Aux origines du Christianisme, il y a Rome ; pour découvrir la mémoire religieuse et spirituelle de la cité italienne, il y a une institution archaïque et aujourd'hui oubliée : le flaminat.

Ce brillant article, écrit il y a plus d'un siècle par le fameux historien Camille Jullian, nous fait découvrir qui étaient les flamines.

L'histoire de cette prêtrise offre des clés indispensables, parfois voilées, pour reconstituer l'histoire du christianisme en Occident.

 

 

Article FLAMEN

 

Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines

de Daremberg et Saglio

 

 

 

FLAMEN, FLAMINICA, FLAMONIUM

 

 

Les Romains de l'époque classique appelaient du nom de flamine (flamen) un prêtre attaché spécialement au service d'une divinité. « Que chaque flamine ne soit attribué qu'à un dieu », dit Cicéron. Le flamine portait le nom de son dieu, et avait pour office de lui sacrifier. Ainsi, celui qu'on nommait le flamen Dialis était, dit Tite-Live, « le prêtre permanent de Jupiter ». Les Latins remplaçaient parfois le mot de flamine par celui de sacerdos dei, en indiquant le dieu auquel le prêtre appartenait ; de même les Grecs disaient flamen Dialis. Telle est la définition que les écrivains semblent préférer, et elle est à peu près exacte pour le flaminat des temps historiques : nous verrons qu'elle ne convient peut-être pas au caractère primitif de ce sacerdoce. La dignité de flamine se nommait flamonium, et, plus rarement, flaminatus : ce sont les deux seules formes que nous trouvions dans les inscriptions. Les textes donnent souvent aussi flaminium, mais c'est sans doute par négligence des copistes. Les recherches étymologiques ne nous apprennent rien sur le vrai caractère de ce sacerdoce.

 

Les anciens s'accordaient à dériver le mot flamen de celui de film, « fil » : un fil de laine ornait en effet la coiffure des grands flamines romains. Mais la philologie ne paraît pas justifier cette dérivation. Les modernes rattacheraient plus volontiers flamen au verbe (lare, « souffler » : le flamine serait le prêtre chargé de souffler sur le feu de l'autel pour l'allumer. Cette étymologie a au moins l'avantage de correspondre à tout ce que nous savons du caractère primitif du flaminat. Mais ce caractère ne ressortira bien que si nous examinons en détail toutes les obligations que comportait l'exercice de ce sacerdoce.

 

Prenons pour exemple le plus important des flamines romains, celui qui conserva le plus fidèlement ses attributs traditionnels, le flamine de Jupiter, flamen Dialis. Le flamine appartient au dieu. Dire simplement que le flamine est le prêtre ou le ministre d'un dieu, sacerdos dei, serait inexact. Sans doute, sacrifier à ce dieu est sa principale, nous verrons même son unique fonction : mais cela constitue seulement la partie active de son rôle religieux. Si le dieu ne lui demande rien de plus comme besogne effective, il lui impose un nombre infini d'obligations. Les sacrifices ne rendent pas le flamine quitte envers son dieu : il est soumis à son endroit à des prescriptions et à des rites de toutes sorte, caerimoniae et castus multiplices. Or, ces prescriptions sont à peu près uniquement des défenses. Si l'on énumérait toutes les règles auxquelles était soumis le flamine de Jupiter, on n'en trouverait qu'une seule de vraiment positive : le sacrifice à faire ; toutes les autres sont des interdictions. Il en est du flamine comme des hommes au jour de fête : la religion leur défend, aux jours fériés, infiniment plus qu'elle ne leur impose ; de même au flamine, durant toute sa vie, les dieux recommandent moins ce qu'il doit faire que ce qu'il doit éviter. Or, le jour de fête appartient en propre à la divinité : on devine qu'il en sera ainsi de la vie du flamine. Les anciens faisaient d'ailleurs cette assimilation avec la dernière netteté. Chaque jour est pour le flamine de Jupiter un jour férié : Dialis quotidie feriatus est. Sa vie est consacrée à Jupiter, comme celle du peuple romain était consacrée à ce dieu au temps des Ides.

 

Comme le peuple pendant les fêtes, le flamine ne devait, durant sa vie, faire aucun travail humain. Les textes ne parlent pas de la culture des champs : cela allait de soi. Mais la guerre était interdite au flamine : il ne pouvait même pas monter à cheval. Les luttes politiques lui étaient inaccessibles : il devait se tenir éloigné de toute magistrature. Nous ne parlons, bien entendu, que des temps primitifs, les seuls où nous pourrons juger le caractère fondamental du flaminat.

 

La qualité de prêtre d'un dieu se révèle par les insignes. Les autres prêtres n'apparaissent avec les leurs que dans les cérémonies publiques. Le flamine ne quitte jamais les siens : il est censé en service permanent auprès de la divinité, assiduus, dit Tite-Live. Toute la journée, il paraîtra avec son bonnet sacerdotal, dit Appien. Les hommes ne doivent le voir que dans le costume de son ministère.

 

Comme le dieu auquel il appartient habite Rome et qu'on ne peut lui sacrifier qu'à Rome, sur les autels à lui consacrés, le flamine ne pourra pas s'absenter de la ville : il n'a pas le droit de passer une nuit hors de sa demeure. Un léger cordon de boue ou de poussière entoure les pieds de son lit, comme pour lui rappeler l'obligation de n'en point sortir aux heures du repos.

 

De même que tout ce qui était la propriété d'un dieu, le flamine devait sans aucun doute être regardé comme un être pur : l'idée de pureté paraît inséparable de son ministère et de sa personne. Les anciens ne le disent pas d'une façon précise : mais ils donnent certains détails qui permettent de l’affirmer. On sait que le bronze était le métal consacré dans les sacrifices : la victime ne pouvait être touchée que par un couteau de bronze ; de même, la barbe du flamine ne pouvait être rasée que par un rasoir en bronze. Or, la victime, avant tout, doit être « pure ». Il était défendu au flamen Dialis de toucher, d'approcher et même de nommer aucun des objets ou des animaux auxquels les Romains de l'époque primitive attachaient quelque impureté : ni un mort ni un bûcher ; ni de la viande crue ; ni de la farine fermentée ; ni des fèves, car les fèves appartiennent aux morts ; ni un chien, ni une chèvre, car ces deux animaux sont les victimes préférées des dieux souterrains ; ni un cheval, parce que son fiel est empoisonné. Enfin, il lui est interdit d'entendre le son des flûtes funéraires.

 

Au fond, toutes ces interdictions se ramènent à une seule : le flamine doit éviter tout contact, toute relation, par le toucher, la vue ou la parole, avec la mort ou la corruption, avec les objets et les êtres qui sont attribués au culte des morts et de leurs dieux. Le contact de la mort souille à un tel point le caractère sacré du flamine que Mérula, avant de se suicider, déposa les insignes de son sacerdoce : parce que, disait-il, un flamine ne devait point mourir dans son costume de prêtre. C'est sans aucun doute pour demeurer fidèle à cet idéal de pureté que le flamen Dialis ne pouvait être que patricien, marié, et marié suivant le rite sacré de la confarreatio. Célibataire ou plébéien, le flamine n'eût pas eu de foyer, de famille ; il eût manqué de cette dignité de paterfamilias qui faisait de lui un prêtre et un maître ; il n'eût pas eu qualité pour se présenter devant les autels et faire un sacrifice au nom du peuple romain. Et toute autre forme de mariage que la confarreatio n'eût pas donné à son union et à son foyer le caractère sacré qu'ils devaient avoir.

 

Mais il y a plus. Le veuvage, rompant cette union, enlevait ainsi au flamine son caractère religieux, à sa vie sa pureté ; il ne pouvait se représenter devant son dieu, et la mort de sa femme l'obligeait à quitter son ministère. A plus forte raison, le divorce lui était-il interdit ; la mort seule, disait la loi des pontifes, pouvait briser le mariage du flamine.

 

Le flamine est « l'homme d'une seule femme ». Gardons-nous cependant d'attribuer à cette prescription la haute pureté morale qui s'attache à la vie de famille et à la fidélité conjugale : il s'agissait là, pour les anciens, d'une pureté surtout extérieure, résidant dans l'état religieux et la condition sociale des individus. La législation romaine, en ce qui concerne le flamine, ressemble à s'y méprendre à la législation hébraïque relative au souverain sacrificateur de Iahveh, lequel a d'ailleurs avec le prêtre de Jupiter des ressemblances nombreuses : l'un et l'autre dieu ne craignent qu'une chose pour leur prêtre, c'est qu’« il se souille, lui et sa famille, au milieu du peuple ».

 

Le flamine de Jupiter était donc quelque chose de plus qu'un sacrificateur et qu'un prêtre du dieu. Il est en quelque sorte son homme et sa chose. Il lui appartient, non pas tout à fait comme un esclave à son maître, mais presque comme un temple, comme une statue à sa divinité.

 

Le flamine est indépendant de tout lien humain.

 

Aussi, le flamine semble avoir rompu tout lien avec la nature et les autres hommes. Il est à part dans le monde, et pour ainsi dire le prisonnier du dieu. Il n'appartient plus à la société humaine : c'est ce que la religion primitive marquait par une série de symboles.

 

D'abord le flamine ne peut être en contact avec aucun lien matériel, avec rien qui ressemble à un anneau, une chaîne, une attache continue. Portait-il un anneau, cet anneau devait être brisé par un endroit. Ses vêtements ne pouvaient être retenus que par des agrafes ou des fibules, c'est-à-dire des attaches présentant une solution de continuité. Que le flamine, disaient les rituels, n'ait aucun nœud ni dans sa coiffure, ni dans son vêtement. Tous ces détails nous paraîtraient incompréhensibles, si nous ne songions que la religion primitive des Romains attachait à toute chose un sens symbolique ; que rien ne lui était indifférent ; que tout objet et tout être étaient par elle classés, évalués, étiquetés, avaient un rôle rituel et un sens mystique.

 

Le symbolisme allait du reste, en ce qui concernait le flamine de Jupiter, aussi loin que possible. Il ne devait toucher ni même nommer le lierre : car le lierre est la plante qui s'accroche. Il ne pénétrera pas sous une treille aux rameaux étendus : sans doute parce que les rejetons de la vigne enlacent et retiennent. La nature ne doit pas lier le flamine.

 

Ces prescriptions avaient une conséquence qui, à nos yeux pourrait paraître provoquée par un sentiment de charité humaine. Tout homme enchaîné qui pénètre dans la maison du flamine est immédiatement délié. Mais les anciens ne rapportaient pas cette pratique à l'influence sacrée et bienfaisante du contact sacerdotal. Plutarque le croit sans doute, et le dit : mais Plutarque est humain, tout pénétré d'idées morales, et n'approfondit pas volontiers le sens des cérémonies primitives. Si le captif est délivré, ce n'est point parce que ses liens tombent au toucher du flamine : mais c'est parce que leur contact aurait souillé le flamine. La suite de la prescription rituelle le marque bien : les liens devaient être immédiatement transportés hors de la demeure du prêtre, et de manière qu'ils n'en touchassent pas les parois ; on les enlevait par l'impluvium, d'où, par le toit, on les rejetait dans la rue. Une autre conséquence de cette prescription était sans doute que nul esclave ne pouvait porter la main sur le flamine. Du moins Aulu-Gelle nous apprend qu'il ne pouvait faire couper ses cheveux que par un homme libre : or, c'est là peut-être la seule besogne ordinaire qui fasse nécessairement subir à un homme le contact d'un autre homme.

 

De même qu'il ne pouvait être touché par aucun lien matériel, le flamine de Jupiter ne pouvait être soumis à aucun lien moral : les obligations habituelles de la société ne le concernaient point. Il vivait en dehors de la vie publique : il ne pouvait prendre part à la guerre, il ne pouvait devenir magistrat, il était dispensé du devoir le plus sérieux et privé du droit le plus précieux du citoyen romain. On pourrait croire que c'était parce qu'il devait à la divinité tout son temps et tous ses soins. Mais un autre principe plus étroit et plus précis avait dicté cette règle. Servir à l'armée, être magistrat, n'allaient pas sans la prestation d'un serment : un serment liait à l'État le soldat comme le magistrat. Or, le flamine ne peut être enchaîné par ce lien moral qui est le serment. Un fait prouve bien que tel était le sens que la religion attribuait à cette défense d'être magistrat. L'an 200 avant notre ère, il fut permis pour la première fois à un flamine de Jupiter d'exercer l'édilité curule : le peuple autorisa qu'il fût dispensé du serment, et que le frère du nouveau magistrat le prêtât à sa place.

 

Le flamine, incarnation de la divinité.

 

C'est encore peu de dire que le flamine, délié de tout lien envers les hommes, n'appartient qu'au dieu. On peut ajouter qu'il incarne le dieu auquel il sacrifie. S'il n'est pas dieu, il ressemble un peu à la statue qui figure la divinité : il participe à son caractère divin. Près du lit du flamen Dialis devait toujours se trouver le gâteau du sacrifice, disposé dans une petite boîte. Était-ce pour que le flamine eût, à tout moment de la nuit, le moyen de faire une offrande à son dieu ? Ou était-ce une offrande permanente qui était faite directement au prêtre ? Les anciens ne distinguaient peut-être pas très bien eux-mêmes ce qui était attribué au flamine et ce qui allait à son dieu. S'il ne touchait rien d'impur, c'était sans doute aussi bien pour ne pas corrompre son essence sacrée, que pour ne point blesser le dieu auquel il appartenait.

 

Il est défendu de placer devant le flamine une table non servie : il en va de même du dieu, qui doit toujours avoir, dans le temple, son offrande prête et un repas préparé. Les dieux, à certains moments de l'année, ne peuvent voir ni guerre ni armée : la vue d'une troupe armée est également chose interdite au flamine.

 

Les dieux condamnaient le travail au jour de fête : travailler, c'était souiller ce jour, porter atteinte à sa sainteté. De même, les jours fériés, le flamine ne devait voir s'accomplir aucune besogne humaine. Sortait-il ces jours-là, il était précédé d'un héraut accompagné des crieurs sacrés : ils avertissaient le peuple que le flamine allait passer et qu'il fallait s'abstenir de travail. Nul autre homme ne peut coucher dans le lit du flamine. Il lui est défendu, en plein air, de quitter sa tunique de dessous. C'est, dit Aulu-Gelle, pour ne point paraître nu devant son dieu, Jupiter, dieu du ciel et de la lumière. Peut-être est-ce plutôt pour ne point paraître aux hommes comme trop semblable à eux-mêmes : on sait, d'ailleurs, que les anciens avaient la coutume d'orner de vêtements les statues de leurs dieux.

 

Si un homme condamné au fouet s'agenouille aux pieds du flamine, c'est péché que de le frapper ce jour-là. Comme les images des dieux, il doit être accessible aux prisonniers et aux suppliants. La maison du flamine, la flaminia, ressemble singulièrement à la maison sainte de Vesta. Elle appartient à la religion : le feu du foyer y est sacré, et il est interdit de le transporter, si ce n'est pour une cérémonie religieuse.

 

Enfin, le corps même du flamine a en lui quelque chose de divin : ses cheveux et ses ongles, quand ils sont coupés, sont soigneusement enterrés au pied d'un arbre cher aux dieux d'en haut.

 

Il en était du flamine, dans cette religion primitive où il prit naissance, comme de tout ce qui touchait de très près aux dieux. On lui conféra volontiers les attributs et la puissance de ceux qu'il représentait. On fit le prêtre à l'image de la divinité.

 

De la nature primitive du flaminat.

 

On voit quelles profondes différences séparaient les flamines des autres prêtres publics du peuple romain. D'abord, ils officiaient séparément, maîtres uniques des sacrifices, comme l'était le père de famille sacrifiant à ses dieux de sa race. Les autres prêtres publics au contraire, par exemple les pontifes, sont groupés en collèges. L'institution du flamine semble donc remonter à un temps où on ne concevait pas encore le ministère divin sous la forme de collège, où on ne se l'imaginait pas autrement que sous la forme sainte de la paternité familiale. Le flamine est marié : sa femme est prêtresse comme il est prêtre, elle se nomme flaminica. Ont-ils des enfants, ils sont les assistants naturels de leurs parents dans les cérémonies sacrées : quand le flamine officie, il a sans doute près de lui sa femme et ses enfants, comme le paterfamilias a les siens au moment des sacrifices. Si le flamine n'a point d'enfants, des jeunes gens de famille patricienne lui en tiennent lieu et l'assistent devant les autels : mais ces desservants, que l'on nomme camilli et camillae, doivent présenter les mêmes conditions que les enfants des flamines ; ils doivent avoir leurs père et mère encore vivants, et leurs parents doivent être mariés suivant le rite sacré de la confarreatio. Le flamine ne se montre donc devant son dieu qu'entouré d'une famille : le service de la divinité était inséparable, dans le flaminat, du type primitif et consacré de la société humaine, de la famille unie par le mariage religieux.

 

Toutefois, le flamine ne s'occupe que d'une seule chose, le sacrifice : c'est, par définition, un sacrificateur. Les autres prêtres, au contraire, sont aussi des administrateurs des choses religieuses. Le flamine personnifie le dieu. Les pontifes règlent aussi les rapports des dieux avec les hommes, ils sont des jurisconsultes, du droit divin et du droit humain. Le flamine ne sort pas de son ministère, ne voit que ses dieux. Cela est si vrai que, même dans les associations religieuses, il y avait, à côté du prêtre qui administrait le culte, le prêtre qui officiait, le flamine. Les curies de Rome avaient pour chef religieux leur curio : à côté de lui, le flamen curialis sacrifiait au dieu de la curie. Dans les curies des villes de l'Afrique, nous trouvons, au-dessus du magister, qui est le chef, le flamen, qui est le prêtre. Le collège des Frères Arvales de Rome était sous la direction d'un magister ; mais près de lui officiait le flamine. A la tête des collèges populaires des montani romains, une inscription associe les « maîtres » et les « flamines ».

