Si l’espace n’est pas plat..

 

 

 

Naissance d’une science

 

 

Jean-Claude Carrière - À quel niveau commence-t-on à « voir » ?

 

Jean Audouze - Question complexe. Il faudrait d’abord se demander : qu’est-ce que « voir » ?

 

Michel Cassé - Voir nécessite toujours d’éclairer. Mais avec quoi éclaire-t-on ? Dans les microscopes électroniques on éclaire avec des électrons, et non pas avec de la lumière. Voir, c’est surtout dévier. Chaque fois qu’on observe une déviation, on peut dire qu’on voit.

 

Jean Audouze - Et on « voit » tout, jusqu’aux briques élémentaires, jusqu’aux quarks, mais grâce à des prothèses particulières et compliquées.

 

Jean-Claude Carrière - Premiers problèmes de vocabulaire.

 

Jean Audouze - Dans l’infiniment petit, je le répète, on ne peut pas parler de « dimension », sinon avec prudence, avec une réserve mentale. Pour aborder les particules, pour les qualifier, les scientifiques utilisent toujours le langage mathématique.

 

Jean-Claude Carrière - Cette précaution prise, je reviens à Michel. Il a dit une fois : « L’astrophysique est le mariage de la terre et du ciel dans la pensée humaine. » Mais de quel besoin est-elle née ? Quelles fées se penchèrent sur son berceau ?

 

Michel Cassé - L’astrophysique est née du mariage de la physique, science de l’expérience qui étudie la composition et les lois de la matière ici-bas, et de l’astronomie, qui est un regard porté sur le cosmos, sur l’inaccessible. Sans la physique, l’astronomie n’a pas de tête. Sans l’astronomie, la physique n’a pas d’ailes. Le physicien de laboratoire conduit son investigation en trois étapes, l’expérience, l’observation, la déduction.

 

Jean-Claude Carrière - Tu oublies le doute.

 

Michel Cassé - Ce n’est pas une étape. Il est au cœur même du processus de recherche.

 

Jean Audouze - De ces différentes étapes, la première, l’expérience, est plus ou moins absente de l’astronomie.

 

Jean-Claude Carrière - En effet, comment manipuler les étoiles ?

 

Michel Cassé - Les corps célestes ne sont évidemment pas maniables. Ils sont trop lourds et trop éloignés. L’astronome peut examiner le Soleil, et l’examiner en détail, car il est l’étoile la plus proche. Mais s’il veut examiner une étoile deux fois moins massive que le Soleil, il ne peut pas couper le Soleil en deux.

 

Jean-Claude Carrière - Alors que fait-il ? Il renonce ?

 

Michel Cassé - Non, il regarde ailleurs et cherche dans le champ stellaire une étoile qui lui convienne, qu’il puisse comparer à la moitié du Soleil. L’astronome ne modifie en aucune manière le territoire de son observation. Les étoiles ne se troublent pas sous notre regard. En revanche l’observateur peut affiner son regard, aiguiser sa sensibilité. À son détecteur personnel de photons, son œil, il peut substituer toute une batterie d’organes sensoriels artificiels, des télescopes par exemple, mais surtout, et de plus en plus, des récepteurs sensibles aux rayonnements qui échappent au regard humain, l’infra-rouge, l’ultra-violet, le rayonnement gamma et d’autres encore.

 

Jean Audouze - L’astronome, aujourd’hui, possède des yeux montés sur satellite et tournant autour de la Terre.

 

Michel Cassé - Ces yeux artificiels scrutent en permanence l’invisible cosmique. Grâce à eux, l’astronome voit un ciel nouveau. Primauté à la vision. Voir d’abord. L’idée devient, selon la définition de Voltaire (encore lui !), « image qui se peint dans notre cerveau ». Pas besoin d’être philosophe pour emprunter ses métaphores à la perception visuelle. Je vois veut dire je comprends et cela dans beaucoup de langues. Je vois, c’est clair, la lumière se fait dans mon esprit. Le simple fait d’y regarder de plus près change mes idées.

 

Jean-Claude Carrière - Ce que fit Galilée.

 

Michel Cassé - Exactement. Jusque-là, et depuis Aristote, le cosmos était divisé en deux, le monde sublunaire, sujet au déclin et à la corruption, et le monde supra-lunaire, réputé incorruptible et par conséquent éternel. Ce cosmos supra-lunaire était peuplé de « sphères idéales », parfaitement lisses, sans aucun accident. Le jour où Galilée, en observant la lune avec une lunette, y découvrit des montagnes, les sphères idéales volèrent en éclats, et avec elles se dissipa l’ancien système du monde.

 

Jean Audouze - L’astrophysique était en train de naître. Cette jeune science, fille de l’astronomie qui observe et de la physique qui expérimente, proclame - entre autres affirmations - l’identité physique du ciel et de la terre.

 

Michel Cassé - Une double identité, celle de la substance, de la matière, et celle des lois qui la régissent. Ce qui est ici est ailleurs, ce qui n’est pas ici n’est nulle part.

 

Jean-Claude Carrière - Pour le moment.

 

Jean Audouze - Pour le moment, et à nos yeux. Mais cette identité chaque jour se confirme.

 

Michel Cassé - Un autre point : le physicien de laboratoire, à chaque instant, peut modifier son équipement et varier les paramètres de son expérience, aussi souvent qu’il le désire, pour mettre une loi à l’épreuve des faits.

 

Jean Audouze - « Aussi souvent qu’il le désire », c’est beaucoup dire. Son travail est limité par l’habileté de sa main, par l’acuité de son œil, mais surtout par son budget. La taille d’un accélérateur, le diamètre d’un télescope dépendent de ce budget.

 

Michel Cassé - Mais l’univers met à notre disposition, et gratuitement, des expériences de physique observables.

 

Jean Audouze - C’est vrai. C’est l’expérience à bon marché, le laboratoire cosmique où nous observons sans intervenir. Les exemples, nombreux, sont devenus classiques : la matière hyperdense et hypermagnétisée des étoiles à neutrons, les réacteurs nucléaires naturels que sont les étoiles, la catalyse chimique dans les milieux raréfiés que sont les nuages de gaz interstellaire, les sources de neutrinos énergétiques que sont les explosions de supernovæ...

 

Jean-Claude Carrière - Doucement, doucement...

 

Michel Cassé - Dans le grand théâtre du ciel, l’astronome s’est entraîné à prévoir certains phénomènes. Il a confirmé ses capacités de connaître, il a pris confiance, il a cherché et trouvé dans le ciel la preuve de sa lucidité. Mais ces images lointaines, à jamais lointaines, il les perçoit grâce à des spectres qui ne concernent souvent que la peau lumineuse des objets.

 

Jean Audouze - Le centre de l’étoile lui échappe. Et pour longtemps, peut-être. Le cœur de l’étoile : un autre invisible.

 

 

Le désert de l’astronome

 

 

Jean-Claude Carrière - Ses déductions reposent donc sur des données incomplètes et rares ?

 

Michel Cassé - Et superficielles. C’est pourquoi l’astronome doit faire intervenir dans ses raisonnements une certaine part de spéculation. L’observation et l’analyse des données sont très difficiles, car elles se présentent sous une apparence extrêmement chaotique. La découverte du schéma organisateur, d’un fil rouge si tu préfères, requiert une large expérience, un scrupule particulier dans l’analyse et même, assez souvent, le regard d’une certaine foi. Foi en la physique.

 

Jean-Claude Carrière - Voilà un mot que je n’attendais pas.

 

Michel Cassé - Bien sûr, il choque. Mais l’astrophysicien vit dans le désert des chiffres et des équations. Le grand vide est son attente. Sa foi de physicien l’aide à supporter la distance.

 

Jean Audouze - Quand le schéma est découvert, quand le fil rouge est tendu, il revient au théoricien de l’expliquer en termes de principes premiers, de lois de la nature. À ce moment-là l’astronomie vire à la physique fondamentale.

