

©2012 pour la traduction française.

 

Ne pas reproduire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Extrait III

 

 

 

 

 

 

 

Note finale du romancier :

 

« Lorsque l’astrophysicien Brandon Carter proposa, en 1973, le principe anthropique, une partie de la communauté scientifique entra dans un vif débat concernant la position de l’humanité dans l’univers et le sens ultime de son existence. Puisque l’univers est réglé pour nous créer, avons-nous un rôle à jouer dans cet univers ? Qui a conçu ce rôle ? Et surtout, quel est ce rôle ?

 

C’est à partir de Copernic que les scientifiques ont commencé à croire que l’existence des êtres humains était insignifiante au sein du cosmos, une idée qui par la suite domina la pensée scientifique. Mais, dans les années 1930, Arthur Eddington et Paul Dirac ont relevé de surprenantes coïncidences concernant un nombre incommensurable qui apparaissait dans les contextes les plus divers de la cosmologie et de la physique quantique, l’étrange 1040.

 

Les observations de nouvelles coïncidences s’accumulèrent au fil du temps. On découvrit que les constantes de la nature dépendaient de valeurs extrêmement précises pour que l’univers soit ce qu’il est et l’on s’aperçut que l’expansion de l’univers, jusque dans ses mécanismes les plus infimes, ne pouvait être que rigoureusement contrôlée pour produire le mystérieux équilibre qui permet notre existence. Les découvertes se multiplièrent. On comprit que les structures essentielles à la vie, comme l’apparition d’étoiles ressemblant au soleil ou le processus de production du carbone, dépendaient d’un prodigieux et improbable concours de hasards successifs.

 

Quelles sont les significations de ces découvertes ?

 

La première constatation est que l’univers a été conçu avec une précision propre à générer la vie. Mais cette conclusion pose inévitablement un problème philosophique majeur : la question de l’intentionnalité de la création de l’univers.

 

Pour contrer l’évidente conclusion découlant de ces découvertes, beaucoup de scientifiques défendent l’idée que notre univers n’en est qu’un parmi des milliers de millions d’autres univers, chacun avec des constantes de valeurs différentes, ce qui signifie qu’ils sont presque tous dépourvus de vie. Dans ces conditions, le fait que notre univers soit programmé pour produire la vie n’est qu’une coïncidence, d’autant que la vie est absente de la plupart des autres univers. Le problème de cet argument, c’est qu’il n’est fondé sur aucune observation ni découverte. Personne n’a jamais détecté les moindres traces de l’existence d’autres univers, ni observé différentes valeurs des constantes de la nature. Autrement dit, l’hypothèse des multi-univers repose précisément sur ce que la science critique le plus dans la pensée non scientifique : la foi.

 

Peut-on dire la même chose de la thèse qui sous-tend ce roman ? L’idée d’un univers cyclique, pulsant au rythme de Big Bang et de Big Crunch successifs, se trouve inscrite dans diverses cosmogonies mystiques, y compris dans l’hindouisme. Dans le domaine scientifique, elle a été avancée pour la première fois par Alexander Friedmann, puis développée séparément par Thomas Gold et John Wheeler. Cette théorie dépend, bien sûr, d’une prémisse essentielle – selon laquelle l’univers ne finira pas dans un Big Freeze, mais dans un Big Crunch. L’observation de l’accélération de l’expansion de l’univers indiquerait plutôt un Big Freeze, mais il y a de bonnes raisons de croire que cette accélération est temporaire et que le Big Crunch demeure possible.

 

Ce roman envisage une hypothèse encore plus délicate, qui repose sur la prémisse de l’univers cyclique, mais qui va bien au-delà. Il s’agit de la possibilité que le cosmos soit organisé pour créer la vie, sans que celle-ci soit une fin en elle-même, mais seulement un moyen pour permettre le développement de l’intelligence et de la conscience, lesquelles, à leur tour, deviendraient des instruments pour atteindre l’ultime endgame de l’univers : la Création de Dieu. L’univers serait alors un immense programme cyclique élaboré par l’intelligence d’un univers antérieur afin d’assurer son retour dans l’univers suivant.

 

Bien que théorique, cette possibilité d’un univers en pulsations cadre avec certaines découvertes scientifiques faites par l’homme. Certes, il n’existe aucune preuve qu’avant notre univers il y a eu un autre univers qui a fini dans un Big Crunch. Il est tout à fait possible que d’autres univers aient existé avant le nôtre, mais le Big Bang en a effacé toutes les preuves. Les traces du dernier Oméga ont été balayées par notre Alpha. Mais c’est un fait que le Big Bang a été provoqué par quelque chose. Quelque chose que nous ignorons.

 

Il s’agit donc d’une simple possibilité – mais d’une possibilité qui, bien que métaphysique, repose sur une hypothèse admise par la physique.

 

À ceux qui douteraient du fondement scientifique de cette hypothèse, je suggère de consulter la bibliographie dont je me suis servi pour étayer la thèse qui sous-tend ce roman. Concernant les questions liées au principe anthropique et à l’expansion de l’intelligence dans le cosmos, j’ai inlassablement puisé dans The Anthropic Cosmological Principle, de John Barrow et Franck Tipler ; The Physics of Immortality, de Franck Tiple ; The Constants of Nature, de John Barrow ; et The Accidental Universe, de Paul Davies. Pour les conclusions soutenant l’imaginaire de Die Gottesformel, je me suis appuyé sur The Science of God, de Gerald Schroeder. Pour l’information scientifique générale, j’ai recouru à Theories of the Universe, de Gary Moring ; Universe, de Martin Rees ; The Meaning of Relativity, d’Albert Einstein ; The Evolution of Physics, d’Albert Einstein et Leopold Infeld ; The Physical Principles of the Quantum Theory ; La Nature dans la Physique contemporaine, de Werner Heisenberg ; Chaos, de James Gleick ; The Essence of Chaos, de Edward Lorenz ; Introducing Chaos, de Ziauddin Sardar et Iwona Abrams ; Le Chaos et l’Harmonie, de Trinh Xuan Thuan ; Chaos and Nonlinear Dynamics, de Robert Hilborn ; Sync, de Paul Davies ; The Tao of Physics, de Fritjof Capra ; Introducing Time, de Craig Callender et Ralph Edney ; A short History of Nearby Everything, de Bill Bryson ; Cinq équations qui ont changé le monde, de Michael Guillen ; How we Believe, de Michael Shermer.(..)

 

 

 

 

 

 

 

Extrait de La Formule de Dieu, de Dos Santos.

 

Tous droits réservés.

 

© 2006 pour l’édition originale en portugais

 

©2012 pour la traduction française.

 

Ne pas reproduire.