 

Tout cela achève de nous faire comprendre les minutieuses prescriptions qui s'attachaient à la personne du flamine. Encore est-il possible que nous n'en connaissions qu'un petit nombre, conservées jusqu'à nous par la curiosité d'Aulu-Gelle, de Plutarque ou des grammairiens. Mais elles suffisent pour nous faire apprécier ce qu'a pu être le flaminat à sa plus lointaine origine. Le flaminat est le service d'un dieu : le flamine est dans la même dépendance de son dieu que la Vestale de son foyer. Au reste, les deux institutions sont entièrement semblables l'une à l'autre. Mais le flaminat empruntait son caractère à la religion sombre et formaliste des plus anciens temps de l'Italie. Sa vie était comme enveloppée de symbolisme. Dans le rituel qui réglait sa conduite, tout prenait une valeur de technique religieuse : ses actes et ses paroles, son vêtement et sa demeure, ce qu'il touchait, ce qu'il voyait, ce qu'il entendait, ce qui allait à lui et ce qui venait de lui. Aussi doit-on assigner à la condition du flamine ces dehors de tristesse, d'ennui ou d'effroi qui sont ceux de la plus vieille religion romaine. Le flaminat est bien l'héritage, comme Tacite le reconnaît, « d'une antiquité pleine de sombres mystères ». Esclave du dieu dont il est le prêtre, rien d'humain ne lui semble permis. Le service divin l'enchaîne plus qu'il ne l'honore, le contraint plus qu'il ne l'oblige. C'est une victime vivante sans cesse parée pour le dieu auquel elle appartient. Il ressemble à tous les prêtres des religions primitives : fétiche autant que féticheur, le lien qui unit le flamine à son dieu le condamne à une hiératique immobilité. C'était comme une statue sacrée, mais vivante, dit Plutarque.

 

 

 

II LES FLAMINES DU PEUPLE ROMAIN

 

 

 

1. Les flamines majeurs : origine, rang et organisation.

 

C'est à Rome que l'institution du flaminat s'est développée le plus complètement, et qu'il est le plus facile d'en suivre l'histoire et d'en détailler l'organisation.

 

Il y avait à Rome quinze flamines, tous regardés au même titre comme « prêtres publics du peuple romain » : une loi nous les montre « traversant la Ville sur des chars, pour cause des sacrifices publics du peuple romain ». Chacun d'eux portait le nom de sa divinité. Chacun avait son rang hiérarchique. Le premier en dignité, à l'époque historique, était le flamine de Jupiter ; le quinzième rang appartenait au flamine de Pomone. Les flamines étaient évidemment classés suivant l'importance que le droit pontifical assignait à la divinité qu'ils desservaient : « le rang des dieux, disait-on, fixe le rang des prêtres ».

 

Parmi ces quinze flamines, on distinguait très nettement deux groupes :

 

- les trois « flamines majeurs », flamines majores, qui desservaient les autels de trois grandes divinités de l'État romain, Jupiter, Mars et Quirinus,

 

- et les douze « flamines mineurs », flamines minores, prêtres de divinités moins importantes, comme Flore ou Pomone.

 

On remarquera que les trois grands flamines sont les prêtres des divinités que nous pourrions appeler politiques, de celles qui ont spécialement pour mission de protéger l'État romain : Jupiter, le dieu du Capitole, Mars, l'ancêtre divin : de la Rome du Palatin, Quirinus, le dieu éponyme de la Rome sabine du Quirinal. Ce sont, pour ainsi dire, les trois dieux qui ont présidé à la formation historique de la Rome royale. La religion que desservent les grands flamines semble être une religion encore toute locale ou toute domestique, celle de dieux attachés à un canton limité de la cité romaine ou à un groupe déterminé du peuple romain.

 

Peut-être pourrait-on aller plus loin encore, et supposer que chacun des trois grands flamines correspond à une des trois grandes tribus de la Rome ancienne, quel que soit d'ailleurs le rapport de ces tribus avec les trois collines ou les trois dieux dont nous venons de prononcer le nom. En tout cas, on s'explique aisément ce chiffre consacré de trois pour les grands flamines romains, si on conjecture que chacun d'eux était à l'origine le sacrificateur réservé d'une tribu.

 

Les deux groupes de flamines différaient encore en ceci, que les majeurs étaient et demeurèrent toujours patriciens ; que les mineurs furent au contraire choisis parmi les plébéiens. Cette différence a-t-elle été constante ? Réduits comme nous le sommes au seul texte d'un grammairien, on ne peut rien dire à cet égard ni dans un sens ni dans l'autre. On notera l'analogie qui existe entre ces deux catégories de flaminats et les deux classes de magistratures, magistratus majores et minores. Ce qui élevait surtout les trois grands flamines au-dessus des autres, c'était la grandeur et le rôle public des dieux auxquels ils sacrifiaient.

 

La tradition attribuait volontiers au roi Numa la création des flamines, des grands comme des petits. Voici ce que dit à ce sujet Tite-Live :

 

« Numa, en sa qualité de roi, accomplissait un grand nombre de sacrifices, notamment ceux qui concernent aujourd'hui le flamen Dialis. Mais, pensant que les rois, ses successeurs, lui ressembleraient moins qu'à Romulus, et craignant que la guerre, en les éloignant de Rome, ne leur fît oublier les sacrifices inhérents à la royauté, il créa un flamine, prêtre permanent pour Jupiter, et il lui adjoignit deux autres flamines, l'un pour Mars et l'autre pour Quirinus. »

 

Peut-être Numa s'est-il borné à arrêter les fonctions et à définir les privilèges des flamines ; peut-être encore, sinon à attribuer chaque flamine à un dieu déterminé, du moins à lui donner son nom et son titre. S'il était permis de faire une hypothèse qu'aucun texte ne justifie, nous penserions volontiers ceci : Rome a eu trois flamines, chacun d'eux consacré aux dieux topiques ou génériques d'une des trois tribus, et étant plus encore le flamine d'une tribu que le flamine d'un dieu ; mais quand les tribus se mêlèrent et cessèrent d'être autre chose qu'un souvenir, les flamines furent assignés à des Dieux déterminés, ne se distinguèrent plus que par le nom et les symboles d'une divinité : il n'y eut plus de flamines des Ramnes ou des Luceres, mais des flamines du peuple romain, attachés aux trois grands dieux de l'État. Les trois flamines reçurent-ils leur rang dès le temps de Numa ? On a peine à le croire, car Jupiter n'était pas en ce temps-là le premier dieu de Rome. Peut-être les flamines ne prirent-ils leur place consacrée qu'au temps où Jupiter se mit à la tête des dieux, sous les Tarquins, et qu'une hiérarchie s'établit parmi les prêtres comme parmi les dieux. Les trois flamines des divinités domestiques des tribus romaines devinrent ainsi les prêtres hiérarchisés des trois grands dieux politiques du peuple tout entier. Mais tout cela n'est qu'hypothèse.

 

Même après Numa, le roi conserva le devoir d'un certain nombre de sacrifices que lui seul pouvait accomplir. Il était, en dignité, le premier des sacrificateurs. A la chute de la royauté, on créa un REX SACRORUM pour accomplir les sacrifices attachés à ce titre de rex ; et la royauté des sacrifices conserva toujours le pas sur le flaminat. D'ailleurs, le rex sacrorum est soumis aux mêmes obligations et a les mêmes privilèges que les flamines ; ce qui a fait dire, avec une certaine vraisemblance, que le rex sacrorum est en réalité le premier des flamines, le flamine de Janus.

 

On sait que, sous le gouvernement des consuls, l'administration des choses sacrées passa aux mains du souverain pontife. Mais, si grande que fût la puissance de ce dernier, alors même que les flamines étaient choisis par lui et placés sous sa dépendance, ils n'en demeurèrent pas moins, dans la hiérarchie religieuse, d'un rang supérieur à celui du grand pontife. « Le plus grand des prêtres, dit Festus, est le roi, puis vient le flamine de Jupiter, après lui, le flamine de Mars, en quatrième lieu le flamine de Quirinus, en cinquième lieu le souverain pontife. » La hiérarchie sacerdotale se marquait notamment dans les repas religieux : « nul, disaient les rituels, ne s'assied à une place au-dessus de celle du flamen Dialis, si ce n'est le rex sacrorum. » Représentants de la divinité, les trois flamines furent toujours regardés comme membres du Collège des Pontifes. Seulement les pontifes purent, à dater de l'an 300, être recrutés parmi les plébéiens : c'est qu'ils étaient non seulement prêtres, mais aussi administrateurs. Le flaminat dut à, son rôle exclusivement religieux de demeurer fidèle à son caractère primitif : jusqu'à la fin de son existence, le flaminat majeur fut l'apanage des patriciens ; ce fut leur dernier refuge. Car c'était l'institution qui touchait le plus à la religion de la vieille cité patricienne, et le patriciat était avant tout une caste religieuse et sacerdotale.

 

Comme tous les prêtres publics du peuple romain, les flamines avaient à leur disposition un certain nombre de serviteurs publics. Le flamen Dialis possédait un licteur, le lictor flaminius, qui l'assistait dans les sacrifices et il n'est pas improbable que les deux autres grands flamines eussent aussi le leur. Des hérauts spéciaux accompagnaient les trois flamines : on les appelait praeciamitatores ou praeciae. Ils avaient également à leur service un personnel de valets sacrés, calatores, qu'ils partageaient avec les pontifes.

 

Malgré ces prérogatives, il ne faut pas oublier que, dans la Rome consulaire, tout au moins, les flamines étaient dans la dépendance absolue du souverain pontife, et des esprits malveillants pouvaient accuser les pontifes de persécuter ceux des flamines contre lesquels ils avaient un grief personnel. C'est le grand pontife sans doute qui les nomme tous. Oubliaient-ils leurs devoirs, c'était lui qui les leur rappelait sévèrement : plus d'un flamine qui voulut quitter Rome, fut retenu près de son dieu par la parole toute puissante du pontife. II pouvait leur infliger des amendes. Le flamine avait-il une autorisation à demander, il la sollicitait auprès du pontife souverain. Et quand un conflit s'élevait entre le pontife et un flamine récalcitrant, le peuple, pris pour juge, rappelait au prêtre qu'il fallait obéir à la parole du pontife. Ainsi, les flamines étaient les premiers sujets de celui-là même qui se trouvait leur inférieur en rang et en titre. Ils étaient véritablement les prisonniers de l'État : garantie permanente du service divin et de l'accord de Rome avec ses dieux, ils étaient liés par une obéissance sans condition à celui qui était le juge du droit religieux.

 

2. Le flamen Dialis.

 

Le premier dans la hiérarchie des flamines romains, le plus considéré comme aussi le plus tenu, était le flamine de Jupiter, flamen Dialis. Il l'emportait autant sur les autres flamines que Jupiter était au-dessus des autres dieux. C'était même plus que le premier des prêtres, c'était aussi le premier des hommes.

 

Mode de nomination.

 

Le flamen Dialis était choisi, sur une liste de trois membres, par le souverain pontife. Le choix du flamine, de même que celui des Vestales, était regardé comme une « prise » : le pontife «prenait », capiebat, un patricien pour en faire un flamine. Il le prenait, comme le vainqueur fait prisonnier un ennemi. Une fois « pris », il devient la propriété de l'État, ou plutôt encore, du dieu de l'État : il cesse de faire partie de sa famille, il sort de la puissance paternelle. Toutefois, il en sort sans encourir de déchéance. Mais il faut en même temps que ce « prisonnier » soit consacré à la divinité. Cette consécration se fait dans les comices traditionnels de la Rome primitive, les comitia calata, et elle se fait de la même manière que celle d'un Temple ou d'une statue : le flamine de Jupiter est « inauguré », c'est-à-dire que le souverain pontife demande à la divinité, par l'intermédiaire des augures, si elle agrée son nouveau prêtre.

 

Il n'est pas douteux que la plupart du temps on ne s'assurât du consentement du futur flamine. Mais le pontife avait le droit de prendre qui il voulait. En 209, le pontife souverain P. Licinius choisit pour le flaminat de Jupiter un jeune patricien, C. Valérius Flaccus, et il le choisit malgré lui, afin, dit Tite-Live, de le soustraire à une vie de désordres où il déshonorait son nom et sa race. Dans cette prise de possession d'un homme, l'État agissait ainsi avec sa toute-puissance, mise au service de son dieu.

 

Prérogatives.

 

Une fois inauguré, le flamine de Jupiter devenait la chose de la divinité, et nous avons vu plus haut à quelles dures obligations sa vie était soumise. Mais, en revanche, un certain nombre de privilèges lui étaient accordés, qui en faisaient le premier des prêtres après le roi et l'égal des magistrats supérieurs. Il a un licteur ; il porte la prétexte ; il a le droit de s'asseoir sur la chaise curule ; il lui est accordé, comme aux magistrats, de traverser Rome en voiture à certains jours solennels. Surtout, il pouvait entrer au Sénat et y siéger, et ce droit, comme les insignes, semblait bien remonter à l'origine même du flaminat. Tite-Live donne de ces prérogatives une explication bien conforme aux coutumes religieuses des Romains. La plupart des fonctions du flamine de Jupiter, dit-il, incombaient primitivement à la royauté : en créant un prêtre particulier pour Jupiter, Numa n'aura point voulu qu'il fût trop inférieur en dignité au roi, qui avait jadis desservi son culte : Jupiter ne devait pas déchoir.

 

Fonctions.

 

Le flamen Dialis, étant le sacrificateur de Jupiter, apparaît d'abord et surtout aux fêtes de ce dieu. Les Ides de chaque mois appartenaient à Jupiter ; ce jour-là, le dieu reçoit le sacrifice d'un mouton. Le sacrifice avait lieu au temple du Capitole, où le flamine, accompagné d'un cortège solennel, se rendait en suivant la Voie Sacrée. C'était le flamine, dit Ovide, qui présentait lui-même aux flamines de l'autel les entrailles de la victime. Les fêtes des vins, Vinalia, étaient également consacrées à Jupiter, qui nous apparaît, dans la Rome primitive, comme le dieu des vignes et des vendanges. C'était le flamine qui donnait le signal de la vendange, et qui en offrait les prémices à Jupiter en lui immolant une jeune brebis ; et c'était lui, j'imagine, qui faisait au dieu les libations du vin nouveau. Mais, à côté de ce service propre à Jupiter, le flamen Dialis paraît aussi avoir eu dans son ministère des devoirs envers d'autres dieux. En particulier il prend part aux fêtes d'expiation du mois de février. C'est de lui que les pontifes reçoivent alors la laine sacrée, ainsi que le sel et le froment brûlé qui vont servir à purifier les maisons. C'est encore lui qui préside à la fête des Lupercales.

 

Dans ces deux dernières cérémonies, le flamine de Jupiter se montre moins comme le prêtre d'un dieu que comme une sorte de ministre suprême des fonctions religieuses de l'État tout entier : il serait possible que ces attributions générales fussent celles que la royauté, au temps de Numa, céda elle-même aux flamines. Ce rôle important est plus visible encore dans la part que le flamine de Jupiter prenait au mariage religieux de la vieille Rome, à la confarreatio. C'était lui qui unissait les nouveaux époux, qui sans doute présidait au sacrifice et leur présentait le gâteau qu'ils allaient partager. Apparaissait-il dans ces cérémonies comme prêtre de Jupiter, le dieu qui fait mûrir les épis" ? On peut en douter et croire plus volontiers qu'il intervenait dans le mariage comme le maître des sacrifices du peuple romain. Évidemment, si le flamine de Jupiter a pu ne pas être à l'origine le premier de tous, tout nous montre qu'il l'est devenu de bonne heure. Seul de tous, il avait, semble-t-il, à sacrifier chaque jour, Il est plus que sacerdos dei, plus que le sacrificateur d'un dieu ; on peut l'appeler, comme certaines inscriptions nomment les grands flamines municipaux, flamen maximus, flamen sacrorum populi Romani : c'est le flamine par excellence.

 

La flaminica Dialis.

 

La femme du flamine est associée à ses prérogatives, à ses obligations, à son ministère tout entier : elle prend le titre de flaminique, flaminica Dialis ou simplement flaminica.

 

La plupart des prescriptions auxquelles est soumis le flamine de Jupiter pèsent également sur la vie de la flaminique. Mais en voici qui lui sont particulières. Elle ne montera pas plus de trois marches d'échelles, sans doute pour ne point se découvrir le pied : il lui est permis toutefois de monter les escaliers « à la grecque » ; car, dit un commentateur, enfermés entre quatre murs, ils sont construits de manière à ne permettre de voir aucune partie du corps". C'est pour le même motif que la flaminique devait toujours se montrer voilée et qu'elle ne pouvait s'attacher la robe au-dessus du genou. Il en était d'elle comme de la femme d'Orient : ses traits devaient être cachés à tous ; nul regard humain ne pouvait voir la moindre partie de son corps. C'était pour elle comme une condition de dignité sacerdotale et de pureté féminine. Les chaussures de la flaminique ne peuvent être faites que de la peau d'un animal tué ou immolé : car tout animal mort d'une mort naturelle est regardé comme souillé. Un principe domine évidemment toutes ces prescriptions : c'est le désir de garantir à la flaminique sa pureté religieuse. Aussi comprend-on sans peine qu'elle dût arriver vierge à son mari, et ne connaître que lui, flaminica nonnisi univira. Voici une prescription qui marque bien sa dépendance à l'égard des dieux. Entendait-elle le tonnerre, il lui fallait les apaiser, ou sa vie était frappée d'interdit. Son rôle religieux nous est mal connu. On doit supposer qu'elle assistait son mari auprès des autels de Jupiter. Plutarque la regarde comme « la prêtresse de Junon ». Est-ce bien certain ? Lui-même ne l'affirme pas, et nous ne voyons jamais la flaminique intervenir dans le culte de Junon. En tout cas, cette application de la femme du flamine à celle de Jupiter ne peut être que de date récente, et du temps où se formaient, dans la théologie, les couples divins. La flaminique assistait à la procession des Argées, les cheveux en désordre, c'est-à-dire en attitude de deuil. Elle devait garder cet aspect au temps où les Saliens agitaient les boucliers de Mars. La première moitié de juin était pour elle, plus encore que pour toutes les femmes, un temps de deuil. Jusqu'aux ides du mois, fait dire Ovide à la flaminique, « il ne m'est permis ni de passer le peigne dans mes cheveux, ni de couper mes ongles, ni d'approcher de mon époux ». Comme devoir plus précis, nous la voyons, aux jours des nondines, immoler un bélier à Jupiter, dans la maison royale et, au mois de février, réclamer l'offrande expiatoire. En tout cela encore, Junon n'apparaît pas : la flaminique est moins la prêtresse d'une divinité donnée, que l'assistante de son mari dans le ministère public. Un seul dieu est nommé parmi ceux qu'elle peut prier, et c'est Jupiter. Jupiter est pour le flamine et sa femme un dieu domestique, véritablement le dieu de leur foyer et de leur famille.