 

Jean-Claude Carrière - Cet astronome-physicien, de quelles lois dispose-t-il ?

 

Michel Cassé - Des lois de la science, extraites de la matière et de la lumière, qui sont accessibles à la pratique du laboratoire ; autrement dit des lois terrestres, qu’il suppose applicables (et non sans raison) ailleurs, là-bas, dans l’au-delà des cieux.

 

Jean Audouze - Aussi loin que portent les télescopes, les mêmes atomes émettent la même lumière. Les très lointains quasars, qui gisent dans l’espace à plusieurs milliards d’années-lumière, émettent un rayonnement que peut recevoir et comprendre un physicien de la planète Terre.

 

Jean-Claude Carrière - C’est donc une immense nouvelle. Matière et lumière sont les mêmes partout. Le monde est un. On s’en doutait depuis longtemps, mais tout de même.

 

Michel Cassé - Et l’intelligibilité s’accroît. L’homme est cosmologiquement tout petit, mais sa pensée s’infiltre dans la jeunesse turbulente de l’univers, vers les jours orageux de son enfance. Il faut relever ici un trait fondamental de sa quête. Les conditions physiques des systèmes cosmiques, température, densité, champs magnétiques, etc., sont souvent plus extrêmes que celles que nous sommes capables de produire dans les expériences de laboratoire. Et pourtant, malgré ces différences considérables, la plupart de nos expériences de laboratoire semblent se prolonger naturellement jusqu’aux objets célestes. Ce qui s’explique chez nous s’explique aussi là-bas et cette extraordinaire continuité des lois est le support de votre recherche.

 

Jean Audouze - Mais il existe quelques cas où cette extrapolation est un échec.

 

Jean-Claude Carrière - Par exemple ?

 

Jean Audouze - Prenons la pomme légendaire de Newton, qui lui inspira (dit-on) la loi de la gravitation : cette loi a subi l’épreuve du laboratoire, à maintes reprises. On l’a trouvée satisfaisante et la valeur de la constante de gravitation (un nombre invariable) a été déterminée avec précision. Mais ces expériences en laboratoire ne concernent que des masses très limitées, parfaitement insignifiantes à l’échelle de l’univers. Le cosmologiste, s’il veut appliquer cette loi aux grandes structures, doit la modifier, il doit même lui substituer une autre loi, infiniment moins simple d’usage, relativiste pour tout dire et nécessaire à la cosmologie.

 

Jean-Claude Carrière - Il s’agit d’une spéculation ? D’un changement nécessaire de loi ?

 

Michel Cassé - La physique et les sciences du ciel sont en constante interaction. Il en va ainsi non seulement de l’étude du mouvement, ou si l’on veut de la description externe des systèmes, mais également de l’étude de la structure interne des astres et de la matière qui les entoure. Au premier niveau d’investigation que l’on pourrait appeler « expérience externe de la chose » - l’étoile vue de l’extérieur - s’ajoute une quête plus profonde de la « nature intime de l’objet », qui consiste en quelque sorte à s’immiscer dans son sein pour y étudier les conditions physiques et même, suprême raffinement, la composition chimique de sa substance profonde.

 

Jean-Claude Carrière - Comment fait-on ?

 

 

Les bâtisseurs d’étoiles

 

 

Michel Cassé - Nous construisons par la pensée des étoiles vivantes, évolutives, qui dorment maintenant dans le cœur des grands ordinateurs et qu’on vient réveiller pour les mettre en présence de leur contrepartie réelle, observée.

 

Certains dessinent des modèles de haute-couture, d’autres des prototypes de voitures de course. Nous bâtissons des étoiles en chiffres, chiffres qui décrivent les étoiles non seulement dans leur structure mais dans leur devenir. Et ces étoiles sont transparentes. Scaphandriers stellaires, nous descendons au cœur de nos rayonnantes amies, qui ne sont à tout prendre que des réacteurs thermonucléaires à confinement gravitationnel, des bombes à hydrogène pour la plupart d’entre elles, mais qui ont la sagesse d’exploser en plusieurs millions ou milliards d’années. Des étoiles, nous prévoyons même le destin. Etoile, dis-moi ta masse, je te dirai combien de temps tu vivras et comment tu succomberas.

 

Jean Audouze - Nous parlions des extrapolations, maître-mot de l’astrophysique. Quelquefois elles sont nettes et sans bavures, parfois plus ambiguës. Cela peut entraîner l’infiltration de certaines hypothèses vagues, ou de certains éléments spéculatifs, dans le corps même de la théorie. Pour cette raison, bien que l’astronomie new-look soit partie intégrante de la physique, elle reste toujours un peu à l’écart des autres disciplines scientifiques.

 

Jean-Claude Carrière - Manque de rigueur ?

 

Jean Audouze - Impossibilité d’expérimentation classique.

 

Michel Cassé - Pour moi, la dernière aventure du siècle est semblable à une introspection. Il ne s’agit plus de peindre d’après nature avec des mots, il faut s’anéantir au cœur, au point focal où tout prend source et sens ; se voir naître, en quelque sorte, fruit de l’amour de la lumière, des nuages et des étoiles. Mais au-delà d’un certain horizon les idées se font brumeuses, comme celles qui s’agitent dans l’arrière-fond de l’inconscient, et la belle caravelle de la cosmologie se perd dans le brouillard des prétendus commencements.

 

Jean Audouze - En d’autres termes, en un premier temps le cosmologiste voit clairement, quand il regarde autour de lui. Ensuite, quand il pénètre plus profondément l’espace et le temps, les objets deviennent flous, l’univers perd sa netteté.

 

Michel Cassé - Cela fait penser aux différents niveaux de conscience.

 

Jean-Claude Carrière - Cela rappelle aussi les trois états du zen.

 

Jean Audouze - C’est-à-dire ?

 

Jean-Claude Carrière - C’est un cheminement célèbre, qu’on peut résumer ainsi : « Avant d’étudier le zen, les montagnes sont des montagnes et les rivières des rivières. Pendant que vous étudiez le zen, les montagnes ne sont plus des montagnes, ni les rivières des rivières. Mais dès que vous avez atteint l’éveil, les montagnes sont à nouveau des montagnes, et les rivières des rivières. »

 

Jean Audouze - Nous n’avons pas atteint le troisième état. Nous le cherchons.

 

Michel Cassé - Et dans la course à l’origine, l’ultime tempête de l’espace-temps détruit l’armada théorique qui s’est égarée dans un brouillard brûlant - et cela à quelques encablures du mirage de l’origine, de cet instant paradoxal, instant dans un temps qui n’existe pas encore.

 

Jean-Claude Carrière - La physique est donc devenue folle ?

 

Michel Cassé - Elle contient deux principes qui sont actuellement antagonistes. Le bras droit de la théorie, la mécanique quantique, en vient à affronter le bras gauche, en l’occurrence la relativité générale. Cette partie de bras de fer avec soi-même conduit à une faillite du langage. On ne peut plus utiliser le temps pour ordonner les événements. Le voici lui-même en passe de fluctuer. Silence donc sur ces origines hypothétiques.

 

Jean Audouze - Mais il reste beaucoup à dire.

 

Jean-Claude Carrière - Nous avons à peine commencé et Michel nous dit déjà : Silence !

 

Jean Audouze - Et nous parlons de mécanique quantique et de relativité générale comme si ces notions, étonnamment complexes, étaient monnaie courante. Il faudra bien tenter de les évoquer, à défaut de les définir.

 

Jean-Claude Carrière - Nous les évoquerons le moment venu.