 

Le couple flaminal

 

C'est qu'en effet le flamine et la flaminique représentent bien, dans leurs fonctions religieuses, le couple conjugal tel que le concevait le monde antique. La flaminique ne peut avoir d'autre dieu et d'autre culte que celui de son mari. Elle est la prêtresse des mêmes autels auxquels son époux sacrifie. De la même manière, dans le culte domestique, « La femme est tout entière dans la famille et dans la religion de son mari ». C'est de ces deux prêtres qu'on doit surtout dire, avec Fustel de Coulanges : « L'union conjugale est autre chose qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. »

 

Considérons maintenant dans leur vie commune le flamine et la flaminique, et nous verrons quelle importance mystérieuse les Romains attachaient à la vie familiale et à l'union conjugale chez leurs grands prêtres.

 

On a vu comment ils se mariaient. Pour eux, on maintint toujours le vieux rite sacré de la confarreatio. On n'oubliait même, lors de la cérémonie, aucun des menus détails conservés par la tradition. Lors du mariage de ceux qui allaient être flamine et flaminique, on les faisait asseoir sur deux sièges recouverts et réunis par la peau d'une brebis sacrifiée. Or, c'était là un vieil usage des noces religieuses.

 

Dans leur vie matérielle, les deux époux doivent se conformer aux anciennes habitudes de la famille. La flaminique demeurera voilée hors de chez elle. La laine seule entrera dans les vêtements de son époux et dans les siens : la laine n'était-elle pas, dans l'antiquité primitive, le tissu ordinaire et pour ainsi dire familial ? Et cette laine, la flaminique devra la tisser elle-même, comme le faisait toute bonne matrone des temps d'autrefois. Leur costume à tous deux est exactement calqué sur les types primitifs. Quand Virgile, en décrivant les noces et la vie commune de Didon et d'Énée, a voulu reconstituer les cérémonies de ces époques ignorées, il a fidèlement reproduit l'institution et les coutumes du flaminat. L'union du flamine et de la flaminique n'est pas moins conforme à la morale primitive de la famille. C'est une loi perpétuelle qui les unit l'un à l'autre, et ils sont unis dans une éternelle sainteté : sancta, disait-on de la flaminique, castus, disait-on du flamine. La famille qu'ils forment doit être pure et pieuse, c'est-à-dire que leur union est indissoluble : le divorce leur est interdit ; la mort de l'un fait perdre à l'autre son caractère sacré. Le flamine n'aimera que sa femme, la flaminique n'aimera que son époux ; le lit nuptial ne recevra que leurs corps. Nul, que son mari, ne verra la flaminique. Elle sera, suivant l'éloge archaïque que les épitaphes donnent à la matrone, casta, pudica, lanifica, univira, unicuba. Mais cet idéal de pureté et de piété conjugale, qu'est-ce sinon le type primitif de la famille elle-même, telle que se la figuraient les Romains du premier âge, tel qu'il était imposé par la religion du foyer ? « Cette religion impérieuse disait à la femme et à l'homme qu'ils sont unis pour toujours, et que de cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens et la pureté que la famille a conservée longtemps. »

 

Cette pureté, ce caractère de piété religieuse, la famille les perdit quand la religion du foyer et des dieux domestiques perdit son influence. Mais seule, la famille flaminale demeura fidèle à la tradition sacrée, parce qu'elle était indissolublement liée au culte d'un dieu. Elle devint ainsi, dans la Rome classique, l'image exacte du couple conjugal des anciens temps, avec son éternelle communauté de vie matérielle et de pratiques religieuses. La religion, en s'emparant de la famille du flamine, l'obligea de garder jusqu'à la fin son premier caractère.

 

Perpétuité du flaminat.

 

Le service de Jupiter étant conçu sur le modèle du service des dieux domestiques et attribué à une famille pure et complète, on ne peut, en aucune manière, assimiler le flamine à un fonctionnaire religieux, nommé pour un temps et révocable à volonté. Une loi perpétuelle doit l'unir à son dieu, comme une loi perpétuelle unit à ses Lares le père de famille.

 

En sortant de la puissance paternelle, le flamine abandonne le culte de ses pères pour créer un nouveau foyer auquel préside Jupiter : il doit demeurer attaché toute sa vie à ce foyer. Mais il en résulte aussi que le jour où la mort souille ce foyer et rompt la famille, elle cesse d'appartenir à Jupiter. Si sa femme vient à mourir, le flamine doit quitter de lui-même son sacerdoce. Il est un autre cas où le flamine doit renoncer à son ministère : s'il s'est rendu coupable de quelque négligence dans l'exercice de ses fonctions. Et les anciens citent, comme fautes de ce genre, s'il a apporté peu de soin à l'offrande des entrailles de la victime, si, pendant un sacrifice, il a laissé tomber sa coiffure, insigne principal de sa fonction. Dans ce cas, il était solennellement dépossédé Il avait cessé de plaire à Jupiter.

 

Le flamen Martialis

 

On pourrait croire qu'à l'époque primitive, au temps où Mars était le principal dieu de la cité, son flamine avait une importance au moins égale à celle du flamen Dialis. De fait, dans les municipes et les colonies romaines, qui ont copié volontiers les plus anciens usages de la cité romaine, le flamine de Mars semble plus considérable et en tout cas plus nécessaire que celui de Jupiter. Toutefois, Tite Live nous dit que dès le temps de Numa il occupait un rang au-dessous du prêtre de Jupiter. A l'époque classique, malgré sa qualité de flamen major, il n'a plus qu'un rôle secondaire : aussi ne savons-nous de lui, comme des autres flamines, que fort peu de chose.

 

Dans les derniers temps de la République, le flamine de Mars était certainement soumis à beaucoup moins d'obligations que son supérieur ; mais il ne semble pas qu'il en fût ainsi dès l'origine : il lui était certainement défendu, autrefois, de monter à cheval et de quitter Rome. Il ne paraît jouir, pas plus que les autres flamines, d'aucune des prérogatives honorifiques du flamine de Jupiter. Il est d'ailleurs « inauguré » comme lui, et choisi également parmi les patriciens mariés suivant le rite de la confarreatio et issus de parents unis de la même manière. Il semble que sa femme fût associée à son ministère en qualité de flaminique.

 

Son rôle religieux nous échappe complètement. Quels étaient ces sacrifices pour lesquels les souverains pontifes retenaient à Rome, avec une telle insistance, les flamines de Mars ? Ce sont, dit Valère Maxime, « les cérémonies du culte de Mars ». Mais nous connaissons bien les fêtes de ce dieu, en particulier celles du mois qui porte son nom, et son flamine n'y apparaît pas. On a conjecturé qu'il immolait à Mars le cheval qu'on lui offrait aux Ides d'octobre. En 46 av. J.-C. lorsque Jules César fit sacrifier deux soldats sur le Champ de Mars, le sacrifice fut offert à Mars par le flamine du dieu. Il est vraisemblable que le collège des Saliens a peu à peu absorbé sous la République le service du dieu Mars et a relégué dans l'ombre son flamine.

 

Le flamen Quirinalis

 

Le flamine de Quirinus n'est guère mieux connu : il paraît nommé dans les mêmes conditions et soumis aux mêmes obligations que le flamine de Mars. Mais son activité religieuse est certainement plus étendue et curieuse à étudier. C'est lui qui sacrifie au dieu Robigus le jour des Robigalia (25 avril). Ovide nous le montre se rendant, en cortège processionnel, au bois de Robigus : Il va prier le dieu de ne point nuire aux moissons. Le 23 décembre, il immole une victime sur la tombe d'Acca Larentia dans le Vélabre, au nom du peuple romain 23. Enfin, le 7 juillet et le 21 août, il sacrifie sur l'autel souterrain de Cousus dans le Cirque. Quel lien unit entre eux ces différents cultes et les rattache au ministère du flamine de Quirinus ? Il est difficile de rien affirmer : mais on entrevoit vaguement que le flamine de Quirinus s'occupait volontiers des cultes souterrains. Le chien, immolé à Robigus, est une victime chère aux dieux d'en bas ; l'autel de Cousus était recouvert de terre toute l'année ; c'était sur un tombeau qu'avait lieu le sacrifice à Larentia. Tite-Live rapporte qu'au temps du siège de Rome par les Gaulois, le flamine de Quirinus enfouit près de sa demeure les objets sacrés. Mais quels rapports ce culte et ces dieux ont-ils avec Quirinus ? Faut-il croire, avec Preller, que toutes ces divinités, Quirinus compris, sont des divinités des champs et de la terre ? Une autre pensée vient à l'esprit. Le flamine de Jupiter ne sacrifie que sur le Capitole. Nous ne voyons celui de Mars qu'au Champ du dieu. Le flamine de Quirinus nous apparaît un peu partout, hors des Sept Collines de la Rome primitive : sur le mont Quirinus d'abord, où l'attache son principal dieu, au Vélabre et dans le Cirque, sur le flanc extérieur du Palatin, et en pleine campagne, de l'autre côté du Tibre, au bois de Robigus. Il nous apparaît comme le flamine des sacrifices qui se font hors de Rome, dans les régions nouvelles et dans les cantons ruraux : il semble le grand flamine le moins enchaîné à un sanctuaire municipal, et quand, à l'arrivée des Gaulois, le Sénat voulut mettre à l'abri les Vestales et les dieux, ce fut le flamine de Quirinus qui les conduisit à Caeré.

 

Les douze flamines mineurs

 

Des douze flamines mineurs nous savons seulement qu'ils étaient pris parmi les plébéiens. Sur leur mode de nomination, les obligations auxquelles ils étaient soumis, la nature de leurs devoirs religieux, nous ne connaissons absolument rien. Ils sont même si peu connus qu'on ne possède le nom que de dix d'entre eux et de chacun d'eux rien de plus que le nom. Ce sont les suivants.

 

Parmi les six premiers se placent (car ils étaient soumis à une hiérarchie) :

 

- Le flamen Carmentalis ; ce flaminat était assez élevé en dignité pour être confié à un homme susceptible de devenir consul. Cicéron nous montre, au IVe siècle avant notre ère, le consul M. Popillius, vêtu du costume du flamen Carmentalis, arrêtant une sédition en montrant au peuple ces insignes respectés. On peut supposer qu'il présidait, au mois de janvier, aux fêtes de la déesse Carmenta.

 

- Le flamen Volcanalis n'est connu que par son rôle auprès d'une divinité autre que celle dont il porte ce nom : aux calendes de mai il sacrifie à Maia. Maia passait pour la femme du Vulcain primitif du Latium. Vulcain avait d'ailleurs son jour de fête au mois de mai.

 

- Le flamen Portunalis, est le prêtre du dieu fluvial Portunus, dont les fêtes se célèbrent en août. Nous ne savons qu'une chose de son flamine, c'est qu'« il enduit de poix les armes de Quirinus ». On s'attendrait avoir cette fonction confiée au flamine propre de Quirinus.

 

- Le flamen Cerialis n'est connu que par une inscription. Je n'hésite pas à regarder la Cérès dotée de ce flamine comme la vieille divinité italique, antérieure à l'importation des rites grecs de Déméter. C'est à ce rang, parmi les six premiers des flamines mineurs, qu'il faut placer les deux dont nous ignorons le nom. Je pense qu'ils devaient être attribués à quelque vieille divinité dont on retrouve le nom dans les fêtes primitives, comme Saturne, Neptune, ou les dieux des bois, Lucaria.

 

Puis venaient les six derniers.

 

- Le flamen Volturnalis (10e flamine), lui aussi le prêtre d'un dieu fluvial, dont les fêtes tombent en août.

 

- Le flamen Palatualis (11e flamine). Est-ce le prêtre de Palès et des Palilies d'avril ? Est-ce le flamine d'une déesse Palatua, éponyme du Palatium ? Ceci est plus vraisemblable, car au jour du Septimontium, c'est-à-dire à la fête des Sept Collines groupées autour du Palatin, il s'accomplissait un sacrifice appelait Palatuar. C'était sans doute le prêtre spécial de la région du Palatin, capitale historique de l'association des Sept Collines.

 

- Le flamen Furrinalis (12e flamine). Furrina est la déesse d'un bois, situé au-delà du Tibre, où l'on célèbre une fête en juillet.

 

- Le Flamen Floralis (13e flamine). Il s'agit sans contredit de la vieille Flora romaine ou sabine, de celle à laquelle le roi Tatius consacra un autel et qu'on adorait surtout dans les bois, et non pas de la divinité hellénisée à laquelle on voua les jeux des Floralia.

 

- Le flamen Falacer (14e flamine) n'est connu que par ces mots de Varron : Flamen Falacer a divo patre Falacre. Il est visible qu'il ne sait pas autre chose du flamine et de son dieu.

 

- Le flamen Pomonalis (15e flamine). Pomone est ici, comme Flore, une divinité du Latium primitif, adorée dans un bois sacré entre Ardée et Ostie.

 

On notera que ce groupe des divinités adorées par les petits flamines ne se ramène à aucun des systèmes connus de douze dieux. On remarquera également que toutes ces divinités appartiennent à la religion la plus ancienne de Rome, à celle qui se rattache directement au culte des premières populations italiennes. Enfin la plupart de ces divinités sont des divinités topiques, des bois et des sources de la campagne romaine. Portunus, Volturnus, et, comme l'indique son épithète de divus, Falacer, sont des dieux fluviaux. Pomone et Furrina ont leur bois, celle-ci près de la mer, celle-là au-delà du Tibre. Carmenta est sans doute une nymphe du pied du Capitole ; Flora, la déesse de quelques bois des abords du Quirinal ; Vulcain est adoré dans le bas-fond du comitium. Seule, la déesse Palatua nous ramène dans le Palatin, c'est-à-dire dans l'enceinte même de la Rome aux Sept Collines. Nous en arrivons, pour le cycle des petits flamines, aux mêmes conclusions que pour la trinité des grands prêtres. La religion qu'ils desservent est une religion locale et ancienne, les dieux dont ils se nomment sont des dieux du sol romain.

 

Seulement les divinités des grands flamines sont celles des trois grandes collines historiques de la Rome des premiers rois. Les divinités des petits flamines habitent plus volontiers au pied des monts, près des sources et des ruisseaux, ou au loin dans les bois de la campagne.

 

Constitution primitive du flaminat romain

 

Résumons ces recherches, et voyons comment on peut se représenter, par conjecture, l'histoire primitive du flaminat romain. Il est une chose qu'on peut supposer a priori : ni le chiffre de trois pour les grands flamines, ni le chiffre de douze pour les petits flamines, n'ont été choisis au hasard. Ils correspondent à un organisme quelconque dans les institutions religieuses ou sociales de Rouie. À coup sûr, ils ne s'adaptent pas à l'organisation intérieure du flaminat romain. Si les flamines avaient formé un collège, une association, on aurait pu prendre le chiffre hiératique de douze membres. Mais ce qui, précisément, caractérise les flamines, c'est qu'ils ne forment pas un collège, c'est qu'ils ne sont point associés, c'est qu'ils fonctionnent chacun isolément. On peut songer à l'organisation théologique du monde des dieux. Les trinités et les systèmes de douze dieux ne manquent pas dans les panthéons italiens. Or, aucun de ces groupes définis ne rappelle, même de loin, les dieux desservis par les flamines.

 

Il ne reste plus qu'une hypothèse à faire. Ces chiffres de 3 et de 12 se rattachent à des subdivisions géographiques ou génériques du peuple romain. Or, tout ce que nous venons de dire semble justifier cette hypothèse. Les trois grands flamines évoquent la pensée des trois tribus primitives qui ont formé le peuple romain. Les douze petits flamines doivent se rattacher à quelque subdivision géographique du territoire romain et vraisemblablement aux pagi de l'ère primitives. Les curies de Rome avaient leur flamine, les montes avaient aussi le leur. Ne trouvons-nous pas, hors de Rome, dans ces villes de l'Italie ou de l'Afrique qui ont aimé à copier les plus vieilles institutions romaines, des flamines de curies et des flamines de pagi ? Les trois tribus étaient avant tout les subdivisions génériques du patriciat romain : le flamine supérieur ne put être que patricien. Les pagi étaient les cantons ruraux où la plèbe était comprise : les flamines mineurs furent surtout, peut-être toujours, des plébéiens. Les trois grands flamines représentent l'union en un seul peuple des trois grandes tribus romaines. Et cela nous explique un des plus étranges récits de Tite-Live. Après avoir achevé ses lois, Numa éleva un sanctuaire à la Foi Publique, Fides Publica, protectrice de l'union des différentes parties de la cité, et il l'éleva sur ce Capitole qui allait être désormais le centre religieux de la ville réorganisée. Il voulut que ce sacrifice fût fait conjointement par tous les flamines sous la forme la plus solennelle. Un même char les conduisit dans l'enceinte sacré, cachés aux regards par le dôme de la voiture. Devant l'autel, les flamines sacrifièrent, les mains entièrement enveloppées et cachées. C'est la seule fois que nous voyons les flamines unis devant le même autel pour un même sacrifice : mais cet autel était précisément le symbole et le garant de l'union des trois tribus qu'ils représentaient et qui formaient le peuple romain.

 

Laissons de côté les flamines et passons à leurs dieux et à leur ministère. Se sont-ils appelés dès l'origine flamines de Jupiter, de Mars, de Quirinus ? Cela n'est possible que si l'on admet que chacun de ces dieux ait été regardé comme la divinité protectrice, le dieu père et le fondateur mythique, et comme le génie domestique de la tribu. En tout cas, Mars, Jupiter, Quirinus sont également les ancêtres religieux et les Lares nationaux du peuple romain : ce sont les dii patrii de Virgile et des grandes invocations politiques. Les trois grands flamines sont les prêtres des dieux génériques et domestiques des trois tribus du peuple romain. Ils desservent leur culte, exactement comme le père de famille dessert le culte de l'ancêtre ou du Lare familial. Voilà pourquoi leur ministère divin ressemble entièrement à celui du paterfamilias, et leur culte au culte domestique : ils sont les ministres du foyer et du dieu de ces grandes familles politiques qui sont la tribu et la cité. Les dieux des petits flamines sont de petits dieux, comme tous les dieux réservés à la plèbe qui habitait les pagi : ce sont des dieux de plébéiens, comme les Paganalia étaient des fêtes de plébéiens. Mais ce sont, eux aussi, des dieux de la patrie, des Lares de la demeure et du foyer romains. Ils sont moins attachés à une race, comme les trois grands dii patrii des flamines majeurs ; ils sont surtout fixés au sol, aux bois ou aux fleuves ; ils y sont nés : ce sont les dii indigetes de la tradition romaine, et quand Virgile, dans son invocation célèbre, appelle les Dii Patrii, Indigetes, ce sont là tous les dieux des flamines grands et petits, les dieux de la race, de la patrie et des foyers romains.