 

Michel Cassé - Oui, nous en parlerons. Nous essayerons d’en parler. Repoussons le silence. Orphée est de retour des enfers et il a besoin de parler. Car la nouvelle est bonne : la genèse des noyaux d’atomes dans les étoiles s’impose à la pensée et l’idée d’une alchimie céleste, aussi fantasmagorique qu’elle puisse paraître, est aujourd’hui parfaitement admise dans les cénacles des physiciens, à preuve le prix Nobel de Physique attribué en 1983 à un des pères fondateurs de l’astrophysique nucléaire, notre maître William Fowler, qui a révélé les secrets de la transmutation des éléments au sein des étoiles. Les universités et les laboratoires les plus sérieux avec parmi eux, et en très bonne place, les instituts français, conjuguent leurs efforts pour élaborer une véritable généalogie de la matière.

 

Jean-Claude Carrière - L’astrophysique nous ouvre ainsi à l’histoire universelle des éléments premiers qui servent de support à toutes choses, et par conséquent à nous-mêmes ?

 

Michel Cassé - Sans le savoir nous bâtissons nos citadelles - et même nos théories - avec la poussière des étoiles, apportée par les vents stellaires.

 

 

Le ciel analogue

 

 

Jean Audouze - C’est tout notre rapport avec le ciel qui change.

 

Michel Cassé - Le ciel est notre père et notre mère, et désormais nous le savons. Notre matière a été façonnée dans les étoiles, ce qui nous donne avec le ciel un lien de consanguinité, un lien génétique. Découverte fondamentale, qui bouleverse les idées anciennes, philosophiques et religieuses, les spéculations sur la « nature unique » de l’homme, sur notre spécificité.

 

Jean Audouze - On ne regarde plus le ciel, la nuit, de la même façon. Ce n’est plus une voûte qui nous protège ou nous menace. Si infime que soit notre personne, elle est une partie du tout : nous sommes les enfants du ciel.

 

Michel Cassé - Et nous y trouvons un bonheur. Ce ciel analogue est un enchantement. Il nous invite à la découverte. La « réalité » du ciel (un mot qu’il faut toujours utiliser avec la prudence des guillemets), cette « réalité » est aussi belle, aussi excitante que le fruit de l’imaginaire le plus ardent.

 

Jean Audouze - Elle est même, je crois, plus belle.

 

Jean-Claude Carrière - De géomètres, vous voici donc devenus physiciens ?

 

Jean Audouze - Sans cesser d’être géomètres.

 

Michel Cassé - Pour faire avancer la physique, aujourd’hui, pour traquer l’invisible, il nous faut des outils qui sont parfois énormes. Et notre pensée n’a pas cessé de changer avec l’apparition de ces outils nouveaux.

 

Jean-Claude Carrière - La pensée façonne l’outil, et l’outil change la pensée ?

 

Michel Cassé - C’est à peu près ça.

 

Jean-Claude Carrière - Mais comment la pensée peut-elle changer ? Vous dites : Nous sommes les enfants du ciel, et en effet nous ne le savions pas. Mais nous sommes inscrits dans le temps, mortels. Ça, du moins, nous croyons le savoir. Sommes-nous donc des mortels composés d’éléments immortels : nos atomes ?

 

Jean Audouze - Quasi immortels. Nous avons tendance à prêter de l’immortalité un peu à tort et à travers. Nous sommes hantés par l’immortalité, notion par excellence humaine. Rappelons-nous l’Olympe, tous les élixirs de très longue vie, la vie éternelle... Mortels, nous rêvons avec persévérance de ce qui pourrait ne pas mourir.

 

Michel Cassé - Mais même les étoiles « meurent ». Toute fuite dans le divin, toute idée, toute imagination d’une immortalité devient de plus en plus problématique.

 

Jean-Claude Carrière - Toute religion est sans doute la quête d’un refuge contre notre mort assurée.

 

Michel Cassé - Mais le fait de donner Dieu comme réponse à toutes les questions peut paraître un refus de poser les questions.

 

Jean Audouze - Naturellement. On raconte souvent l’histoire d’un scientifique qui meurt, et Dieu lui dit : « Maintenant, je vais tout te dire, tout t’expliquer. » Et le scientifique s’écrie : « Surtout pas ! Laisse-moi chercher encore ! »

 

Jean-Claude Carrière - La science doute, la religion affirme.

 

Michel Cassé - C’est parce qu’elle affirme qu’elle a encore tant de fidèles.

 

Jean Audouze - Une religion qui doute est inconcevable.

 

Jean-Claude Carrière - Comme une science qui affirme ?

 

Jean Audouze - Qui se contenterait d’affirmer.

 

Jean-Claude Carrière - Revenons à l’astrophysique. Ce chemin qui nous conduit vers nos mères les étoiles, il a été long ?

 

Michel Cassé - Il y a trois siècles, au temps de Galilée et de Newton, l’astronomie dominait la scène. La physique de laboratoire, assez longtemps inexistante, fit de rapides progrès au dix-neuvième siècle avec la découverte des phénomènes électromagnétiques.

 

Jean Audouze - Au moment même où Auguste Comte, du haut de sa chaire, déclarait avec solennité qu’on ne connaîtrait jamais la température et la composition des étoiles (Je n’en persiste pas moins à regarder toute notion sur les véritables températures moyennes des différents astres comme devant nécessairement nous être à jamais interdites), un modeste physicien allemand, presque un artisan, Fraunhofer, mettait en évidence l’absence de certaines longueurs d’ondes dans le spectre lumineux du Soleil. Il fut bientôt démontré que ces carences correspondaient à l’absorption de la lumière par certains éléments chimiques bien particuliers.

 

Michel Cassé - C’était le début de la spectroscopie stellaire. Plus tard, deux révolutions conceptuelles se déchaînèrent à l’aube du vingtième siècle, la mécanique quantique, entièrement fomentée dans les laboratoires et s’appliquant à l’étude de l’infiniment petit, et la relativité générale qui, elle, se réfère à la gravitation, laquelle gouverne le cosmos dans son ensemble. Au début du XXe siècle, l’astronomie paraissait être le parent pauvre de la famille scientifique.

 

Jean-Claude Carrière - Tout a bien changé.

 

Michel Cassé - Pour ma plus grande chance, alors qu’étudiant turbulent et peu assidu (dans faculté il y a facultatif), j’étais à mille années-lumière de me douter que la véritable révolution n’était pas au niveau de la rue, mais dans le ciel. Sous les pavés, le ciel. Et la floraison fut miraculeuse. Depuis vingt ans nous avons appris du cosmos plus qu’en deux millénaires.

 

Jean-Claude Carrière - Pour quelles raisons ?

 

Michel Cassé - D’abord, à cause des progrès rapides de la technologie. L’observateur peut maintenant étudier l’univers de toute une variété de points de vue. L’émergence des astronomies de l’invisible - comme la radioastronomie, les astronomies infrarouge et submillimétrique, pour nous en tenir aux rayonnements de la douceur qui entourent les nuages et les naissances stellaires, et des astronomies UV, X et gamma, plus sèches et rudes, qui signalent les déchirements, les collisions et autres explosions -, cette apparition soudaine est à mettre au compte de la mutation de la sensibilité dont je parlais plus haut (désirée par l’observateur et non induite par quelque accident de la nature). Les détecteurs optiques eux-mêmes ont atteint un degré de sophistication inouï et les voici bientôt satellisés !

 

Jean-Claude Carrière - Donc, ce n’est plus l’objet qui se transforme, c’est l’œil ?

 

Jean Audouze - Oui, pour se rendre sensible à d’autres signaux.

 

 

Le nouveau bestiaire du ciel

 

 

Jean-Claude Carrière - Je sais bien qu’il n’y a rien de plus vieux que la nouveauté. Le neuf remplace le neuf. Mais cette fois c’est vrai, on peut le dire : il y a un nouveau ciel ?

 

Michel Cassé - Un ciel de tempête et de création (au sens de la dernière mode : l’étoffe de l’univers est recoupée et recousue), un ciel de chimère. Le bestiaire astrophysique s’enrichit de nuit en nuit. Pulsars, trous noirs, galaxies en furie hantent aujourd’hui la pensée astrophysique. Violences régénératrices : née, semble-t-il, d’un épanchement titanesque, la matière est brassée, déchirée, broyée, éjectée, reconcentrée, calcinée, encore et toujours, jusqu’à ce qu’elle s’isole de ce cycle de mort et de résurrection, à l’abri sur une (plusieurs ?} planète(s) et se mette à penser et à reconstruire son passé de lumière, d’étoiles et de nuages.

 

Jean-Claude Carrière - C’est de notre matière que tu parles, ou de toute matière ?

 

Jean Audouze - À coup sûr de la nôtre.

 

Michel Cassé - La seconde raison de cette poussée est une avancée théorique sans précédent, sans laquelle les vagues de spectres et d’images que font déferler nos instruments resteraient stériles. Les physiciens du ciel puisent délibérément dans les théories fondamentales d’avant-garde, ciselées par leurs frères, pour expliquer les phénomènes inusités. Le fossé creusé entre l’astronomie et le reste de la physique est en train de se combler. Les cosmologistes et les physiciens des particules se tendent enfin la main. Le laboratoire n’a plus de parois et le Big Bang fournit, de tous les accélérateurs de particules, le plus somptueux.

 

Jean Audouze - Et qui échappe aux restrictions budgétaires.

 

Michel Cassé - Mais les techniques galopent et les mentalités cheminent. Les physiciens tiennent colloque, alors que les poètes parlent à tous.

 

Jean Audouze - En principe.

 

Jean-Claude Carrière - André Breton disait : Un philosophe que je ne comprends pas est un salaud. Pour un poète, je me demande. Il est ouvert à tous, oui. Mais « comprendre » est un mot si souvent réducteur. Les poètes troublent, éveillent, évoquent, confondent, appellent. Quelquefois aussi ils parlent, c’est vrai.

 

Michel Cassé - Ils essaient, en tout cas.

 

Jean-Claude Carrière - Avec parfois d’étonnantes rencontres. Voici un texte de Henri Michaux, écrit en 1940, et extrait de Passages :

 

Va-t-on bientôt bombarder les anges ?

 

S’ils existent, qu’ils s’attendent à être bientôt traversés de décharges, de fragments atomiques, de nocives vibrations.

 

Il est improbable que dans l’énorme mise en train d’infimes et variées perturbations physiques, il n’y ait rien qui les gêne.

 

Préparons-nous à entendre l’espace crier.

 

 

 

Jean Audouze - J’ai envie de m’écarter pour un instant de l’astrophysique - nous y reviendrons, évidemment, nous y revenons toujours, et de voyager un peu dans le passé. C’est souvent reposant, le passé. Tout danger s’est évanoui. Les hommes ont vécu et ils ont disparu. Le passé est une matière qui semble inerte. J’aimerais que Jean-Claude fouille un peu dans ses notes et nous parle de quelques rêves anciens.

 

 

Le zéro était dans l’air

 

 

Jean-Claude Carrière - Quand on trouve dans les textes d’autrefois le récit d’un exploit technique, ou fabuleux, qui ressemble à l’ébauche d’une réalité scientifique ou technologique de notre temps, il est bon de s’attarder un moment en se débarrassant de deux attitudes contradictoires qui toutes les deux sont stériles. La première est de se dire : Voilà, c’est prouvé, les Mayas lançaient des fusées interplanétaires et les anciens habitants de l’Inde connaissaient la bombe atomique. J’exagère à peine. On a connu ça. C’est s’abandonner, pour parler du passé, à un état d’esprit naïvement magique - à moins qu’il ne soit très subtilement commercial, c’est croire, ou affecter de croire, que l’histoire des premiers hommes a connu toute une série de révélations, dont les effets ont été, pour des raisons nécessairement mal connues, anéantis, enfouis dans l’immense fosse des vieux secrets. Je ne crois pas nécessaire de nous attarder sur ces bobards. Mais il fallait y faire allusion.

 

Jean Audouze - Et la deuxième attitude ?

 

Jean-Claude Carrière - Elle est exactement à l’opposé de la première. Assez parfaitement illustrée par certains scientistes du dix-neuvième siècle, elle consiste à regarder le passé - ces âges barbares et crédules - comme une lointaine préparation du présent. Tout n’était qu’erreur et brouillard et la lumière de la raison moderne est venue, finalement, grâce à ce que l’on appelle le progrès des connaissances, chasser les ténèbres anciennes. Cette deuxième attitude, qui vous guette particulièrement, vous hommes de science, repose en réalité sur un sentiment de supériorité qu’il est permis d’appeler un complexe. Or, si cette supériorité est évidente dans les domaines de la science proprement dite, et à plus forte raison de la technologie, rien ne permet de dire que notre « esprit » et notre « cœur » - ces deux principes indéracinables et pourtant si vaguement localisés - sont meilleurs aujourd’hui qu’ils n’étaient autrefois.

 

Jean Audouze - Les travaux des archéologues, des historiens, des sociologues disent clairement que l’intelligence humaine n’a pas progressé depuis vingt-cinq ou trente mille ans. Ni le volume, ni le fonctionnement du cerveau n’ont changé. Pas de progrès depuis les peintures de Lascaux, les raffinements de Platon, les trouvailles des mathématiciens indiens qui inventèrent le zéro.

 

Jean-Claude Carrière - A peu près au même moment que les Mayas. Et ils étaient sans contact possible, croit-on.

 

Michel Cassé - Le zéro était dans l’air. Les hommes avaient besoin du zéro.

 

Jean Audouze - On confond toujours le progrès des techniques, le fameux progrès des connaissances, avec le progrès de l’esprit humain. Celui-ci n’a pas changé.

 

Jean-Claude Carrière - D’où ce hiatus menaçant entre un esprit qui s’admire, qui même s’idolâtre, qui est émerveillé par son propre exercice, qui se pâme devant ses réalisations, mais qui est rigoureusement incapable de changer la vie, et par conséquent de se changer lui-même.

 

Jean Audouze - Nous pouvons détruire le monde et nous ne pouvons rien contre la difficulté d’être. Nous ne pouvons rien - ou presque rien - contre la bêtise, le chagrin, la vieillesse, la violence, l’avidité. Les soupçons qui se braquent sur la science et la haine qu’elle soulève viennent vraisemblablement de ce hiatus.

 

Michel Cassé - La nouvelle biologie va-t-elle changer tout ça, et transformer notre cerveau ?

 

Jean Audouze - Même les biologistes en doutent.

 

 

La science, fille du temps

 

 

Jean-Claude Carrière - Est-ce qu’un jour nous serons des ancêtres ? Des chaînons d’une espèce à venir ? Est-ce qu’on étudiera nos vestiges, nos mœurs, nos outils, notre habitat ? C’est une des questions qu’oubliait de se poser le scientisme. Il paraissait croire à un arrêt, à une stabilité de la connaissance, à la vertu de la phrase fatale, si souvent démentie par les lendemains sans pitié : « Nous savons aujourd’hui que... »

 

Jean Audouze - Le scientisme d’aujourd’hui dirait plutôt : La démarche scientifique est supérieure à toute autre, car elle est la seule qui nous permette d’améliorer notre connaissance du monde.

 

Michel Cassé - Mais elle est limitée. Elle est même limitée par définition.

 

Jean Audouze - Et ses limites font aussi ses vertus.

 

Jean-Claude Carrière - Je parlais du scientisme du siècle dernier qui oubliait que la science, plus que toute autre discipline peut-être, vit dans le temps. Elle est soumise au mouvement du temps qui l’emporte, qui la confirme et qui quelquefois la dément. Il est hors de doute que vos connaissances scientifiques d’aujourd’hui seront un jour des connaissances du passé. À vrai dire, tous, nous sommes déjà un passé. La connaissance scientifique, fille du temps, se dépasse sans cesse elle-même, s’auto-détruit, s’immole sur son propre autel. Les théories qui vont vous démentir sont déjà à l’œuvre et certains d’entre vous les pressentent.