 

Mais si le flamine est surtout le prêtre du dieu de la race ou du dieu du canton, il doit aussi desservir les divinités étrangères auxquelles sa tribu fait bon accueil, ou les divinités nouvelles qui naissent sur le sol : de la même manière, le père de famille adore surtout le dieu du foyer et de la famille : mais il peut adresser des prières à n'importe quel autre dieu. C'est qu'il faut toujours en revenir à une analogie complète entre le flamine et le père de famille, entre son culte et la religion domestique. Le titre exact du flamine primitif devrait être le « maître unique et perpétuel des sacrifices » d'une société politique et religieuse. Le père de famille est, tout à la fois, chef et sacrificateur. Dans la cité, il y a, à côté du roi, rex sacrorum, qui dirige les sacrifices, le flamine, flamen sacrorum, qui les exécute. C'est pour cela qu'on ne dit pas flamen Jovis, flamen Martis, mais flamen Dialis, Miartialis. Le nom du dieu intervient comme épithète plus que comme possessif. Le flamen Dialis est « le flamine des sacrifices du peuple romain » attribué surtout à Jupiter.

 

Un moment vint où les tribus, les pagi, les subdivisions primitives de race et de canton, se mêlèrent et s'oublièrent dans la ville romaine agrandie de nouvelles collines et peuplée de nouveaux habitants. Or, vers le même temps, les divinités perdirent leur caractère étroit, topique ou générique. Elles devinrent générales au peuple romain. Une hiérarchie savante fut établie entre elles. Jupiter, qui occupait le Capitole, devint le père par excellence du peuple romain. Alors, les flamines suivirent les destinées et les sanctuaires de leur dieu. Ils se groupèrent, autour des autels du peuple romain unifié, suivant l'ordre que Numa ou les rois étrusques donnèrent à ses dieux. Mais on ne toucha pas au nombre consacré. Il n'y eut jamais que quinze flamines. On ne toucha pas non plus aux divinités qui les dénommaient. Ils demeurèrent les prêtres des vieux dieux de la patrie et du sol romains, pour lesquels ils avaient été créés. Rome accueillit sans fin de nouveaux dieux, auxquelles elle donna de belles places dans son culte et sur ses collines, Junon, Mercure ou Minerve. Mais elle ne leur donna jamais de flamines. La religion primitive, comme la famille archaïque, se fixa, se figea en quelque sorte, dans l'institution du flaminat.

 

III - Les insignes du flaminat

 

Ce qu’on a dit du mariage, de la vie et du ministère religieux du flamine, s'applique également à son costume et à ses insignes. C'est une sorte de survivance du Romain ou du Latin des premiers âges. Il est vêtu comme pouvait l'être un contemporain de Numa. Tandis que l'influence grecque modifiait peu à peu l'habitude ou le costume des simples citoyens, l'extérieur du flamine demeurait immuable : la religion ne permit pas qu'il fût touché, même en cela, à la coutume du passé. Elle a maintenu la tradition dans toute sa rigueur. Lorsque Virgile nous représente Énée vêtu du double manteau de pourpre des flamines romains ce n'est pas assurément parce qu'il en fait un flamine : il lui donne simplement le costume habituel des temps héroïques, costume qui s'était perpétué dans le flaminat.

 

 

 

Le flamine

 

 

 

1. Toga praetexta, laena.

 

Les flamines portaient la toge blanche garnie de pourpre, toga praetexta, insigne qui ne les distinguait en rien ni des magistrats ni des autres prêtres. Mais, ce qui paraît avoir été leur vêtement solennel et comme leur attribut religieux, c'est le manteau de laine épaisse qu'on appelait laena : il était teint en pourpre ; on le portait par-dessus la toge, mis en double, et attaché aux épaules par des fibules de bronze. Il était sans doute assez court. Le jour où le flamine était inauguré, on lui plaçait solennellement sur les épaules le manteau de pourpre. Peut-être ne le portait-il pas constamment, comme il faisait pour la toge prétexte. Mais il devait le prendre au moment des sacrifices : Cicéron nous montre le consul M. Popilius, qui était en même temps flamine de Carmenta, sacrifiant vêtu de la laena et imposant respect au peuple séditieux par la vue de cet insigne révéré. La laena était le manteau de cérémonie des anciens Romains. C'était celui des rois, et celui que la légende donnait aux héros. Virgile nous représente Énée vêtu de la laena de pourpre que Didon avait confectionnée de ses propres mains. Le devoir, l'attribut de la matrone, des âges primitifs si haut placée qu'elle fût, était de préparer le vêtement destiné à son époux : la laena du flamine ne pouvait être tissée que par la flaminique.

 

2. Albogalerus, pileus, galerus.

 

La coiffure des flamines était le bonnet des temps primitifs, pileus, mais le bonnet élevé en forme de mitre, galerus, qui était réservé surtout aux prêtres. Il était fait de la fourrure d'un animal immolé (car le flamine ne pouvait pas toucher la peau d'un animal souillé par la mort naturelle). Tous les prêtres et tous les flamines portaient le galerus. Mais seule, la mitre du flamine de Jupiter était de couleur blanche (de là son nom de albogalerus) : elle était confectionnée avec la peau d'une « victime blanche » immolée à Jupiter.

 

La forme du bonnet des flamines ou des prêtres est facile à arrêter d'après les monnaies de la République et les bas-reliefs de l'Empire. C'était, dans le dernier siècle de la République un bonnet assez élevé, droit, de forme conique, entouré à la base d'un bourrelet ou d'un rebord. La plupart des monuments le représentent pourvu de courroies ou de lanières de cuir destinées à servir de jugulaires : des brides ou des cordons de cuir rattachaient ces courroies sous le menton du prêtre. On sait que c'était pour le prêtre une grave infraction à ses devoirs religieux que de laisser tomber sa coiffure : ces attaches le garantissaient contre un accident de ce genre. Sous l'Empire, le galerus des flamines et des prêtres ne paraît avoir perdu aucun de ses attributs traditionnels : on peut supposer seulement, d'après les bas-reliefs qui le représentent, qu'on diminua légèrement sa hauteur, et qu'il prit une forme moins pyramidale. Comme la laena, le pileus sacerdotal ou galerus est un vestige des temps héroïques. Virgile le donne comme coiffure à des guerriers de Turnus. Properce appelle galerilus le lucumon étrusque. M. Helbig, dans une étude d'une rare sagacité, a montré que le pileus a été pendant longtemps « le signe distinctif et la marque d'honneur de l'homme libre » : puis, abandonné des Quirites, il est demeuré réservé à leurs prêtres. Mais son apparence extérieure a à peine changé, et si l'on veut chercher le prototype du bonnet flaminal, c'est dans la coiffure des anciens Italiens, des Étrusques en particulier, qu'on le retrouvera. Le pileus de l'homme libre, sur les fresques de Corneto, ne diffère qu'à peine du galerus sacerdotal que porte le flamine au temps de Marc-Aurèle ou le pontife au temps de César. C'est la même forme conique, ce sont les mêmes jugulaires, c'est le même rebord avancé au bas de la forme. « J'imagine », dit avec raison M. Helbig, « que le bonnet des prêtres aux Romains devait apparaître comme un reste bizarre et démodé d'une haute et barbare antiquité.»

 

3. Apex, filum, apiculum.

 

Le bonnet des flamines et des prêtres était surmonté d'un ornement indispensable qu'on appelait apex. Le galerus sacerdotal n'était, en lui-même, que le bonnet ordinaire des Romains libres des temps primitifs. L'apex seul n'était porté que par les prêtres. Il était l'attribut essentiel de leur dignité. Il se composait des parties suivantes : La pièce principale était formée une baguette de bois d'olivier, fixée et sans doute cousue au milieu de la coiffure : elle sortait de la forme comme une sorte de cimier. Sa hauteur paraît assez grande, à peu près égale à celle de la forme du bonnet lui-même. À l'endroit où la baguette sort du bonnet, se trouve un ornement en forme de disque, sur la nature duquel les textes ne nous renseignent pas. Sur les monnaies de la République, cet ornement a parfois un diamètre presque égal à la longueur de la baguette elle-même : on dirait même une seconde baguette posée horizontalement à la base de la première : dans les bas-reliefs de l'Empire, il se réduit à une sorte de bague, mais cependant sans jamais disparaître. La baguette d'olivier était enveloppée et entièrement cachée d'un fil de laine, qu'on appelait apiculum.

 

Peut-être ce fil était-il d'abord enroulé à la base de l'apex, ce qui expliquerait le renflement indiqué à cet endroit par les bas-reliefs. À l'extrémité de la baguette se trouvaient toujours quelques fils de laine formant une espèce de houppe ou d'aigrette. L'apex ne va pas « sans un peu de laine », écrivent les grammairiens. Cet ornement apparaît, même malgré son exiguïté, sur quelques monnaies et sur le bas-relief de Marc-Aurèle. Ce fil de laine qui enveloppait l'apex avait, au moins dans la coiffure des flamines, une importance de premier ordre. Peut-être même doit-il être regardé comme la marque distinctive, l'attribut mystique du flaminat. On peut le croire, à voir avec quel accord tous les anciens font précisément venir flamen de filum : c'est ce fil, disent-ils, qui a valu au flamine son nom. Telle était même la valeur liturgique de ce ruban que, lorsque les flamines quittaient leur bonnet, ils devaient envelopper leur tête de ce fil de laine, comme ils en enveloppaient l'apex lui-même : ils ne pouvaient sortir sans avoir la tête ainsi voilée de ces bandelettes. Les jours de fête, ils les quittaient pour reprendre leur bonnet à apex. Lorsque Denys décrit l'institution du flaminat par le roi Numa, il ne remarque de la prêtrise que deux choses, le bonnet et surtout les bandelettes.

 

Quelle est l'origine et le sens religieux de ces différents attributs, de l'apex et de la bandelette ? M. Helbig a bien montré que l'origine de l'apex est encore une origine lointaine et archaïque et qu'on en trouve le point de départ historique dans les fresques des tombes étrusques : dans l'une d'elles on aperçoit nettement comme une aigrette qui orne l'extrémité du bonnet du principal personnage. C'est là l'apex des temps primitifs. Il est vrai qu'il manque la baguette à cette coiffure : mais la baguette semble avoir toujours été réservée à l'exercice du sacerdoce. Elle constituait en effet, et de cela on ne peut douter, un symbole éminemment religieux. Mais de quelle nature ? Les grammairiens disent qu'elle rappelle la supériorité du prêtre sur les autres hommes. La baguette des flamines latins rappelle la lame d'or pur que le grand sacrificateur d'Israël fixait sur sa tiare. La valeur symbolique du fil ou de la bandelette de laine est plus facile à deviner : tout être ou toute chose, vouée à la divinité, prêtre, autel ou victime, devait porter des bandelettes de laine : c'était comme le signe du lien qui l'unissait au dieu.

 

L'apex, que ce mot désigne la baguette ou seulement l'aigrette qui la termine, n'est pas d'ailleurs l'apanage des flamines. Les Romains se représentaient leurs rois coiffés du bonnet que surmontait l'apex. Tarquin reçut miraculeusement l'apex royal. Il est vrai qu'ils étaient rois et prêtres. Aux temps classiques, indépendamment des flamines, les pontifes ont l'apex parmi leurs insignes, comme le montrent les médailles consulaires ; d'autres prêtres également, et, sous l'empire, jusqu'à un prêtre de collège. Mais les pontifes le portaient fort rarement ; le bonnet habituel des prêtres secondaires étant la coiffe de laine nommée tutulus, les flamines devaient toujours prendre la coiffure surmontée de l'apex au moment des sacrifices, et le flamen Dialis ne la quitter jamais. Aussi l'expression d'apex finit par s'appliquer au bonnet flaminal lui-même ; et elle devint même à a longue comme le symbole du flaminat de Jupiter. En quoi maintenant différaient les apices des quinze flamines ? Quels étaient les attributs distinctifs de chacun d'eux? On doit se borner à dire que le bonnet du flamine de Jupiter était de couleur blanche. La lecture des textes et l'examen des monuments ne permettent pas d'autre conclusion.

 

4. Autres attributs.

 

Les textes nous font connaître d'autres attributs du flamine : la secespita, couteau du sacrifice, le commetaculum, baguette qui lui servait, lorsqu'il se rendait au sacrifice, à écarter le peuple sur son passage, les mensae adsidelae, tables devant lesquelles il se plaçait pour accomplir les sacrifices. Mais il partageait la plupart de ces attributs avec les autres prêtres du peuple romain.

 

 

 

La flaminique

 

1. Le tutulus.

 

C'est par sa coiffure que la flaminique, comme le flamine, se distinguait le plus des autres femmes. On appelait cette coiffure tutulus, nom que l'on donnait aussi au bonnet de certains prêtres ; comme ce bonnet, elle avait la forme d'un cône ou d'une borne. Elle était formée par la chevelure elle-même, qu'on tressait et ramassait, et dont les tresses attachées étaient redressées et amoncelées sur la tête. M. Helbig suppose, avec une très grande vraisemblance, que cette coiffure était à l'origine recouverte d'un bonnet, et que c'était ce bonnet qui s'appelait proprement le tutulus. Telle était, en effet, la coiffure primitive des femmes étrusques, qui a pu être le prototype de celle de la flaminique : elles apparaissent constamment coiffées d'un bonnet de forme conique, tel que les grammairiens nous décrivent le tutulus de la prêtresse romaine. Mais d'assez bonne heure, les prêtresses renoncèrent à ce bonnet, comme la plupart des flamines à leur galerus, et la chevelure demeura soit à découvert, soit plutôt enveloppée par les bandelettes qui servaient à rattacher les tresses ; mais elle conserva dans son nom et dans son style le souvenir de la forme conique que le bonnet lui avait imprimée. Ces bandelettes étaient sans doute de pourpre : elles correspondaient exactement à celles dont le flamine entourait ses cheveux, lorsqu'il déposait son apex.

 

2. Inarculum, arculum.

 

Quant à l'apex ou à la baguette du bonnet sacerdotal, il est représenté dans la coiffure de la flaminique par ce qu'on appelait arculum ou inarculum. C'était un rameau de grenadier, qu'on insérait dans la chevelure après l'avoir ployé en forme de couronne : un lien de laine blanche en rattachait les deux extrémités. La flaminique partageait avec la reine des sacrifices le privilège de cet ornement ; mais celle-ci ne le portait qu'au moment de certains sacrifices, la flaminique de Jupiter ne pouvait jamais le quitter pendant les cérémonies religieuses. C'était, comme l'apex pour son mari, l'insigne fondamental de sa dignité.

 

3. Rica.

 

A la laena du mari répondait, chez la flaminique, le petit manteau carré et frangé qu'on appelait rica, et qui était couleur de pourpre, ou plutôt d'un rouge orange semblable à la teinte de la flamme. La flaminique le portait sur la tête, élevé comme une mitre, en l'agrafant sans doute à sa couronne de grenadier : elle était à demi voilée par lui comme la fiancée romaine l'était par son flammeum. C'est qu'en effet, il en est des attributs de la flaminique comme de ceux de son mari. Cette coiffure, ce manteau, font partie du costume primitif des femmes romaines. Elles ont encore conservé ces vestiges dans quelques occasions solennelles : la coiffure dite tutulus sert parfois aux matrones fidèles aux vieux usages ; la rica ou le manteau de flamme est le voile dont se revêt la mère de famille au moment des sacrifices ou la nouvelle mariée avant d'entrer dans la maison nuptiale.

 

La couronne de grenadier, comme l'apex d'olivier, voilà peut-être les seuls attributs qui ont pu révéler originairement le prêtre et la prêtresse. Les autres détails du costume ne sont devenus des insignes que parce qu'ils passèrent de mode chez les autres Romains.

 

 

 

Conclusion

 

Représentons-nous maintenant le flamine et la flaminique dans la société romaine. Mariés suivant le rite religieux du gâteau partagé, unis l'un à l'autre dans une éternelle communauté, attachés à un dieu comme s'il était leur père et leur Lare, ils sont environnés d'une sorte de vénération mystique et craintive : et, dans leur étrange costume, celui-ci avec sa mitre blanche et son aigrette, celle-là avec son bonnet de pourpre, tous deux, avec leur manteau de couleur éclatante, ils offrent aux générations étonnées une résurrection permanente des Romains primitifs.

 

Faut-il aller plus loin encore, et voir dans cette institution le souvenir de peuples plus anciens ou de civilisations plus lointaines ? La présence de l'olivier dans l'apex du flamine, du grenadier dans la couronne de la flaminique, font nécessairement songer à une importation étrangère : le grenadier et l'olivier ont été implantés en Italie. D'autre part, si grands sont les rapports entre le costume de ces prêtres de Rome et le costume des premiers Étrusques, qu'on se demande si l'Étrurie, à laquelle la religion romaine doit tant de choses, n'a pas marqué son empreinte sur l'institution du flaminat. Enfin, il est assez visible que la mitre du flamine ressemble fort à celle dont usaient les Assyriens ou les Phéniciens, et on trouvera aisément qu'elle diffère à peine du bonnet sacerdotal que Iahveh imposa à son grand sacrificateur. Il est curieux aussi de voir quelles analogies on peut signaler entre les obligations imposées au flamine de Jupiter par le livre des pontifes et celles que le rituel attribué à Moïse fixe au souverain prêtre Aaron : les formules se reproduisent parfois même mot pour mot. En se rappelant enfin quels rapports suivis l'Étrurie eut avec les Orientaux, surtout avec la race sémitique, on pourrait s'expliquer autrement que par le hasard ou des raisons philosophiques, l'étrange ressemblance que présentent dans leur vie, dans leurs devoirs et dans leur costume le sacrificateur de Iahveh et le flamine de Jupiter.