 

Jean Audouze - C’est vrai, mais c’est la condition du célèbre progrès.

 

Jean-Claude Carrière - Tandis que la connaissance intuitive, celle qui ne prétend à aucun progrès, la sensibilité, la pensée, traversent les épreuves du temps avec une grâce supplémentaire. Non pas que le temps les épargne. Il n’épargne personne. Tout sentiment et toute idée portent sa marque inévitable. Mais cette marque est parfois plus légère. Elle peut même avoir un charme. Certains textes anciens nous apparaissent avec une fraîcheur et une force immédiates. Ils ont échappé, par leur qualité sans doute, au gouffre où se perdent les idées mortes et les émotions passagères. Ils nous parlent de près et demain, quand nous serons objets d’études historiques, ils accompagneront encore nos descendants sur leur chemin.

 

Jean Audouze - Le rapprochement entre les époques est un exercice périlleux.

 

Jean-Claude Carrière - Je sais bien. C’est un aller simple. Impossible d’avoir l’avis des anciens sur nous.

 

Jean Audouze - Un exercice parfois même facile et ne menant à rien ; sinon à la fameuse « illusion archaïque ».

 

Jean-Claude Carrière - Mais pourquoi faudrait-il mener à quelque chose ? Nous bavardons, c’est tout, nous racontons, nous n’enseignons pas. Nous ne construisons aucun système, aucune discipline nouvelle.

 

Michel Cassé - C’est l’attitude du chercheur.

 

Jean-Claude Carrière - À ce propos, nous devons citer un livre original, écrit par un physicien à la fin des années soixante, en pleine période « hippy ». Livre qui fut un grand succès, même si beaucoup de scientifiques le rejettent.

 

Michel Cassé - Le livre de Capra ?

 

Jean-Claude Carrière - Oui, Le Tao de la physique, de Fritjof Capra, complété et republié récemment. Dans ce livre, un physicien établit des relations précises, à l’aide de citations, entre les derniers développements de la science et quelques « vérités », très anciennement exprimées. Et même si son livre est évidemment trop systématique et trop schématique (comment résumer l’hindouisme en huit pages, le bouddhisme en sept ?), même s’il est encore trop marqué par la mode d’un temps (comme le nôtre le sera), il suggère qu’une intuition, ou une réflexion solitaire, peut quelquefois rejoindre les conclusions les plus sophistiquées de l’expérience scientifique.

 

Michel Cassé - Peut-être. N’est-ce pas lui qui a raconté la visite de Niels Bohr en Chine ?

 

Jean-Claude Carrière - Oui, en 1937, alors qu’il avait déjà élaboré sa vision quantique. Au cours de cette visite, le physicien danois fut si frappé par les anciens textes chinois qui parlent des pôles opposés et de la résolution des contraires, que dix ans plus tard, lorsqu’il fut anobli par le gouvernement danois, il choisit comme blason le célèbre symbole du Yin et du Yang avec la devise « Contraria sunt complementa ».

 

Michel Cassé - Oppenheimer lui aussi était fasciné par les cultures orientales.

 

Jean-Claude Carrière - Capra cite ce texte de lui, extrait de Science and the common understanding: Quand nous nous demandons, par exemple, si la position de l’électron reste la même, nous devons répondre « non ». Quand nous nous demandons s’il est en mouvement, nous devons répondre « non ». Capra place ce texte à côté d’un passage de la Ishâ Upanishad, vieux texte hindouiste, qui dit ceci :

 

Cela s’active, et ne s’active pas ;

 

Cela est loin, cela est près ;

 

Cela est intérieur à tout,

 

Cela est extérieur à tout.

 

 

 

Un salut à Bergamin

 

 

Michel Cassé - Les deux textes, en effet, sont proches, mais tout aussi lointains.

 

Jean Audouze - Proches au moins dans la forme.

 

Jean-Claude Carrière - Et il en existe beaucoup d’autres qui semblent traverser le temps. Nous en citerons nécessairement quelques-uns au cours de notre conversation. Mais il ne s’agit ni d’établir une sorte de prééminence de ceci par rapport à cela, ni de dire : Nous n’avons rien appris. Entre les Anciens et nous, il s’agit en fait d’une sorte d’entraide, de consolidation réciproque. Ils nous rassurent et nous réconfortent, pour avoir parcouru les mêmes chemins que nous, et connu sans doute les mêmes troubles. Mais à leur tour les scientifiques d’aujourd’hui les illuminent et les renforcent, car ils aident à les connaître.

 

Michel Cassé - J’aime cette idée d’un trouble commun.

 

Jean-Claude Carrière - Mettons de côté, si on peut dire, les textes purement littéraires, poétiques, ce qu’on appelle généralement « les œuvres d’art ». Je crois que nous pouvons faire l’économie d’une digression là-dessus, parce que c’est tout simplement évident. Je mets aussi de côté ce qu’on pourrait appeler les connaissances brutes, populaires, primitives, qui contiennent d’éclatantes vérités. Je me rappelle un mince ouvrage d’un homme que j’ai beaucoup aimé, le poète et philosophe espagnol José Bergamin. Ce livre s’appelait : Décadence de l’analphabétisme. Je crois qu’il n’a jamais été traduit en français. Je ne sais pas où on peut le trouver. C’est un livre disparu, ce qui eût enchanté son auteur. L’idée même de Bergamin - contenue dans le titre - est irrecevable sur notre terre de prétendue clarté. Je me rappelle à ce propos une phrase d’André Malraux, qui préfaça pour Pion, en 1972, un autre livre de Bergamin, Le clou brûlant, que j’eus la joie de traduire : Lorsqu’un chef-d’œuvre proclame que la Vérité suprême est inséparable de l’irrationnel, il est espagnol ou russe.

 

Jean Audouze - Mais pas français.

 

Jean-Claude Carrière - Non. Et pourtant Bergamin disait aussi, mais en privé : Vous autres, les Français, vous vous flattez de vivre dans une pensée cohérente et lumineuse, et pourtant toute votre culture repose sur deux livres incohérents et remarquablement obscurs.

 

Michel Cassé - Quels livres ?

 

Jean-Claude Carrière - Bergamin répondait : « Le Discours de la Méthode, évidemment, où Descartes, après un début prudent, se met assez vite à divaguer, divagations qui se prolongent jusqu’à l’onirisme dans les Méditations philosophiques. » Et le deuxième livre est le Contrat social de Rousseau, qui commence par une affirmation extravagante (« L’homme est né libre ») et se continue par toute une série de songes et de développements incongrus. Il est curieux de remarquer - disait Bergamin - que l’idéal français de la loi juridique, claire, immédiatement reconnue comme nécessaire et universelle, est né dans la tête ou dans le cœur d’un poète étrange, loup solitaire chassé de terre en terre et parfois menacé de mort.

 

Michel Cassé - Petit retour aux exemples anciens. Qu’est-ce qu’ils ont à nous dire, en dehors de la simple beauté et parfois de cette intuition primitive, indéfinissable ?

 

 

La reine au bandeau noir

 

 

Jean-Claude Carrière - Je plonge dans le Mahabharata indien. Par la force des choses, car je l’ai travaillé pendant quatorze ans et il ne me quittera plus. A un certain moment la reine Gandhari, qui a juré de passer toute sa vie avec un bandeau noir sur les yeux, est enceinte. Une rivalité de reine l’oppose à une autre femme, Kunti. Elles peuvent toutes les deux prétendre faire un roi de leur premier fils. Or c’est Kunti qui accouche la première, et ce premier enfant, tout l’indique, sera roi. Par une obscure décision du destin, le fruit de Gandhari reste dans son ventre pendant deux ans. Prise de rage, elle s’en délivre à coups de barre de fer que lui administre une servante, et il naît une sorte de boule, qui ressemble à du métal. La reine s’apprête à jeter la boule quand l’auteur du poème, le vénérable Vyasa, lui conseille de couper cette boule en cent morceaux, de mettre chaque morceau dans une jarre et de l’arroser d’eau fraîche. Ce que fait Gandhari, et il lui naît cent fils.