 

 

IV – Histoire du flaminat romain

 

 

 

Si les commencements du flaminat nous échappent, il est aisé en revanche d'en suivre l'histoire jusque dans les premiers temps de l'Empire : et cette histoire est un des principaux chapitres de celle du déclin et de la renaissance des vieilles croyances et des coutumes primitives.

 

1. Décadence du flaminat.

 

Le flaminat faisait d'un citoyen à la fois un être privilégié et le prisonnier de la divinité : le service de son dieu lui valait des obligations aussi exorbitantes que ses prérogatives. Or, au fur et à mesure que la crainte et le respect des dieux diminuèrent, et qu'à l'État religieux et théocratique des premiers temps succéda une cité à tendances plus civiles et d'esprit plus humain, le flaminat apparut aux Romains comme une anomalie, une difformité sociale, « vestige d'une sombre antiquité ». Tour à tour, on allait porter atteinte à chacun de ses droits, rompre chacune de ses obligations. Le jour où les devoirs politiques, civils et militaires, réclamèrent toutes les forces et toutes les capacités, on cessa de comprendre que le flaminat pût éloigner à jamais des camps et des magistratures un patricien, un homme des premières familles : c'était immobiliser pour l'État un de ses meilleurs citoyens. Ni l'État ne put longtemps l'accepter, ni les flamines s'y résigner toujours. Aussi trouva-t-on sans peine des tempéraments pour concilier le service religieux et le service politique de la cité : la République romaine excellait dans ces subterfuges. D'assez bonne heure, au plus tard vers l'an 300 avant notre ère, les magistratures furent permises aux flamines de Mars et de Quirinus : celles-là seulement, il est vrai, qui ne les obligeaient pas à quitter Rome G. Ils arrivèrent ainsi jusqu'au consulat. Mais en 242, le consul A. Postumius, étant aussi flamine de Mars, voulut partir pour une expédition militaire : le souverain pontife Métellus, arbitre des choses religieuses, le retint à Rome, ne souffrit pas « qu'il s'éloignât des sacrifices ». En 215, on n'osait pas non plus confier la direction de la guerre à M. Aemilius Regillus, malgré sa valeur, parce qu'il était flamine de Quirinus. En 189, Q. Fabius Pictor, préteur et flamen Quirinalis, se voit interdire par le pontife le gouvernement de la Sardaigne : il proteste, on en appelle au peuple, qui décide à la fin qu'il restera à Rome et obéira au pontife. Une médaille nous le représente essayant par son attitude de concilier ses deux devoirs : vêtu du costume militaire et tenant à la main le bonnet de flamine. En 131 encore, le peuple romain contraignit L. Valerius Flaccus, consul et flamine de Mars, à obéir au souverain pontife et à ne point briguer la direction de la guerre d'Orient. Mais ce fut sans doute vers ce temps-là que les deux flamines de Mars et de Quirinus furent délivrés de leur assujettissement : on leur permit de quitter l'Italie, de monter à cheval, de gouverner les provinces, et même de ne porter le bonnet sacerdotal qu'au moment de sacrifier.

 

À connaître la décadence des flamines, on devine le déclin des dieux. M. Popilius était flamine de Carmenta et consul en 395 13 : les petits flamines sont donc dès lors délivrés de toute sujétion, leurs dieux ne comptant plus. Au IIe siècle, Mars et Quirinus étaient déjà discrédités : leurs flamines cessent d'être tenus en esclavage religieux.

 

En revanche, Jupiter devient alors le maître incontesté des dieux et de l'État : la gloire grandissante du roi du Capitole sauvegarda éternellement le caractère sacré de son flamine.

 

À l'époque de la seconde guerre Punique, le flamen Dialis conservait encore toutes ses obligations. Mais aussi, quiconque avait la moindre ambition politique évitait avec grand soin ce ministère gênant. On en fut réduit à prendre soit des hommes maladifs, que leur état de santé tenait éloignés des charges publiques, soit même des hommes perdus de désordre et de vices. Ce fut la bizarre conséquence de cette religion à formalisme rigoureux : pour trouver des flamines nés et vivant suivant les conditions sociales prescrites par la loi, on prit des débauchés ; pour demeurer fidèle à la pureté religieuse, on avilit le flaminat aux yeux des hommes. On dut même ne plus permettre aux flamines, comme indignes, l'accès du sénat. Le service de Jupiter n'en fut pas mieux fait : en quarante ans quatre flamines furent déchus, pour s'être rendus coupables de négligence.

 

Il se passa en 209 un fait qui montre bien ce que devint cette prêtrise, sainte par sa loi, souillée par les hommes, au milieu de la lutte entre la vieille religion et les intérêts nouveaux de l'État. Valérius Flaccus, fils d'une des grandes familles patriciennes, vivait dans tous les déportements. Le souverain pontife P. Licinius, pour essayer de le régénérer, en fit, malgré lui, un flamen Dialis : sans doute aussi (mais Tite-Live ne le dit pas), il l'obligea à se marier. Cela réussit : Flaccus devint un flamine modèle. Mais alors il réclama le droit d'entrer au sénat. Le préteur protesta : il y avait plusieurs générations qu'un flamine ne s'était présenté dans la curie : leur indignité les en avait exclus ; « le Droit », prononçait le préteur, qui dans toute cette histoire de la religion romaine, se montre décidément l'adversaire du passé, « le Droit ne consiste pas dans les vieilleries des Annales, mais dans la coutume du moment ». L'affaire fut longtemps discutée. À la fin, le flamine l'emporta ; mais, dit Tite-Live, Flaccus dut son siège sénatorial plus à la sainteté de sa vie régénérée qu'aux prescriptions du droit sacerdotal. On voit combien ce droit comptait déjà peu dans l'esprit du peuple.

 

Après la seconde guerre Punique, le flamine de Jupiter arriva peu à peu à toutes les fonctions. Le même Flaccus fut édile en 199, mais dispensé du serment des magistrats, que son frère prêta à sa place. Flaccus devint encore préteur en 183, mais à la condition de ne point quitter Rome. Le sacerdoce de Valérius Flaccus marque ainsi une période nouvelle dans l'histoire du flaminat de Jupiter. Il sort de l'indignité où on l'avait laissé tomber, pendant un siècle, par respect de la loi religieuse, mais il s'associe désormais à l'exercice constant des charges publiques, de celles du moins qui n'éloignaient pas de Rome. Enfin, en 87, L. Cornélius Mérula, consul et flamen Dialis, fut égorgé, dans la guerre civile, sur le foyer même de Jupiter. Soit que son sang eut à jamais souillé l'autel et la prêtrise, soit que les patriciens se détournassent d'une fonction faite pour les dévots et interdites aux ambitieux de gloire militaire ou de guerre civile, Mérula ne fut pas remplacé, et le flaminat principal demeura vacant pendant les deux générations des luttes intestines. Le service de Jupiter souffrit de ce qu'il était exclusif ; Mars et Quirinus, plus accommodants, continuèrent à avoir leurs flamines.

 

2. Réorganisation du flaminat au début de l'Empire.

 

En ce qui concerne le flaminat comme tant d'autres institutions religieuses, l'œuvre d'Auguste fut une restauration du vieux culte latin. Un des actes importants de cette réaction religieuse à laquelle il présida, fut la réorganisation de l'antique sacerdoce. Après trois quarts de siècle d'oubli, le flamine de Jupiter reprit sa place dans l'ordre des prêtres et le service des dieux (Il av. J.-C.).

 

Ce ne fut pas toutefois sans un certain allégement de la loi primitive. Les flamines de Mars et de Quirinus demeurèrent éligibles aux charges publiques, même à celles qui éloignaient de Rome. Le flaminat de Jupiter lui-même ne fut pas reconstitué avec toute la rigueur primitive ; on permit au prêtre d'être consul, mais à la condition de ne point briguer le gouvernement des provinces. Sur ce point, l'État fut intraitable, et en l'an 22, Tibère, en sa qualité de souverain pontife, refusa assez durement au consulaire Servius Maluginensis, flamine de Jupiter, le droit d'administrer la province d'Asie. Et Tibère rappela à ce propos les prescriptions d'Auguste : « Il est interdit au flamine de Jupiter de s'absenter de Rome plus de deux nuits de suite, et de le faire plus de deux fois par an ; en cas de maladie, le pontife pouvait l'autoriser à prolonger son absence : encore ne devait-elle pas se produire au temps des sacrifices. » Cette permission de deux jours constituait d'ailleurs un adoucissement à la loi primitive. D'autres modifications paraissent également dues à Auguste. On permit au flamine de déposer chez lui, sub tecto, son bonnet. On lui permit peut-être aussi de toucher les cadavres des morts de sa famille. C'est sans doute en ce temps-là qu'on lui accorda de se remarier après la mort de sa femme.

 

Les flamines n'en demeurèrent pas moins, comme à la fin de la République, fort difficiles à recruter. Ils devaient être patriciens, issus de parents unis par la confarreatio, mariés eux-mêmes suivant ce rite. Or, la confarreatio faisait du mari le maître absolu de sa femme, alors que le mariage civil, seul en usage en ce temps-là, laissait à cette dernière une indépendance beaucoup plus grande. Les patriciens renonçaient à ce vieux rite, qui jurait avec tout le nouveau droit ; d'ailleurs, ils étaient eux-mêmes réduits sous l'Empire à un nombre fort restreint. Il fallut transiger. D'une part, on créa de nouveaux patriciens, sans aucun doute pour faciliter le recrutement des flamines. D'autre part, une loi portée sous Tibère, en l'an 23, réduisit la confarreatio à une simple formalité religieuse ; on décida que la flaminique ne serait dans la puissance de son mari que pour les choses sacrées ; pour tout le reste, elle serait assimilée aux autres femmes.

 

La seule modification qui fut apportée au flaminat après le règne de Tibère est due à l'empereur Domitien. Il permit aux flamines, dit Plutarque, de divorcer ; mais on dut revenir à l'ancienne loi. On n'y toucha plus. Tel que le flaminat de Jupiter avait été réorganisé par Auguste et Tibère, tel il subsistait jusqu'au IVe siècle, avec ses prescriptions bizarres et le servage de son titulaire. Plutarque, Aulu-Gelle, les écrivains chrétiens, en parlent constamment, comme d'un merveilleux débris des temps héroïques. Les deux autres grands prêtres vécurent autant que lui ; les flamines mineurs disparurent avant le IVe siècle. Toutefois, en constatant le nombre fort restreint des flamines connus, et en particulier des flamines de Jupiter, on peut se demander s'il n'y a pas eu, dans cette charge, de nombreuses interruptions. En tous cas, les flaminats, ne pouvant être confiés qu'à des patriciens confarreati, ont dû être l'apanage héréditaire de quelques nobles familles oubliées, qui conservaient, avec le patriciat, la tradition des usages primitifs.

 

V - Les flaminats municipaux

 

 

 

1. Le flaminat primitif des villes latines.

 

Le flaminat n'est pas une institution particulière à Rome. Ainsi que la presque totalité des sacerdoces et des magistratures romaines, on le retrouve dans les plus vieilles cités du Latium, où il apparaît comme une tradition ancienne et une institution primitive. Le flaminat était fort probablement commun à toutes les villes de l'ancien Latium.

 

On le trouve d'abord dans ces cités de Laurente et de Lavinium, que la légende faisait avec raison plus anciennes que Rome. On sait avec quelle fidélité ces antiques bourgades du Latium maintinrent leurs sacerdoces, alors même qu'elles perdirent leurs magistratures et leur individualité politique. Laurente et Lavinium (qui étaient d'ailleurs réunis en une seule cité) avaient encore, au temps de Claude, toute une série de flamines : un flamen Dialis et un flamen Martialis, qui correspondent aux grands flamines romains ; et, à côté d'eux, quelques petites flamines, un flamen Floralis, comme à Rome, et un flamen Lucularis. Mais comme, parmi les citoyens fort peu nombreux de Laurente, il ne devait s'en présenter qu'infiniment peu de propres au flaminat, il arrivait qu'on réunît les différents sacerdoces sur une seule tête. Servius rapporte qu'on célébrait à Lavinium un sacrifice aux Pénates Troyens, et que c'étaient des flamines qui l'offraient : sans doute c'étaient ceux de la bourgade sainte. Les flamines de Lavinium portaient l'apex comme ceux de Rome : mais la baguette en était, paraît-il, d'une hauteur inusitée. Albe, l'autre métropole religieuse de Rome, avait également ses flamines : la tradition voulait même qu'Ascagne y eût réglé les détails de leur coiffure et que l'apex romain fût une imitation de celui des flamines albains. Les vieilles cités sacerdotales du Latium possédaient toutes leurs flamines : Lanuvium avait son flamine de Mars et son flamine de Jupiter : l'un des deux, sans doute le dernier, était appelé flamen maximus. Les flamines y étaient nommés par le dictateur de la ville : Milon, qui était dictateur de Lanuvium, se rendait dans cette ville pour créer un flamine lorsqu'il rencontra la bande de Clodius : c'était, dit Cicéron, un voyage sacré, public, nécessaire. Tibur a un flamine de Jupiter ; Aricie a son flamine de Mars. Mars et Jupiter se partagent, dans le Latium comme à Rome, la suprématie religieuse.

 

Nous rattacherons également au flaminat primitif la flaminique de Féronia, une des vieilles déesses de l'Italie.

 

C'est encore un flamine contemporain des flamines de Rome que celui d 'Anagni, cité de ce peuple des Herniques qui offre avec les Latins tant d'analogies. Marc-Aurèle raconte à Fronton qu'en visitant Anagni, il fut émerveillé de trouver là une sorte d'antique petite cité hiératique, où il y avait plus de temples que de maisons, et peut-être plus de prêtres que de citoyens : tout, dans la ville, demeures, archives, inscriptions, semblait dater des temps héroïques où la vie s'identifiait avec la religion. À la porte de la ville, il lut des deux côtés l'inscription suivante : Flamen sume samentum ; inscription qui rappelait au flamine de n'entrer dans la cité qu'avec l'apex orné du samentum, c'est-à-dire d'une aigrette empruntée à la toison d'une victime. C'était une prescription semblable à celle à laquelle étaient soumis les flamines romains. On voit par là quelle importance avait l'apex, non pas seulement dans le costume, mais on peut dire dans la vie même de la cité.

 

2. En dehors du Latium

 

En dehors du Latium, le flaminat doit être regardé comme une institution récente, créée sur le modèle du flaminat romain, ou tout au moins comme une adaptation au type latin d'un sacerdoce indigène. Les villes municipales prirent à Rome ses titres de préteur, de pontife et d'augure : elles créèrent un flaminat des sacrifices qui fut la copie de celui de la Ville Éternelle. Ces créations locales sont d'ailleurs fort rares. À Naples, un flamen Virbialis rappelle le culte que l'on rendait à Virbius dans le bois de la ville latine d'Aricie. Est-ce la copie d'un petit flamine romain ou la transformation latine de quelque prêtrise grecque ? On ne saurait le dire. À Pompéi, nous trouvons un flamine de Mars, à Modène un flamen Dialis.

 

Hors de l'Italie, un essai de constitution du flaminat à la manière romaine semble avoir été fait dans les provinces les plus civilisées. Dans la colonie de Vienne, en Narbonnaise, il existe un flamen Martialis et, à côté de lui, un flamen Juventutis. En Espagne, le municipe romain d'Urgavo possède un « sacrificateur public », dont le titre rappelle singulièrement les fonctions des grands flamines romains, flamen sacrorum publicorum municipii.

 

L'Afrique présente un flamen sacrorum qui paraît entièrement romain, et un flamen templi domini Aesculapii, dont le titre est incontestablement la traduction du titre de quelque prêtre de dieu punique. Mais comme, dès le début de l'Empire, les vrais dieux des cités devinrent les Augustes, les principaux flamines municipaux, les vrais flamines sacrorum publicorum municipii furent, dès l'origine, ceux qui desservirent le culte impérial.

 

Montes. 

 

Si le flamine est, par définition, le sacrificateur public d'une société politique et religieuse, on ne s'étonnera pas de le rencontrer dans les collèges ou les curies, qui formaient de grandes familles religieuses, unies par la communauté du culte.

 

1. Collèges.

 

Le flaminat ne s'est montré jusqu'ici que dans un seul collège, celui, il est vrai, qui était peut-être le plus ancien du monde romain et qui fut surtout le plus fidèle à la vieille tradition sacrée : le collège des Frères Arvales, à Rome, possédait un flamen Arvalium, officiant seul, et nommé pour un an qui commençait aux Saturnales : c'était un titre fort recherché, puisque Antonin le Pieux en a été lui-même revêtu 3.

 

2. Curies.

 

Les curies de l'ancienne Rome patricienne formaient des sociétés civiles et religieuses, des petites cités dans la grande. Aussi chacune d'elles avait elle son flamine, flamen curiae. Il y avait ainsi à côté des trente chefs des curies, ou curiones, trente flamines curiales. Denys, qui en attribue l'institution à Romulus, nous montre qu'ils étaient choisis, comme les grands flamines de Rome, parmi les patriciens mariés religieusement ; que leurs femmes et leurs enfants étaient associés à leur ministère. Ils étaient nommés pour toute leurs vies, et leur principal service semble avoir été celui du foyer de la curie, auquel présidait une Junon, c'est-à-dire une sorte de génie familial. L'analogie est complète entre les flamines curiaux et les quinze flamines romains. Il est vraisemblable cependant que les flamines curiaux disparurent d'assez bonne heure. Sans Varron et Festus, nous ne les connaîtrions pas. L'Afrique impériale emprunta un grand nombre de vieilles institutions romaines. Elle prit à la Rome primitive ses curies, et en même temps ses flamines curiales. On a découvert à Simmittus (Chemtou) le règlement intérieur d'une de ces curies, qui nous fait connaître les prescriptions relatives au flaminat curiale. « Quiconque voudra être flamine de la curia Jovis, offrira trois amphores de vin, et, en plus, pain, sel et vivres... Si on a injurié ou frappé le flamine, on payera une amende d'au moins deux deniers". » Le flaminat des curies africaines était, comme celui des collèges, annuel. C'était uniquement un sacerdoce, puisque le flamine avait au-dessous de lui, pour administrer la curie, un magister.