 

Michel Cassé - Faut-il y voir un rêve prémonitoire d’insémination « in vitro » ?

 

Jean-Claude Carrière - On peut même y apercevoir une sorte de fabuleux clonage. Mais dire que les Indiens, au premier millénaire avant le Christ, connaissaient l’insémination artificielle, serait absurde, comme il serait absurde de hausser les épaules devant tant de stupidité, tant de barbarie, sans s’arrêter un moment en face de cette scène étonnante. En réalité, pour le dire très simplement, on a parfois l’impression que les rêves anciens sont parents des nôtres et même que la science, dans certains territoires précis, n’a fait que courir follement, à travers la fameuse forêt d’obscurité, à la poursuite de ces rêves, pour les réaliser enfin. Un lien invisible et puissant unit nos laboratoires de génétique à la rage visionnaire de la reine au bandeau noir.

 

Jean Audouze - Pourrait-on dire la même chose de la rage de détruire ?

 

Jean-Claude Carrière - Je le crains. On touche ici à un des rêves les plus secrets, qui est le désir de détruire, et même de s’auto-détruire, comme une sorte de défi délirant lancé par l’homme à la création qu’il appelle lui-même divine. Toutes les cultures anciennes ont, à des degrés différents, connu et exprimé ce désir profond et très effrayant, mais c’est certainement la civilisation hindoue qui l’a manifesté avec la plus grande persévérance ; d’abord en imaginant le dieu le plus surprenant et le plus complexe qui soit jamais sorti des cervelles humaines, le dieu Shiva, qui veille de très près à la destruction des mondes et qui en même temps, adoré sous la forme du lingam générateur, qu’on arrose de beurre clarifié, préside à la renaissance des univers au rythme de sa danse inlassable ; et aussi, dans le poème épique du Mahabharata, en inventant toute une panoplie d’armes de dévastation dont la plus terrible, nommée Pasupata, peut exterminer toute vie sur la surface de la Terre. C’est Shiva lui-même qui la donne à Arjuna, le guerrier parfait, après une très longue et dure pénitence dans les montagnes. Mais posséder cette arme ne suffit pas. Encore faut-il en connaître le fonctionnement. C’est pour l’apprendre qu’Arjuna se risque à un immense voyage céleste et qu’il passe cinq ans auprès du roi des dieux, Indra, qui par chance est son père.

 

 

Un vieux rêve de destruction

 

 

Michel Cassé - C’est une arme dont les effets peuvent se comparer à ceux d’une bombe thermonucléaire ?

 

Jean-Claude Carrière - De très près. Ces effets sont décrits à plusieurs reprises au cours du poème. L’arme est toute-puissante, même lancée « avec une très faible lumière ». Elle brûle la terre, anéantissant toute vie. Elle peut, comme le dit Shiva, se lancer avec la main, mais aussi « avec la parole et avec la pensée », ce qui semble annoncer les techniques les plus tragiquement raffinées des guerres électroniques de demain. Car le rêve est ancien et redoutable, mais précis. L’arme totale s’accompagne d’une très large flamme et de nuages aux couleurs rouge et jaune qui ressemblent « à des monstres marins, à des villes fracassées ». Impossible pour nous, à la lecture, de ne pas évoquer d’autres nuages, trop bien connus.

 

Jean Audouze - Et comment ne pas évoquer d’autres destructions célèbres, comme celles de Sodome et de Gomorrhe ?

 

Jean-Claude Carrière - Ce qui montre que le rêve d’effacement était partagé par plusieurs peuples. Il serait évidemment insensé d’imaginer que les guerriers du Mahabharata ou les anges de la Bible possédaient des armes nucléaires - nous ne serions peut-être pas là pour en parler - et tout aussi fou de parler d’une destruction divine, d’une manifestation du courroux de Dieu ou d’une intervention, qui serait dans ce cas absurde et scandaleuse, de guerriers-voyageurs venus des autres mondes. La réalité, je crois, est plus simple et plus mystérieuse à la fois : la science est un désir que nous portons en nous depuis très longtemps. Par un brillant travail d’imagination, par une hantise poétique infatigable, par une intuition constante et profonde, ce désir de suprématie technique sur une création indocile s’est, ici et là, exprimé. Et les formes imaginées trouvent des contreparties, quelques millénaires plus tard, dans les produits de la science, formes à peine modifiées, apparemment naturelles et probablement inoubliables.

 

Jean Audouze - Existait-il une parade à l’arme d’extermination ?

 

Jean-Claude Carrière - Oui. Une parade tout aussi imaginaire, et nous pourrions dire aussi « fantastique » que l’arme elle-même. Car cette arme est finalement lancée, au cours de la grande bataille où se décide la survie de la Terre, ou tout au moins une arme presque aussi terrifiante. C’est alors que Krishna intervient. On pense qu’il est une des incarnations, un des « avatars » du dieu Vishnu qui, lui, a pour fonction de maintenir, de faire durer les mondes. Pour remplir sa mission, Krishna est prêt à tout. Quand l’arme de mort est lancée, Krishna recommande, ordonne à Arjuna, son ami, de ne pas user de son droit de riposte, de ne pas lancer la terrible Pasupata, car il sait que dans ce cas-là toute existence serait anéantie. Et tandis que la flamme ennemie s’approche, ravageant tout, il conseille à ses amis de se coucher sur le sol, sur la bonne vieille Terre qui se sent menacée comme eux, et de faire le vide absolu dans leurs esprits, sans essayer de se défendre (car l’arme, dans ce cas, n’en devient que plus ravageuse). Il leur demande de ne « penser à rien », de se reporter au temps où ils n’existaient pas encore. Étonnant exercice de yoga collectif, comme si la suppression de la pensée supprimait du même coup l’objet menaçant qui s’approche.

 

Jean Audouze - Et ça marche ?

 

Jean-Claude Carrière - Ça marche. L’arme passe par-dessus leurs corps étendus et va se perdre inutilement dans le grand espace. À quoi se rapporte ce très ancien passage, cette subtile esquive de l’esprit ? Je ne vois pas bien. Car les Indiens, comme tous les peuples qu’on appelait, jusqu’à une date récente, « civilisés », ont placé la pensée sur un piédestal incomparable. L’Atharvaveda, il y a très longtemps, l’appelait « la divine », « le prodige sans précédent ». Mais ce culte de la pensée ne va pas sans une défiance, sans même une vague terreur. Car la pensée est force et faiblesse. Force, puisqu’elle crée les monstres qui l’épouvantent et qui n’existent que grâce à elle. Faiblesse, puisque son libre jeu nous mène aux portes de la mort et que nous ne pouvons-nous sauver qu’en ne pensant plus.

 

Jean Audouze - Je suppose que nous reviendrons sur ce point limite de la pensée, ce penser-rien, que pour l’instant notre recherche scientifique ne peut pas admettre.

 

Jean-Claude Carrière - Nous y reviendrons, mais pas tout de suite.

 

Michel Cassé - Avant de conseiller aux gens de jeter tous les livres, il faut au moins écrire le nôtre.