 

3. Montes.

 

Les Sept Collines, Montes, de la Rome primitive, formaient chacune une association religieuse, qui ressemble à celle des collèges, des pagi ou des curies. On pouvait supposer qu'elles avaient des flamines pour sacrifier aux dieux de la montagne : on a précisément découvert la dédicace du sanctuaire du mont Oppius, et cette dédicace est gravée au nom des flamines et des maîtres « de la corporation des habitants du mont ». Ces flamines, comme ceux des curies, comme les flamines grands et petits de la cité romaine, semblent attachés au culte du génie ou du dieu protecteur de la montagne.

 

4. Pagi.

 

Il ne serait pas impossible que les pagi de certaines cités africaines eussent leur flamine. En tout cas, il faut signaler le flaminat si étrange du canton des Arusnates, pagus Arusnatium, dans le nord de l'Italie. C'est un district rural, qui paraît manquer d'organisation municipale, mais qui possède ses prêtres ou ses flamines. Ils sont au nombre de deux, l'un s'appelle flamen, l'autre, qui lui est supérieur, se nomme d'un nom évidemment indigène, manisnavius ou même flamen manisnavius. Ce sont les principaux personnages et peut-être les chefs du canton. On dirait un petit État théocratique, auquel Rome aurait laissé sa vieille organisation. Ici le flaminat est une appellation latine d'une prêtrise tout indigène. Mais c'est une exception. Qu'il s'agisse de collèges ou de subdivisions politiques, du sol romain ou municipal, curies, pagi ou montes, le flaminat se présente avec le même caractère, qui est précisément celui du flaminat de la cité romaine.

 

1° C'est une prêtrise qui se rattache aux institutions de la Rome archaïque (collège des Frères Arvales, curies ou montes de Rome) ou créées sur leur modèle (curies d'Afrique).

 

2° Le flamine est le sacrificateur de ces petites sociétés, et il sacrifie surtout à leur génie, à la tutelle de leur foyer, comme le père de famille sacrifie à ses Lares et à ses Pénates. Cela va nous expliquer la création et les destinées du flaminat des empereurs : pourquoi les prêtres impériaux ont pris ce nom de flamines, et pourquoi ces flamines sont devenus les vrais prêtres des villes municipales.

 

 

 

caractères essentiels du culte des empereurs : d'une part, il s'organisa en Italie suivant le modèle du culte des plus anciens dieux romains. Il y eut beaucoup d'archaïsme latin dans cette nouvelle religion : les noms des dieux, augustus, divus, comme celui des prêtres, flamen, furent empruntés aux plus anciens rituels. D'autre part, l'empereur, qu'il soit adoré, mort ou vivant, sous le nom de deus, de divus, de augustus, est évidemment rangé par les hommes parmi les dieux du foyer, du foyer de la famille ou de celui de la patrie ; il est le génie ou la tutelle, le Lare ou le héros fondateur des différentes sociétés dont se compose le monde romain. Pour le peuple romain, il est le père de la patrie, pater ou parens patriae ; pour les villes, il est aussi une sorte d'ancêtre, parens, et il s'associe souvent, sur les mêmes autels, aux génies municipaux ; dans les familles, dans les collèges, il prend place parmi les Lares du foyer ou les Pénates domestiques. Aussi méritera-t-il d'avoir son flamine à Rome, dans les provinces et dans les villes, le flaminat étant par essence la prêtrise des dieux de la patrie.

 

Enfin, il faut rappeler qu'Auguste et Tibère réorganisèrent l'ancien flaminat.

 

 Ils devaient être naturellement tentés de l'adapter aux divinités nouvelles, mais cependant toutes nationales, que l'adulation des peuples faisait naître dans l'Empire. Tout concourait donc à donner comme cadre officiel à la religion des empereurs le flaminat, c'est-à-dire le sacerdoce primitif des divinités du sol et de la nation.

 

1. Transformations historiques.

 

Le point de départ historique du flaminat impérial fut l'apothéose de Jules César. Elle eut lieu de son vivant : il reçut le titre de deus, de divus, et comme dieu père de la patrie il eut, l'année même de sa mort, son flamine, qui fut Marc-Antoine. Il n'est cependant pas indiscutable que telle fut l'origine du flaminat des empereurs. On ne pourrait affirmer que le flaminat de César ait été une création nouvelle, distincte des quinze flaminats primitifs. À ce moment, le flaminat de Jupiter était inoccupé : or, Jules César fut assimilé à Jupiter ; on l'appela Jupiter Julius. Qui sait si son flaminat ne vint pas se substituer ou s'assimiler à celui du Jupiter romain et si Marc-Antoine, comme flamine de César, ne devait pas prendre simplement le rang et les insignes du flamen Dialis ? En tout cas, le chiffre traditionnel de quinze flamines ne fut point changé par cette création, et on pouvait presque dire que la religion de César venait occuper la place de celle de Jupiter. Et ne croyons pas que l'esprit des Romains en pût être choqué. Depuis six siècles, ils s'habituaient à traiter Jupiter, le plus grand des dieux, comme un homme : ils étaient inévitablement conduits à traiter en Jupiter leur plus grand homme. La transformation de César en Jupiter était la conclusion logique de l'anthropomorphisme romain. César mort demeura dieu, et prit officiellement place parmi les divinités protectrices de Rome sous le nom de divus Julius. Antoine demeura, un peu malgré lui, son flamine, mais négligea de se faire « inaugurer »; puis il abandonna le sacerdoce, qu'il ne reprit qu'en l'an 40, sur la demande d'Octave. Nous ne savons ce que devint ce titre de flamine de César pendant les guerres du triumvirat et après la mort d'Antoine.

 

Auguste se prêta moins volontiers que César à l'apothéose immédiate. Il ne pouvait faire concurrence à ces grands dieux de la patrie, Jupiter, Mars, Quirinus, dont il s'efforçait de rajeunir le culte. Il se bornait à être un Augustus, c'est-à-dire peut-être quelque chose de semblable aux génies des familles et des cités. Et cependant, sans qu'il s'en défendît trop, il recevait les hommages divins de la reconnaissance des uns et de l'adulation des autres. Virgile l'appelait deus, alors qu'il n'était encore qu'Octavien : le jour où il est Auguste, la ferveur des sujets voudra pour lui temples et flamines. Comment Auguste va-t-il tout concilier, les exigences de la tradition religieuse qu'il restaure, et les intérêts du nouveau régime qu'il établit ?

 

D'abord, il donna une sanction définitive à l'apothéose de Jules César, en maintenant, même après la restauration du flaminat de Jupiter, celui du divin Jules. À côté des quinze flamines du vieux droit romain, il y aura désormais celui du nouveau dieu national : de la même manière, à côté des cinquante fêtes traditionnelles du calendrier de la République, Auguste instituait les fêtes de César et les siennes. C'était un nouveau culte qui commençait. Mais pour lui, il refusa d'avoir à son service un flamine du peuple romain. Et cette règle demeura en vigueur après lui à Rome : nul prince, sauf l'insensé Commode, ne s'attacha de flamine durant sa vie. Il n'y eut de flamine impérial pour la cité romaine, qu'après la consécration des princes comme divi, c'est-à-dire comme dieux. Sans aucun doute, le titre de Augustus ne paraissait pas suffisant aux empereurs pour leur mériter un flamine, et ils ne pouvaient avoir un prêtre de rang secondaire. Dans la pensée des hommes de ce temps, comme on l'a vu par Varron et Cicéron, le flamine romain était le prêtre spécial d'un vrai dieu, d'un immortel : Divis singulis flamines, disait Cicéron. Pour se conformer aux habitudes actuelles du peuple romain, il fallait attendre que l'apothéose posthume eût fait du prince un divus.

 

Hors de la ville, Auguste transigea. Plus lointaine, sa divinité paraissait plus sûre ; et d'ailleurs, son titre de Augustus, sa qualité de père de la patrie, de fondateur de colonies ou de patron de municipes pouvaient aisément le faire considérer comme le génie protecteur ou le héros fondateur des villes ou des fédérations municipales. L'institution du flaminat convenait à merveille au genre de culte auquel l'empereur pouvait prétendre. Aussi bien, Auguste trouva un moyen pour tout concilier. Le culte qui relevait le plus directement de l'État était celui que célébraient les prêtres des assemblées provinciales. Sur celui-là, Auguste garda, je crois, toujours la haute main, et c'est dans son organisation que nous saisirons la vraie pensée de l'empereur. Or, dans toutes les provinces qui eurent leurs flamines', ils prirent le titre de « flamines de Rome et d'Auguste ». Auguste ne voulut paraître qu'en seconde ligne, comme sous la protection de la déesse Rome : c'est à Rome que le flamine, par son titre, semble tout d'abord attaché. De plus, l'association avec Rome, c'est-à-dire la déesse tutélaire de la patrie romaine, accentue pour Auguste le caractère de père de la patrie. La religion provinciale se fonde ainsi sur le modèle, non pas de la religion des grands dieux de l'Olympe, mais sur celui de la religion des dii patrii ou des Lares publics : les provinces sont véritablement, comme les anciennes curies ou tribus du peuple romain, de grandes familles qui adorent, par le ministère de leur flamine, les dieux qui les ont fondées : Rome et Auguste, la patrie même et son père. Nous ne doutons pas qu'Auguste n'ait désiré organiser de la même manière et en conformité à ces mêmes idées le culte impérial des colonies italiennes ou provinciales. On rencontre, de son vivant, un assez bon nombre de flamines coloniaux portant le titre de flamen Romae et Augusti. Pour toutes ces colonies, Rome était la patrie et Auguste un fondateur. Il faut voir dans ces prêtrises municipales et provinciales le type primitif du flaminat impérial, tel qu'Auguste, et Tibère d'après lui, voulurent l'instituer. Sous cette double forme, le flaminat impérial était moins une flatterie à l'endroit du prince qu'un hommage aux dieux de la patrie, à la divinité de Rome et au génie d'Auguste : disons mieux, aux souverainetés inséparables de Rome et de l'empereur. Le régime impérial et la domination romaine profitaient certainement plus à cette conception qu'ils n'eurent gagné au flaminat personnel d'Auguste divinisé. Auguste eut raison de préférer cette forme de culte à celle qu'on avait adoptée pour César : il valait mieux pour lui être le génie de l'Empire et l'associé de la Déesse Rome qu'une simple doublure de Jupiter. Dans ce cadre archaïque, emprunté aux religions nationales du vieux Latium, c'était un culte tout politique qui s'établissait.

 

Mais, à côté de ce flaminat officiel, commun aux villes ou aux provinces, nous en trouvons un autre particulier à certaines villes : c'est le flaminat personnel de l'empereur Auguste. Auguste le subit plutôt qu'il ne le voulut. Les écrivains nous disent qu'il défendit formellement aux Italiens de lui rendre les honneurs divins. Mais les inscriptions nous montrent qu'il ferma les yeux sur maintes pieuses désobéissances. Il les toléra surtout dans les colonies fondées par lui, c'est-à-dire dans les villes qui devaient l'adorer comme leur « héros fondateur » : Pompéi, Pise, Assise, peut-être aussi Vénafre, Préneste et, en dehors de l'Italie, Béziers, eurent, du vivant d'Auguste, un flamen Augusti. Auguste meurt et devient divus. À Rome, il reçoit son flamine. Hors de Rome, il garde son prêtre dans toutes les villes qui lui ont décerné un flaminat personnel : seulement, on ajoutera divus au nom du prince. À Pompéi, M. Holconius Céler, qui était sacerdos Augusti, devient, après la mort du prince, sacerdos divi Augusti. Dans beaucoup d'autres villes, on a pu instituer un flaminat spécial pour l'empereur mort, sous le nom de flamen divi Augusti.

 

Mais que va devenir le flamen Romae et Augusti des provinces et des cités ? Il y eut, je pense, hésitation dans l'esprit du gouvernement et chez les adhérents au nouveau culte. Le flamine devait-il éternellement associer à Rome la personne du divin Auguste ? Ou était-ce l'empereur régnant, Augustus lui aussi, père de la patrie et génie des provinces, qui devait être uni à la déesse Rome ? L'épigraphie nous montre çà et là les vestiges de l'incertitude où l'on se trouva. Dans les assemblées provinciales, où l'empereur veilla de plus près, le titre de flamen Romae et Augusti fut sans doute maintenu sous Tibère, Augustus désignant Tibère lui-même. Dans les villes, il en fut parfois de même : le flamine garda son titre, se bornant à rattacher au nouveau prince le nom de Augustus ; il le fit quelquefois d'une façon plus nette, par exemple à Sorrente, où il s'intitula flamen Romae Tiberii. Mais dans beaucoup de cités, le flaminat de Rome et d'Auguste ne se détacha point dès l'abord de la personne du premier empereur, et l'on dit sous Tibère flamen Romae et divi Augusti. Aussi peut-on dire que le flaminat impérial présente à son origine les caractères suivants :

 

- à Rome, il est et demeure toujours réservé aux empereurs morts et divinisés ;

 

- dans les provinces, il associe officiellement le culte de Rome à celui des empereurs ;

 

- dans les villes, il se présente sous ces deux formes, et, en outre, il peut s'adresser aussi à l'empereur vivant adoré seul ;

 

- à Rome et dans les provinces comme dans les villes, le flaminat s'adresse à une personne nommée, Auguste ou Tibère, morts ou vivants ; le flamine est toujours le prêtre d'un homme assimilé aux dieux; le culte qu'il dessert est un culte concret, comme celui de Jupiter pour le Dialis ou du Lare pour le père de famille.

 

Mais il était difficile que ces trois formes de flaminat, de Rome et du prince, du divus, de l'empereur vivant, demeurassent immuables : on risquait d'augmenter à l'infini le nombre des flamines ou de priver les nouveaux empereurs des hommages auxquels ils avaient droit. Le danger était moins grand à Rome, où les divi étaient seuls honorés. Mais hors de Rome, voici que Tibère, malgré sa défense, reçoit de son vivant un flamine à Venouse, à Pax Julia en Lusitanie ; voici que Germanicus, Drusus fils de Tibère, Livie la femme d'Auguste reçoivent leur prêtre un peu partout, même peut-être de leur vivant. Il faut de toute nécessité de nouvelles combinaisons. La plus généralement adoptée consista à confier au flamine d'un prince le culte des autres princes, ses héritiers ou ses prédécesseurs. Rien n'empêchait le flamine de Quirinus de sacrifier à Robigus, à Consus, à Acca Larentia : l'attribution exclusive du flamine à un dieu unique n'a existé que dans l'esprit des grammairiens; le droit religieux permit sans peine au flamen Romae et Augusti d'une province de desservir le culte des empereurs morts sur l'autel de l'Auguste régnant, et au flamen Romae et divi Augusti municipal d'ajouter à son titre celui de flamen Drusi et Germanici Caesarum, Les villes et les provinces purent ainsi s'épargner le luxe de flamines spéciaux pour chaque défunt de la domus divina ou la honte d'un flamine pour un empereur détesté.

 

Le règne des dynasties des Flaviens et des Antonins, moins soucieuses de paraître divines, régularisa ainsi, semble-t-il, le flaminat impérial : d'une part les flamines des divi, à Rome et dans les cités les plus riches, ou les plus attachées aux princes ; d'autre part, dans les provinces et les cités, le flamen Romae et Augusti, attribué nominativement à l'empereur régnant, mais unissant à son culte celui de tous les princes. En d'autres termes : il n'y a plus de flamines spéciaux aux empereurs que lorsqu'il s'agit de princes morts et divinisés ; l'empereur vivant n'a son prêtre qu'en le partageant avec la ville de Rome. C'était la pensée d'Auguste, qui devint peut-être la loi à partir de Vespasien.

 

Le flaminat impérial ne perdit pas ainsi tout d'abord son caractère concret et personnel ; quand bien même les cultes de Rome, des divi et de l'Auguste, fussent desservis par un seul prêtre, il demeura toujours le ministre de dieux déterminés, nommés ou sous-entendus. Quand les graveurs d'inscriptions veulent donner aux flamines municipaux ou provinciaux le titre qui convient le plus à leurs fonctions, ils disent : flamen Romae, divorum et Augusti. Quand on écrit flamen Romae et Augusti, Augustus est l'empereur régnant, et, si l'Empire est gouverné par deux princes, on écrit ; flamen Romae et Augustorum. Mais insensiblement la réunion de tous ces cultes, Rome, l'Auguste régnant et les divi, sur une même tête ou dans un même titre, devait entraîner de nouvelles habitudes de langage et une nouvelle conception du flaminat impérial. On chercha une formule plus courte ; on accepta une religion plus abstraite. D'une part, on s'habitua à ne plus parler de Rome. Dès le commencement du Ier siècle, il n'était pas rare qu'on appelât flamen Augusti le flamine municipal de Rome et d'Auguste, ara Augusti ou ara Caesaris l'autel provincial de ces deux divinités. Cette abréviation, déjà fréquente en ce temps-là, devint la règle dans la plupart des villes et fort usitée dans la religion provinciale. Rome fut d'autant plus vite oubliée qu'on songeait moins à elle dans le culte ; si l'autel portait son nom, si le peuple romain recevait les vœux du prêtre, les sacrifices avaient lieu presque uniquement aux jours des anniversaires impériaux : le flamine impérial devint couramment flamen Augusti, flamen Augustalis ou flamen Augustorum.

 

Puis, le titre de Augustus perdit dans cette expression son sens concret, l'empereur régnant. Tous les empereurs furent des Augustes : le mot devint rapidement le nom commun de ceux qui gouvernaient, On oublia la personne de l'empereur régnant pour ne songer qu'au titre impérial. Il dut arriver souvent que le flamen Augusti eût, en vertu de son titre, à adorer tour à tour plusieurs empereurs dans le cours de son sacerdoce. L'expression de « prêtre d'Auguste » prit le sens abstrait de prêtre impérial. La transformation dut s'accentuer à partir de Sévère Alexandre. Dès le milieu du IIIe siècle, on ne crée plus ni à Rome ni dans les villes de flamine particulier pour les divi. Nous ne trouvons plus que des « flamines d'Auguste », que nous pourrions désormais appeler des flamines du nom impérial. Ce n'était plus, à dire vrai, les sacrificateurs d'une personne divine, d'un dieu père de la patrie et lare public, mais les prêtres de la souveraineté impériale, quel qu'en fût le détenteur. La prêtrise était attachée à la perpétuité du pouvoir. De personnelle et de divine, la religion impériale devenait abstraite et politique : au culte archaïque de l'homme divinisé, dieu ou génie, succédait le culte impersonnel de l'État.

 

Et cela devait entraîner dans le flaminat impérial une dernière évolution. Les anciens dieux, ceux qui avaient des flamines, sont discrédités dès le IIIe siècle, même Jupiter, réduit par Dioclétien au rôle d'épithète impériale. Les nouveaux, n'étant pas romains, n'ont pas leurs flamines. Mithra, la Mère des Dieux, Isis, ont des ministri, des magistri ou des patres sacrorum : le flaminat ne se prête pas à leur culte. Le seul flamine qui compte devient celui d'Auguste. Dès la fin du IIIe siècle, peut-être à Rome, en tout cas dans les villes et les provinces, flamen est l'expression courante pour désigner le flamine du prince. La religion impériale est, à la fin de l'Empire, la vraie religion officielle et la seule religion latine qui subsiste. Le flamen Augusti est devenu le flamine par excellence. (…)

 

2° Caractères généraux du flaminat impérial.

 

Dans l'esprit d'Auguste, autant qu'il est possible de le deviner. le flaminat impérial devait être constitué avec les mêmes caractères que le flaminat primitif de la religion romaine, en particulier que le flaminat de Jupiter. Il était dans sa politique réactionnaire de remettre en honneur les usages comme les titres d'autrefois. Le flamen Romae et Augusti fut fait à l'imitation du flamen Dialis. On pouvait déjà le supposer en se rappelant quels liens ont uni pendant un temps le culte de César et de Jupiter. On peut l'affirmer aujourd'hui qu'une inscription de Narbonne nous fait connaître la loi du flaminat d'Auguste, tel qu'il fonctionnait au 1er siècle dans l'assemblée de la Gaule narbonnaise.

 

Nous retrouvons dans cette loi les prescriptions auxquelles nous avons vu le flamen Dialis assujetti de tout temps. Le flamine d'Auguste a dans Narbonne les mêmes honneurs que le flamine de Jupiter dans Rome : il a un ou plusieurs licteurs, il a son siège au sénat de Narbonne et, sans aucun doute, au conseil de la province; il prend rang parmi les sénateurs de Narbonne, sur les premiers sièges, lors des spectacles ; il peut dire son avis dans les délibérations de l'assemblée municipale et de l'assemblée provinciale et même contresigner les délibérations. En revanche, il est tenu aux mêmes obligations que le flamine romain. Prêtre de la province, auprès de l'autel de Narbonne, il ne paraît pas qu'il doive s'éloigner de la ville pendant son flaminat. Ni lui ni sa femme, la flaminique, ne doivent prêter serment à leur corps défendant ; ils doivent aussi s'abstenir de toucher à un cadavre.

 

3° Insignes.

 

Les insignes des flamines impériaux, si peu que nous les connaissions, paraissent avoir été copiés sur ceux des flamines romains. Le flamine provincial de la loi de Narbonne a la toge prétexte, et il en va sans doute de même des flamines municipaux du culte impérial. Les jours de sacrifice, le prêtre de la Narbonnaise semble revêtir un manteau de pourpre correspondant à la laena des flamines romains. La flaminique provinciale est vêtue, comme celle de Rome, de blanc ou de pourpre.

 

Enfin, l'insigne essentiel du flaminat romain, l'apex, est aussi la caractéristique la plus nette du flaminat impérial dans les villes municipales. Sur leurs tombeaux, c'est un apex que font sculpter les flamines de l'empereur.

 

Dans son costume, comme dans ses attributions, le flamine impérial est donc un peu une œuvre d'archaïsme.

 

4° Le flaminat des divi à Rome.

 

Cela est visible à Rome surtout : tout ce que nous avons dit sur le caractère domestique et national du flaminat primitif, peut s'appliquer au flaminat impérial du peuple romain. Il n'y a de flamines que pour les empereurs divinisés : eux seuls, en effet, en leur qualité de divi, ont été mis au rang des dieux de la patrie et du peuple romain. Il faut faire une exception pour Commode qui osa, de son vivant, se donner un flamine romain. Était-ce après tout si audacieux ? Commode avait voulu que Rome fût considérée comme une de ses colonies, il la fit appeler Roma Commodiana, et, par suite, il pouvait prétendre à ce qu'elle le regardât comme son père et comme son héros fondateur : il était donc tout naturel, qu'il eût à Rome, même de son vivant, son flamine.

 

Les titres de ces flamines romains ont toujours la forme archaïque des appellations flaminales : on dit flamen Augustalis ou flamen Commodianus, comme on disait flamen Dialis, le nom de l'empereur servant d'épithète. En province, on disait le plus souvent flamen Augusti ou flamen divi Hadriani. Il faut sans doute regarder l'emploi de l'adjectif, à Rome, comme destiné à marquer davantage l'assimilation du flamine impérial aux autres flamines.

 

Les flamines sont le plus souvent pris parmi les descendants de l'empereur au culte duquel ils sont attachés. Germanicus était le flamine d'Auguste, dont il était le petit-fils par adoption. Quand il mourut, le sénat décida qu'on ne nommerait pour le remplacer qu'un autre membre de la gens Julia.

 

Drusus, fils de Tibère, Néron, fils de Germanicus, eurent ainsi tour à tour ce sacerdoce, et, après eux, peut-être Silanus, qui descendait de Julie, fille d'Auguste. Pertinax reçut son fils pour flamine, et Marc-Aurèle choisit parmi les proches d'Antonin, ex affinibus, le flamine de son père adoptif. Cela n'est pas fait pour nous étonner, si nous nous rappelons les intimes relations qui existaient entre le flaminat et le culte domestique : le flamine est attaché au dieu de la patrie comme le père au Lare de la famille. Il était naturel que l'on confiât le culte d'un empereur à ceux-là mêmes qui, étant ses descendants, l'adoraient naturellement comme le génie et l'ancêtre de leur race. En prenant cette mesure, le sénat de Tibère contribuait à maintenir dans Rome le caractère familial de la religion de l'empereur, à en éloigner tout ce qui pouvait en faire une adoration contraire aux traditions du peuple romain.

 

De la femme du flamine impérial, nous ne savons rien. Antonin institua des flaminicae pour Faustine divinisée. Tous ceux des flamines que nous connaissons quelque peu, Germanicus, Drusus, Néron, ont été mariés. Antonia, Livie, qui étaient veuves, n'ont pris le titre que de « prêtresses d'Auguste », sacerdotes divi Augusti. Je croirais fort que le mariage était demeuré indispensable au flamine romain des empereurs : il devait l'être au moins à l'origine, où l'on voulut, semble-t-il, conserver à ce sacerdoce ses antiques attributs familiaux.

 

La qualité de patricien était également requise pour l'exercer. Si les patriciens manquaient, on donnait ce rang et ce titre à ceux dont on voulait faire des flamines impériaux.

 

Du mode de nomination, des obligations et des devoirs de ces flamines, nous ne savons rien. On peut conjecturer qu'ils étaient choisis et inaugurés par l'empereur, en sa qualité de pontifex maximus. La confarreatio ne paraît pas requise pour leur mariage. Ils pouvaient exercer toutes les magistratures, même celles qui éloignaient de Rome : Germanicus, qui était flamine d'Auguste, ne séjourna presque jamais dans Rome. Peut-être leur était-il permis d'arriver à d'autres prêtrises. En tout cas, la qualité de prêtre salien était incompatible avec celle de flamine. Il est douteux qu'on pût exercer en même temps deux flamines impériaux. Enfin, la prêtrise paraît viagère.

 

Si on parcourt la liste des flamines romains de la divinité impériale, on remarquera que les Flaviens n'en ont point eu et se sont contentés de sacerdotes. Peut-être ne regardaient-ils pas leur famille comme digne de cet antique sacerdoce. Septime-Sévère est le dernier empereur dont nous connaissions un flamine. Et cependant, les divi sont nombreux après lui, et leur culte ne paraît pas se ralentir. On peut supposer qu'il y a eu, sous Sévère Alexandre, un changement important dans la manière de le célébrer, changement qui a fait perdre au flaminat impérial son rôle d'autrefois, et qui, peut-être, en a amené la suppression.

 

5° Le flaminat provincial de Rome et d'Auguste.

 

Les provinces sont des sociétés religieuses. Elles ont leur foyer, leur autel, leurs divinités protectrices, qui sont Rome et l'empereur : elles peuvent avoir leur flamine. Mais on aperçoit tout de suite une divergence fondamentale entre les différentes provinces : l'organisation de la prêtrise ne se conforme pas à un modèle uniforme. Dans les provinces de langue latine, le sacerdoce est confié tantôt à des sacerdotes, tantôt à des flamines. Nous trouvons des flamines dans les trois provinces espagnoles, l'Hispania citerior, la Bétique, la Lusitanie, dans la Gaule Narbonnaise, les Alpes Maritimes et les Alpes Cottiennes, dans la Numidie, la Maurétanie Césarienne et la Maurétanie Tingitane. Il y a en revanche des sacerdotes à l'autel de Rome et d'Auguste des Trois Gaules, en Afrique, en Sardaigne et dans les provinces Danubiennes. On admet couramment qu'il ne faut établir aucune différence entre ces deux titres. Nous ne le pensons pas. Ces deux appellations sont distinguées dans les inscriptions d'une façon trop visible pour qu'elles ne désignent pas chacune une fonction de nature particulière. L'État romain a eu à coup sûr une intention très nette en créant des flamines en Espagne et Narbonnaise, et en donnant seulement un sacerdos à l'assemblée des Trois Gaules. Nous disons « seulement », car nous sommes convaincu que le sacerdos est inférieur en dignité au flamine. On pensera volontiers que le flamine provincial est un prêtre constitué à la manière latine, marié en tout cas, et sans doute suivant le rite romain, associé à sa femme dans les cérémonies du culte, sacrifiant peut-être suivant les liturgies romaines, soumis aux obligations et doté des privilèges que le droit romain consacrait pour le flamine de Jupiter. Au contraire, il y a dans le « sacerdoce» provincial des éléments non-romains, une plus grande liberté d'allures : le mariage n'est peut-être pas requis, et le droit des pontifes n'est pas consulté pour l'exercice de la prêtrise. Cela n'est qu'une hypothèse. Mais remarquons qu'en Gaule, la vraie province romaine, la Narbonnaise, a un flamine, et que les trois provinces celtiques ne sont représentées que par des sacerdotes.

 

Le flamine de Rome et d'Auguste est le sacrificateur unique de la province. Il sacrifie au nom de la province, pro provincia, sur l'autel élevé aux deux génies protecteurs, comme le flamine de Jupiter sacrifiait au Capitole pour le peuple romain.

 

Mais, à la différence de tous les flamines du peuple romain, qui étaient perpétuels, le flamine provincial est nommé pour un an. Cela s'explique aisément. La province était une fédération de villes nombreuses et égales entre elles : il fallait que chacune tour à tour pût fournir son flamine à l'autel, et jouir ainsi du prestige de posséder le prêtre provincial. Aussi établissait-on, sans doute, un roulement entre les cités, de manière à éviter toute compétition. Il est choisi d'avance (flamen designatus), par l'assemblée de la province. On le prend sans doute parmi les membres de cette assemblée, en tout cas parmi les anciens magistrats des villes de la province : souvent même on choisit pour flamine provincial un ancien flamine municipal. La loi de Narbonne nous montre qu'il conserve son rang dans l'assemblée fédérale et qu'il prend sans doute place, pendant son flaminat, dans la curie du chef-lieu.

 

Il ne devait point, en principe, quitter la ville où se trouvait l'autel. N'y avait-il point de flamine provincial dans la cité, que le titulaire fût mort, absent légalement ou frappé de déchéance, un suffragant, désigné par avance, devait le remplacer ; ce suffragant venait-il à faire défaut, on confiait à un tiers, nommé sur-le-champ, le soin de faire, dans les trois jours, les sacrifices nécessaires. Il ne fallait donc pas que l'autel fût, pendant plus de deux jours, privé de son flamine : c'était, on le voit, la même règle que le droit pontifical de l'Empire imposait au flamine de Jupiter.

 

Ces sacrifices devaient donc être fort nombreux, peut-être même quotidiens. Il y avait d'abord les solennités annuelles des jours où se réunissait le concilium. Il y avait ensuite les sacrifices anniversaires des jours de fête de l'empereur régnant, car le flamine provincial de Rome et d'Auguste est avant tout le prêtre du souverain actuel. Mais il avait aussi à célébrer le culte de tous les empereurs divinisés : aussi n'est-il pas rare que le prêtre provincial associe dans son titre au nom de Rome et de l'Auguste celui des divi. Ajoutez à cela les circonstances extraordinaires où il fallait prier « pour le salut des maîtres » malades ou guerroyant sur la frontière.

 

Et ne croyons pas d'ailleurs que le flamine fût réservé au culte latin de Rome et du prince. Comme les flamines de la capitale, il peut sacrifier à d'autres dieux qu'à ses dieux fédéraux ; et on le voit même, à la fin du ne siècle, immoler un taureau sur le commandement de la Mère des Dieux. Il assume tous les sacrifices faits au nom de la province, et il accepte tous les dieux auxquels elle fait accueil. C'est pour cela qu'il s'appelle moins souvent « flamine d'Auguste » que « flamine de la province ». flamen provinciae. Son rôle dans le culte d'Auguste est moins important que son rôle dans la vie religieuse de la province. À cet égard encore, il faut le comparer au flamine de Jupiter. Il semble qu'il ait eu, pour défrayer ces sacrifices, une certaine somme allouée par le conseil pour l'espace d'un an.

 

La femme du flamine (et je crois que le flamine devait toujours être marié) partageait, sous le nom de flaminica, les privilèges, les obligations et le ministère de son mari. Il n'y a pas de flaminique provinciale distincte de la femme du flamine. Le flaminat de Rome et d'Auguste est organisé, comme celui de Jupiter, sous la forme d'une famille religieuse. Après son année de charge, le flamine ne rentre pas dans le rang : il ne perdra plus ce caractère sacré que lui a communiqué son ministère. S'il n'a plus de fonctions, il conserve les prérogatives. Sous le titre de flaminalis, il reçoit sa statue dans l'enceinte du temple d'Auguste, il demeure membre de droit du sénat de sa ville et de l'assemblée de sa province ; il assiste aux spectacles provinciaux vêtu de la prétexte, et, aux jours anniversaires des sacrifices qu'il a célébrés, il reprend cet habit de pourpre qu'il avait revêtu jadis à la même date. Ainsi, la seule chose qui distinguait le flamine provincial des grands flamines romains, c'était le peu de durée de ses fonctions ; mais cette différence avait été à dessein réduite au minimum : l'ancien flamine, durant toute sa vie, conservait le prestige et le rang du flamine en charge.

 

6° Flaminat impérial dans les villes.

 

Sur le flaminat municipal des empereurs, nous ne possédons pas une demi-douzaine de textes : en revanche, les inscriptions qui le mentionnent se comptent par centaines. Le plus grand nombre viennent d'Afrique : l'Italie, la Gaule Narbonnaise, l'Espagne en sont assez abondamment pourvues. Mais cette richesse en documents est plus apparente que réelle. Ces inscriptions se copient ou se ressemblent souvent, et elles nous font connaître à peine plus que des noms et des titres. La question du flaminat municipal demeure une des plus inextricables que l'épigraphie puisse provoquer. Ce qui vient la compliquer, c'est qu'il y a eu sans nul doute des divergences nombreuses suivant les provinces, et suivant les villes d'une même province : l'État ne semble pas être intervenu d'une manière absolue ou uniforme dans la constitution du flaminat municipal, et le culte impérial, unissant Rome aux empereurs, les Augustes aux divi, se prêtait aux combinaisons les plus variées. Je pense qu'elles ont dû toutes se produire. Ajoutez à cela que l'institution a duré cinq siècles et qu'on ne peut la supposer immuable, même dans les limites d'une seule cité. De plus, nous ne sommes jamais assurés d'avoir devant nous, sur ces inscriptions, les titres exacts des flamines : il est constant qu'on les abrégeait de bien des manières ; le titre de flamen Romae et Augusti, par exemple, a pu devenir flamen Augusti, et peut-être même flamen. Enfin, il peut arriver qu'on tire une conclusion générale d'une inscription qui signale un fait exceptionnel. Il résulte de ces difficultés qu'un très petit nombre de solutions certaines peuvent être données et que nous essayerons ici bien plutôt d'indiquer les problèmes que de les résoudre.

 

A. Extension du flaminat.

 

C'est dans les provinces de l'Ouest, l'Italie, l'Afrique, la Gaule Narbonnaise, l'Espagne, que l'institution du flaminat impérial s'est le plus développée. C'étaient, de tous les pays de l'empire, ceux qui renfermaient le plus de villes latines, municipes, colonies romaines ou de droit latin, et le flaminat est essentiellement d'origine latine. C'est en Afrique qu'il est le plus populaire : chaque cité a ses flamines impériaux. L'institution y est peut-être née avec l'Empire ; elle lui a survécu, et c'est là que nous trouvons, sous les rois Vandales, le dernier flamine connu. L'Afrique est, en effet, la région la plus riche en municipes et en colonies romaines ; chez elle encore, la vieille religion et les institutions primitives de Rome se sont transplantées avec une rare vitalité : l'Afrique a été, dans sa constitution comme dans sa langue, une province archaïsante, et le flaminat est une tradition du plus ancien passé de Rome.

 

En Occident, le flaminat paraît assez rare dans la Gaule Propre, et inconnu en Bretagne, ce qui n'est peut-être pas accidentel. Aura-t-il trouvé dans les traditions religieuses des pays celtiques certains obstacles à sa diffusion ? Ou, plutôt, cette rareté n'est-elle pas due à l'absence presque complète de municipes et de colonies dans l'intérieur de ces deux contrées ? Le flaminat s'est d'ailleurs répandu même en Orient. Il est vrai qu'il y a été fort rare : les Grecs étaient assez riches en fonctions sacerdotales pour en adapter au culte impérial. Nous le trouvons cependant, comme il est naturel, dans les colonies romaines de Bostra, d'Antioche, de Beyrouth, de Troas, d'Apri en Thrace, de Philippes. Mais nous le rencontrons aussi dans les cités toutes grecques d'Attalie et d'Athènes, sous la forme gréco-latine de phlamin.