 

 

Sainte Thérèse d’Avila et Paul Caro

 

 

Jean-Claude Carrière - Je remarque une autre rencontre, très récente. En lisant L’oiseau-jardinier, de Paul Carol, j’ai appris (entre cent autres choses) que pour lutter contre la douleur et contre l’émotion le cerveau secrète lui-même des substances opiacées, qui s’appellent des endorphines, lesquelles peuvent être aussi puissantes, dit Paul Caro, que des morphines pharmaceutiques. L’auteur ajoute : Il se développe dans la société moderne des techniques qui favorisent l’autoproduction des endorphines cérébrales. Ce qui ne va pas sans effet d’accoutumance, ni sans les frustrations du manque. Il suffit de s’infliger avec persévérance quelque souffrance pour déclencher la sécrétion apaisante, voir s’installer la douce euphorie.

 

Michel Cassé - Et ça te rappelle quoi ?

 

Jean-Claude Carrière - Caro lui-même fait allusion aux macérations des anciennes pratiques religieuses, à la flagellation, au cilice.

 

On ne peut pas ne pas y voir surgir le fantôme de Sacher-Masoch, et le bonheur dans la souffrance. Mais, avant tout, ce passage d’un ouvrage scientifique me rappelle le cri fameux d’une grande mystique, Thérèse d’Avila :

 

Ay ! Que no puede faltar

 

En el padecer deleite !

 

Qui peut se traduire, assez mal, par :

 

Hélas ! Que ne puisse être absent

 

Dans la douleur, le délice !

 

Autrement dit, dans le secret de sa perception particulière, qu’on peut imaginer très aiguë, la religieuse espagnole avait senti, et magnifiquement exprimé, ce que la science aujourd’hui démontre. La persévérance avec laquelle elle châtiait son corps ne faisait qu’accroître son délice - ce qui la conduisait au désespoir, comme le dit son Ay ! - car elle ne pouvait évidemment pas deviner que ce délice venait clandestinement d’elle-même, de ce corps méprisé et parfois même haï qui prenait ainsi sa vengeance.

 

Jean Audouze - Cela prouve en tout cas que les endorphines de sainte Thérèse fonctionnaient admirablement.

 

Michel Cassé - Notre premier voyage dans le passé se termine. Nous y avons pris certains contacts. Nous en provoquerons probablement d’autres. En attendant, Jean, toi qui es l’esprit méthodiquement raisonnable, que proposes-tu maintenant ?

 

Jean Audouze - Je reviens un instant à tes envolées de langage. Entre cette approche lyrique de la science et les évocations de Jean-Claude, j’exprime une crainte. Par exemple, Michel, tout en savourant tes métaphores, j’ai peur que tu ne fournisses des arguments à des gens malintentionnés, à ceux qui utilisent frauduleusement un langage scientifique pour abuser ceux qui les écoutent ou les lisent.

 

 

Les marchands de planètes

 

 

Jean-Claude Carrière - Les astrologues, par exemple ?

 

Jean Audouze - Par exemple.

 

Jean-Claude Carrière - L’astrologie actuelle, peut-on la considérer comme une science ?

 

Jean Audouze - Il faut répondre non. Très clairement. Comme le dit Jean-Claude Pecker, « ce n’est pas l’horoscope qui est contestable, c’est son commentaire ». L’idée que la position des planètes, au moment de notre naissance, puisse jouer un rôle sur notre caractère et notre destin est tout à fait contestable. En effet, des études statistiques très poussées, qui ont été publiées en décembre 1985 dans le journal britannique Nature, démontrent, entre autres, l’absence totale de relation entre le caractère d’un individu et la position des astres à sa naissance.

 

Michel Cassé - Il faut ajouter que les astrologues se contentent, en regardant le ciel, d’une géométrie à deux dimensions. Ils ignorent totalement la profondeur prodigieuse de l’espace et le fait que les étoiles qui forment les constellations sont en réalité situées à des distances considérables les unes des autres.

 

Jean-Claude Carrière - Et la Lune ?

 

Jean Audouze - Elle est à l’origine des marées. Agit-elle sur notre caractère ? Je ne crois pas.

 

Jean-Claude Carrière - De toute façon, le cosmos agit sur nous, puisqu’à vous entendre nous en faisons partie.

 

Michel Cassé - Tout à fait. Nos atomes sont nés dans le cœur des étoiles. Nous commençons à peine à l’entrevoir.

 

Jean Audouze - Mais faire dépendre notre sort de la position des planètes et d’un prétendu « ascendant », c’est remonter au temps où l’on croyait que la Terre était plate, immobile, et qu’elle formait le centre d’un univers aux dimensions restreintes. Les astres du ciel n’étaient que des luminaires de petite taille. On ne soupçonnait pas la nature et la multitude des étoiles, à plus forte raison les dimensions cosmiques. Tout était construit autour de la Terre et tout lui était destiné. L’astrologie est une croyance archaïque, aujourd’hui caduque et utilisée par des commerçants sans vergogne qui flattent la crédulité humaine. C’est un acte de charlatanisme qui pour moi est inadmissible. Quand je vois dans le métro, ou dans un aéroport, de la publicité pour l’astro-flash Machin, je ne peux pas m’empêcher de me demander : Mais dans quelle époque vivons-nous ? Et à quoi sert d’explorer l’univers ?

 

Jean-Claude Carrière - Vous faites progresser la connaissance, vous ne changez rien aux mentalités, ou presque rien.

 

Michel Cassé - Mille fois d’accord. Mais quelle pourrait être notre réponse à ceux qui nous disent : Oui, vous avez raison, l’astrologie n’a aucune espèce de support scientifique, mais elle aide des gens à vivre ? Je ne parle pas des astrologues. Pour eux, c’est évident, elle est leur gagne-pain. Je parle des esprits enfantins qui cherchent dans l’astrologie un réconfort, une façon d’être moins seuls.

 

Jean-Claude Carrière - Ou même simplement une façon de parler, de communiquer. On a souvent dit que les cartes, le marc de café ou les thèmes astrologiques ne sont que le support d’un langage, une incitation à parler, une sorte de vocabulaire.

 

Jean Audouze - C’est possible. Mais que dire des directeurs d’entreprises, aujourd’hui, qui embauchent en tenant compte des thèmes astrologiques des candidats ?

 

Michel Cassé - Je suis d’accord là-dessus, évidemment. Mais en supprimant les astrologues, on ne supprimera pas l’astrologie. Elle prospère, elle jouit toujours d’un grand succès populaire. Es-tu sûr de ne pas être jaloux ?

 

Jean Audouze - Je te réponds honnêtement : Non, je ne suis pas jaloux, pas une seconde. Irrité, oui, mais jaloux, non.

 

Michel Cassé - L’astrophysicien lui aussi peut mentir, ou en tout cas déformer la vérité, n’en montrer qu’un aspect. Il peut se laisser envahir par l’obsession de sa propre gloire et refuser de voir ce qui le contredit.

 

Jean Audouze - Nous sommes plus prompts à admettre nos faiblesses que les astrologues à reconnaître l’arbitraire de leurs prétendues prédictions.

 

Jean-Claude Carrière - Je reviens un moment à ce que disait Michel : L’astrologie peut aider des gens à vivre. On peut dire la même chose de tout un tas d’autres croyances et bien entendu des religions. Assez étrangement, et c’est sans doute la marque principale de sa faiblesse, et même de sa condition, l’espèce humaine a toujours eu horreur du vide et de la solitude. Elle a toujours exigé une explication à sa présence mortelle sur une terre d’abord gigantesque, et qui semble aujourd’hui de plus en plus égarée et imperceptible dans le cosmos. Et ces explications lui ont été fournies, et lui sont encore aujourd’hui fournies, par un réseau extraordinaire de croyances que vous appelez des erreurs. Peut-on imaginer notre espèce sans ces croyances ? Ou s’agit-il de douces erreurs sans lesquelles notre situation serait parfaitement intolérable, et notre existence même impossible ?

 

Michel Cassé - La science ne pose pas le problème de cette façon. Elle ne s’intéresse pas à l’utilité, mais à la vérité.

 

Jean Audouze - À sa vérité.

 

Jean-Claude Carrière - Quand je rencontre un chrétien qui est bien dans sa peau, un Tamoul qui se prosterne avec ferveur devant Shiva ou quelqu’un qui va se confier à sa cartomancienne une fois par mois et qui en revient soulagé, je n’ai pas vraiment envie de les détromper.

 

Jean Audouze - Nous ne voulons priver qui que ce soit de la caresse qui le réconforte. Ce que je récuse, c’est d’accoler le terme scientifique à une pratique qui devrait s’appeler astromancie et non astrologie.

 

Jean-Claude Carrière - Oui, mais que peut-on offrir à la place ? Qu’avons-nous à faire de votre science ? II est bien difficile d’imaginer ce que serait une espèce humaine totalement pénétrée de vérités scientifiques et rejetant ses erreurs de crédulité « dans les ténèbres extérieures ». Nos descendants y parviendront peut-être, dans quelques centaines de siècles, si nous n’avons pas tout détruit avec les fruits pervers de vos découvertes. Mais d’ici-là, il faut bien faire avec. Sans parler des fruits merveilleux de ces croyances, que nous apprécions tous les trois, je pense, et qui s’appellent les œuvres d’art ; lesquelles œuvres d’art, très souvent nées de ce que vous appelez des erreurs, et par conséquent d’origine impure, vous aident à vivre, vous les purs.

 

Michel Cassé - Et comment !

 

Jean-Claude Carrière - Qui est le plus à blâmer ? L’astrologue qui se fait bien payer pour un discours de fumée (sur ce point nous sommes d’accord, cela va de soi) mais qui renvoie son client rasséréné, moins solitaire et hésitant dans une vie de toute manière inexplicable ? Ou le scientifique pur et dur, enchaîné à sa vérité, qui ne nous apporte aucun appui moral ou sentimental et qui met en danger chaque jour la petite planète qui a de plus en plus de mal à nous supporter ?

 

Michel Cassé - On peut le regretter, mais la science ne peut envisager les problèmes dans un contexte moral ou sentimental. L’utilité sociale n’est pas un critère scientifique, ni la beauté (sauf dans certains cas, car il y a des équations séduisantes). Et nous devons bien nous en tenir à la vérité ; à notre vérité, dont nous avons défini les contours. Les scientifiques ne sont pas aveugles à ce qui se passe autour d’eux, et souvent en leur nom, mais ils sont en réalité pris dans un double mouvement et exposés à une double déception. D’un côté, la vérité que nous recherchons activement, et parfois même avec passion, persiste à nous échapper. Et de l’autre côté, depuis Hiroshima, l’image sociale de la science se dégrade. Elle devient mystère et terreur, et les chercheurs scientifiques sont de plus en plus tenus pour des hallucinés fanatiques, enfermés dans une tour d’ivoire synthétique et préparant l’apocalypse. C’est contre cette malédiction que nous parlons, c’est pour cela que nous faisons ce livre.

 

Jean-Claude Carrière - Nous savons tous qu’il y a des vérités non scientifiques. Quand j’écris une scène, pour une pièce ou pour un film, quand je fais agir et parler des personnages, je recherche moi aussi une vérité. C’est la moindre des choses. Mais il s’agit d’une vérité qui relève de mon domaine, dramatique ou psychologique. Vérité de théâtre, mais vérité quand même.

 

Jean Audouze - Je ne dis pas que toute vérité est scientifique. Cela n’aurait pas de sens. Mais je suis bien obligé de dire que toute science a pour objet la vérité, sinon je ne vois plus de raison à ce que je fais. Et c’est le point précis qui m’irrite quand je vois l’astrologie s’emparer de notre discours et se proclamer scientifique. Il s’agit d’une usurpation véritable, d’un mensonge et d’un vol. Je n’ai pas l’âme d’un censeur, encore moins d’un directeur de conscience, je ne veux interdire à personne de chercher son soulagement dans telle ou telle chimère, mais je ne veux pas que ceux qui vendent ce soulagement se réclament de ce que je fais.

 

Michel Cassé - Depuis deux ou trois siècles, en Occident, une seule forme d’intelligence a été promue. Mais la science, répétons-le, n’est pas la seule à parler du monde. Comment pourrait-elle s’ouvrir, s’entrouvrir même, sans que s’engouffre par cette brèche la cohorte bruyante des charlatans ?

 

Jean-Claude Carrière - Y aurait-il un décalage historique, chronologique, entre la fabuleuse percée de la science au vingtième siècle et l’étonnante inertie des croyances ? La science a-t-elle cru qu’il suffirait de briller pour que les « ténèbres » disparaissent ?

 

Jean Audouze - Sans aucun doute, elle l’a cru. Et dans la plupart des cas elle le croit encore. La fameuse vérité scientifique reste notre souci, notre obsession majeure. Ces deux mots ont été si longtemps accolés l’un à l’autre qu’il paraît impossible de les dissocier.

 

Michel Cassé - Et pourtant...

 

Jean-Claude Carrière - Peut-être pourrait-on rappeler la drôle de phrase de René Daumal : Un couteau n’est ni bon, ni mauvais. Mais celui qui l’empoigne par la lame est dans l’erreur.

 

Michel Cassé - À moins qu’il ne désire se tromper, se blesser. 


Jean Audouze - Et faire l’expérience de cette blessure.

 

Les étoiles parlent notre langage

 

Jean-Claude Carrière - Une question me brûle : avez-vous des problèmes de vocabulaire ?

 

Michel Cassé - Évidemment. À commencer par le mot « réalité », qui est parfaitement impropre. C’est un mot sans humour, sans rêverie possible, un mot tyrannique et plat.

 

Jean Audouze - Et il y en a d’autres. Un trou noir n’est pas un trou et il n’est pas noir. De même on a longtemps parlé du système planétaire de l’atome. C’est complètement faux.

 

Michel Cassé - Ces mots ne veulent rien dire. Mais il faut bien parler, écrire avec des mots, même si ces mots sont limités et inexacts. Nous parlons de façon malhabile.

 

Jean-Claude Carrière - Pour ne rien dire de la langue de bois scientifique. Car je suppose qu’elle existe.

 

Michel Cassé - Une langue de plomb.

 

Jean Audouze - Mais un discours répétitif, même imprécis, même maladroit, possède une certaine efficacité. Il ne suffit pas de dire. Il faut redire.

 

Michel Cassé - Redire, comme si rien n’avait été dit.

 

Jean-Claude Carrière - N’y aurait-il pas d’autres moyens ? Des sons ? Des gestes ? Une musique ?

 

Michel Cassé - Pour l’instant nous appliquons aux étoiles notre langage alors qu’elles nous parlent avec leur lumière.

 

Jean-Claude Carrière - Vos mots composent parfois un langage très singulier. Un espace courbe, par exemple, qu’est-ce ?

 

Michel Cassé - C’est facile à visualiser. Regarde cette boule de verre. Mais cela ne nous avance guère car nos images sont aussi conventionnelles que notre vocabulaire. On ne peut parler des mots qu’avec d’autres mots, et des images qu’avec d’autres images.

 

Jean Audouze - Imagine une scène de théâtre qui n’existerait qu’au moment où entrent les acteurs. Et la présence de ces acteurs courbe la scène.

 

Michel Cassé - L’espace-temps se courbe autour des objets au point que, s’il se referme sur lui-même, ces objets deviennent trous noirs.

 

Jean Audouze - La scène a avalé les acteurs.

 

Michel Cassé - Et la pièce continue, pourtant.

 

Jean Audouze - On constate aussi que la lumière minimise le temps de son trajet. Dans un espace courbe, elle courbe sa trajectoire.

 

Jean-Claude Carrière - Le trajet le plus court est donc la courbe ?

 

Jean Audouze - Oui... si l’espace n’est pas plat.











 

 

 

 

 

 

 

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