 

Indispensable peut-être à toutes les villes à qui leur titre de colonie ou de municipe donnait un empereur pour fondateur ou pour patron, le flaminat impérial pouvait donc aussi se présenter dans des cités non romaines, qu'elles fussent libres comme Athènes ou tributaires comme Bordeaux.

 

(..)

 

 La flaminique.

 

Les flaminiques municipales nous apparaissent dans les mêmes conditions et sous les mêmes titres que les flamines, avec ou sans la mention de perpetuae et d'ordinaire avec celle de Aug., qu'on peut lire Augustalis, Augusti, Augustae ou Augustarum. Il y a des flaminiques spéciales pour des membres de la domus divina : seulement, toutes ces flaminiques sont consacrées au culte des impératrices divinisées, divae.

 

La flaminique municipale était-elle nécessairement, comme la flaminique romaine, la femme du flamine, celui-ci attaché aux autels des princes, celui-là à ceux des femmes de la maison divine ? On voudrait le croire : de fait, un assez grand nombre d'inscriptions nous montrent la flaminique, épouse d'un flamine : à Novare, un personnage municipal est flamine des dieux Vespasien, Trajan, Hadrien, et sa femme est la flaminique de Julie à Novare, de Sabine à Ticinum. C'est sans doute pour empêcher la prêtrise impériale de déchoir que les empereurs interdisaient aux flamines municipaux d'épouser des esclaves ou des affranchies. On ne saurait nier, toutefois, qu'un bon nombre de flaminiques ont pour maris des personnages qui ne paraissent revêtus d'aucune prêtrise. Mais on ne peut en conclure qu'ils ne fussent point flamines : leur titre a pu simplement être omis par les graveurs, et on comprendra d'autant mieux cette omission, si l'on suppose que la flaminique était nécessairement la femme du flamine : à quoi bon mentionner deux fois cette prêtrise sur une même inscription ? Tout ce qu'on peut dire sur cette question, c'est qu'il y a des textes en faveur de l'existence d'un couple flaminal, analogue à ceux de Rome ou de province : il n'y en a peut-être pas qui nous montre la flaminique veuve ou célibataire, et il y en a fort peu qui nous la montre, à coup sûr, mariée à un autre qu'à un flamine.

 

Flamen et sacerdos.

 

Une autre question non moins insoluble et qui se rattache peut-être à la précédente, est celle des rapports ou des différences entre les deux titres de flamen et de sacerdos. L'expression de sacerdos s'emploie précisément de la même manière que celle de flamen. (..) Comment s'expliquer la présence simultanée de ces deux titres dans les mêmes provinces, et parfois aussi dans la même ville ? Comme le titre de flamen est à coup sûr un titre officiel et que l'expression sacerdos est une expression littéraire qui peut convenir au flamine, on peut croire que sacerdos est un simple synonyme de flamen : c'est ce qu'ont pensé tous les érudits, sauf M. Hirschfeld, qui, avec sa sagacité ordinaire, a entrevu une différence entre les deux termes. Il fait remarquer avec justesse que l'expression de flamen ne s'applique à peu près jamais à des cultes non romains : en revanche, les cultes pérégrins, comme ceux d'Isis, de Mithra, de la Mère des Dieux, sont desservis par des sacerdotes : le flamen est le prêtre d'un dieu romain.

 

Cela est vrai, mais il faut chercher autre chose pour nous expliquer pourquoi les empereurs, dieux romains, ont reçu des prêtres qui ne s'appellent point flamines. Je ne vois qu'une explication possible. Le flaminat n'est pas seulement la prêtrise d'un dieu romain, mais encore la prêtrise organisée à la manière latine, avec certaines conditions d'âge, de naissance, de séjour, de mariage. Là où ces conditions manquaient, la prêtrise impériale a été confiée à un sacerdos. Il a pu se faire que, dans certaines villes, à l'origine, l'empereur ait reçu seulement un sacerdos et que le flaminat ne s'y soit point développé, ou seulement fort tard. Dans d'autres, par exemple à Pompéi, le même personnage a été tour à tour sacerdos Augusti, puis flamen Augusti : peut-être n'a-t-il reçu ce dernier titre qu'après avoir rempli certaines conditions qui le rendaient apte au flaminat ; son successeur est demeuré sacerdos Augusti. D'autres personnages ont été flamines dans une ville et sacerdotes dans une autre: peut-être parce que la présence leur était impossible dans cette autre cité. D'autres encore ont été, pour la même raison peut-être, flamines de province et sacerdotes municipaux. D'autres enfin, dans la même ville, ont eu le flaminat impérial et le sacerdoce particulier d'un empereur : c'est que, dans cette ville, les divi particuliers n'avaient point de flamines.

 

Les raisons ont pu varier à l'infini. S'il était vrai que le flaminat municipal impliquât le mariage, nous toucherions peut-être à la principale. Les prêtres des dieux impériaux étaient simples sacerdotes lorsqu'ils étaient pris parmi les célibataires, ou lorsque le veuvage venait briser leur flaminat, ou si leur mariage n'avait pas eu lieu suivant les formes ou dans les conditions prescrites par la loi. N'avons-nous pas remarqué qu'à Rome Livie et Antonia, les plus illustres femmes de Rome, n'ont jamais pu être que « prêtresses » du dieu Auguste, leur mari ou leur ancêtre ? C'est que leur veuvage leur interdisait le flaminat.

 

G. Mode de nomination.

 

Les flamines étaient élus par l'assemblée municipale des décurions : les textes abondent pour le prouver. Peut-être, dans certaines circonstances, le choix du sénat était-il ratifié ou au moins acclamé par l'ensemble des citoyens.

 

L'élection des flamines semble soumise aux mêmes conditions que celle des magistrats. Le futur flamine s'engage à verser à la cité une somme d'argent, fixée du reste par la loi ou la coutume, qu'on appelle la summa legitima ; elle variait, dans les villes africaines, entre 2000, 4000, 10 000 ou 12 000 sesterces : nous sommes bien loin de la legitima des flamines curiales de l'Afrique, qui ne dépassait pas trois amphores de vin et quelques provisions de bouche. Et encore était-il d'usage que le nouvel élu ajoutât d'autres dons, en argent, en constructions, en festins ou en spectacles. La loi devait requérir, pour l'éligibilité au flaminat, des conditions d'âge et d'origine que nous ignorons. Il est possible que le flamine pût ne pas être originaire de la cité où il sacrifiait, car nous connaissons bon nombre de prêtres qui ont cumulé le sacerdoce dans des villes différentes. On pouvait être flamen ou flaminica, successivement ou simultanément, de deux, trois ou quatre cités, parfois même de tout un groupe de villes d'une même province : tel, le flamen coloniarum en Dacie, le flamen coloniarum immunium provinciae Baeticae en Espagne. Mais encore peut-on supposer que ces flamines avaient reçu le droit de bourgeoisie et d'honneurs dans ces diverses cités.

 

II. Condition du flamine.

 

Le flaminat municipal est évidemment un sacerdoce, sacerdotium. Mais c'est aussi, et plus encore un « honneur », honos, analogue aux magistratures municipales : l'expression courante en épigraphie est celle de honos flamonii ou flaminatus. L'assimilation du flaminat aux dignités politiques est d'ailleurs presque complète. Si le sénat nomme le flamine, la cité n'est pas tenue à l'écart de l'élection. Le flamine, comme les magistrats, ont à faire leur don d'avènement. Comme les magistratures, cette prêtrise est une fonction coûteuse, qui n'est accessible qu'aux plus riches et aux plus nobles. La plèbe municipale en était sans aucun doute exclue formellement. On la donnait d'ordinaire aux anciens fonctionnaires de la cité, surtout à ses chefs, les édiles ou les duumvirs. Le flaminat municipal était comme inséparable de la gestion des magistratures supérieures : il n'est guère de curator reipublicae, c'est-à-dire de chef suprême des cités, qui n'ajoute à son titre, au IVe siècle, celui de flamen perpetuus. Aussi un bon nombre de flamines sont-ils chevaliers romains. Quelques-uns reçurent le laticlave comme couronnement de leur prêtrise. Quelques sénateurs romains, propriétaires dans le pays, ne dédaignèrent pas de briguer ou tout au moins de se laisser offrir le flaminat municipal : Pline a été flamine à Côme ou à Verceil. Et il semble que dans la ville de Nole, sanctifiée par la mort d'Auguste, le flaminat perpétuel de l'empereur fût réservé à des sénateurs.

 

Par cela même qu'il est ancien magistrat, le flamine a rang dans le sénat : mais peut-être y a-t-il entrée aussi par cela seul qu'il est flamine, de même que le flamen Dialis avait son siège dans la curie de Rome. Le flamine a sa place sénatoriale déterminée par le plus élevé des titres qu'il possède : il est supérieur à tous les autres prêtres, pontifes et augures, et n'est l'inférieur que du duumvir ou du curateur de la cité. L'album sénatorial de Timgad, du milieu du IVe siècle, donne la hiérarchie suivante : patrons de la cité, anciens prêtres provinciaux, curateur en charge, duumvirs en charge, flamines perpétuels autres que le curateur ou les duumvirs, pontifes, augures, édiles, questeur, anciens duumvirs 23. Le flaminat était, on le voit, compatible avec d'autres fonctions ; peut-être aussi, sans qu'on puisse l'affirmer, avec d'autres prêtrises. Comme les magistrats enfin, les flamines étaient exempts des charges ordinaires qui incombaient aux décurions, et, comme les privilèges ou les insignes des fonctions civiles, les « ornements du flaminat » pouvaient être décernés sans l'exercice même du sacerdoce.

 

1. Attributions.

 

On dirait donc que le flaminat municipal a un double caractère : il est politique, et il est religieux. Il en était de même du flaminat romain : le flamen Dialis était prêtre, mais il avait aussi les insignes du magistrat. Ce double caractère se marque également dans les attributions du flaminat. Un concile espagnol, vers l'an 300, considère comme les deux fonctions essentielles du flamine, d'une part, de donner des jeux, d'autre part, de sacrifier. La seconde seule est intéressante à étudier ici. Par définition, le flamine est dans les villes, comme il est à Rome, un sacrificateur. Il est attaché d'abord aux autels des princes, Lares publics et ancêtres ou bienfaiteurs de la cité municipale : il porte leur nom, il fait sans doute les sacrifices aux jours des anniversaires impériaux, naissance ou avènement des augustes ou des divi. Il est le prêtre du foyer municipal dont ils sont les dieux.

 

Mais, malgré son nom, le flamine impérial n'est point exclusivement réservé au culte de l'empereur : les flamines de Jupiter ou de Mars ne l'étaient pas au culte de ces grands dieux. Nous voyons les flamines élever des statues, des autels, des temples aux empereurs ou aux divinités qui s'attachent à la vie du prince, comme la Fortune : mais ils ne sont pas moins assidus auprès des autels des autres dieux, Jupiter Très Bon et Très Grand, Junon, Mercure, Cérès, Mars, Diane, Sylvain, Esculape, Liber, et, comme le dit une inscription, de « tous dieux et déesses ».

 

Sous le couvert du titre de flamen Augusti, les flamines du culte impérial dans les municipes ont été, comme les trois grands flamines du peuple romain, les sacrificateurs souverains de la cité. Le flamen Augustalis des cités provinciales ressemble, à s'y méprendre, au flamen Dialis de Rome : leur nom à tous deux les attribue au dieu protecteur du foyer national, Jupiter à Rome, Auguste dans les cités ; leurs fonctions en font les « maîtres des sacrifices publics » de leur patrie : l'un et l'autre peuvent également s'appeler flamen sacrorum publicorum, celui-là, populi romani, celui-ci, municipii.

 

Conclusion.

 

Ainsi, au moment où le vieux flaminat latin commençait à pénétrer dans les cités romaines de la province, le culte impérial avait détourné à son profit cette importation. L'empereur avait donné son nom à ce flaminat qui allait peut-être recevoir celui de Jupiter, de Mars ou de toute autre divinité protectrice des villes municipales. Mais il n'avait fait que lui donner son nom : il lui avait laissé son caractère.

 

7. Rôle historique du flaminat impérial.

 

On voit, dès lors, l'importance historique et morale qu'a eue dans la vie de l'empire le flaminat de Rome et d'Auguste. En plaçant un prêtre de l'empereur devant les autels de la province et de la cité, l'État obligeait les hommes à commencer par ces deux dieux leurs prières publiques et leurs actes politiques. Mais en faisant de ce prêtre un flamine, c'est-à-dire un sacrificateur familial ou un ministre du foyer, on invitait les fédérés d'une province ou les citoyens d'une ville à se regarder comme les membres d'une famille dont Auguste était le héros divin ; on donnait au culte impérial le bénéfice de ce respect hiératique qui entourait l'institution huit fois séculaire du flaminat latin : cette œuvre d'archaïsme était une œuvre politique au premier chef. Enfin, on faisait pénétrer le rite des cultes latins par le monde entier, depuis Antioche jusqu'à Cordoue. Le flaminat d'Auguste a été, je crois, le moyen le plus habile de fonder la religion impériale. Il la présentait aux populations sous l'apparence de la plus solennelle et de la plus vieille des institutions religieuses romaines. En outre, il a été le moyen le plus efficace de la double propagation de l'unité romaine et du régime impérial. Rome et l'empereur n'ont point de représentants politiques dans les cités : ils y ont au moins leur représentant religieux, le flamine. Le flamine de Jupiter avait été comme une statue vivante, représentant le dieu dans Rome. Le flaminat d'Auguste fut le solide trait d'union qui unit les provinciaux à Rome et à l'empereur.

 

 VIII - La fin du flaminat

 

On comprend dès lors de quelle manière finira le flaminat. Les flamines primitifs, ceux de Jupiter ou de Mars, n'ont plus, dès le IIIe siècle, qu'une existence ignorée et peut-être intermittente. Les « flamines » par excellence, sans épithète, sont ceux de l'empereur. Or, sous la forme d'une religion archaïque, c'était une religion toute politique qu'ils desservaient. Ils avaient le nom et le costume traditionnels des prêtres de la vieille Rome ; mais leurs fonctions les attachaient à des dieux qui n'étaient dieux qu'en vertu de leur titre de chefs de l'État. Le flaminat devait donc, tôt ou tard, perdre toute importance religieuse ou morale : il ne demeurera de lui qu'un titre et qu'un costume.

 

Par leur condition, les flamines impériaux ne pouvaient prétendre aux grands rôles religieux. Ils étaient tous, à Rome et dans les provinces, magistrats ou fonctionnaires. Germanicus, Drusus, les plus grands personnages de l'Empire ont été flamines d'Auguste : ce titre pouvait-il ajouter quelque chose à leur prestige et à leur influence ? Qu'on lise les Philippiques de Cicéron, et on verra le peu de place que tient dans la vie et la politique de Marc-Antoine sa qualité de flamine de Jules César. Dans les municipes, les chefs de la cité sont également flamines : or, les devoirs politiques et la puissance de curateur ou de duumvir faisaient sans doute beaucoup plus pour leur dignité et leur influence que leur apex nominal. Les sacrifices devaient être pour ces hommes, les premiers de leur cité, la corvée banale de la vie politique. Je me représente à peine Germanicus sérieusement attentif, au milieu de toutes ses guerres, à son rôle de sacrificateur. Dès l'an 300, il semble bien que dans les villes, où la ferveur religieuse a été plus durable, les sacrifices aient cessé d'être obligatoires au flamine : le concile d'Elvire permet aux chrétiens d'arriver au flaminat, s'ils consentent à s'en abstenir. Ils peuvent donc se tenir éloignés des autels. Par la destination même de ces sacrifices, les flamines devaient perdre également de bonne heure leur caractère religieux : ils adoraient l'empereur, et ils étaient magistrats ; c'étaient donc, en réalité, des fonctionnaires rendant hommage à leur chef. Ce n'était pas cette religion qui devait donner à ses ministres la prépondérance morale sur les populations. Le flaminat demeura inévitablement en dehors des mouvements religieux du IIIe et du IVe siècle. Si les flamines président aux tauroboles, ils y président avec une attitude de magistrats les vrais prêtres, puissants sur les âmes, sont les sacerdotes des religions exotiques. Pénétrez dans la vie d'une cité au temps de Julien : le flamine apparaît dans les moments solennels de la vie publique, en tête des cortèges, dans les spectacles, reconnaissable à la pourpre de son vêtement. Mais assistez aux vraies cérémonies populaires, ce sont d'autres prêtres que vous trouverez. Dès lors, au IVe siècle, le flaminat devient moins une prêtrise qu'une fonction, et mieux encore un titre et rien qu'un titre. On dit d'un haut personnage qu'il est « flamine » comme on dirait de lui qu'il est « chevalier » ou « sénateur». Les premiers personnages des villes accolent à leur nom l'épithète de flamen perpetuus, comme ils font celle de vir egregius ou de vir clarissimus.

 

Mais c'est précisément ce caractère purement honorifique du flaminat qui devait le sauver au IVe siècle. N'étant plus qu'un nom, il put rester : les chrétiens n'en eurent point peur. Ils ne firent supprimer (ce fut sans doute sous Théodose) que les trois vieux flaminats romains : ceux-là, portant éternellement le nom de divinités odieuses, Jupiter, Mars, Quirinus, avaient comme une étiquette qui les rendait impossibles. Les flamines impériaux, appelés maintes fois simplement « flamines », ne portèrent aucun ombrage. Dès l'an 300, le concile d'Elvire nous montre en Espagne les chrétiens arriver au flaminat : à la condition, il est vrai, de ne point se souiller par un sacrifice et de se soumettre à une pénitence. Aussi le triomphe du christianisme, vers l'an 400, ne toucha pas l'institution du flaminat. Même au-delà de cette date, on voit que les flamines perpétuels ont subsisté en Afrique, aussi nombreux, aussi considérés qu'autrefois. Ils survécurent même à la domination romaine. Au Ve siècle, il existait encore des flamines dans la Gaule burgonde. Au VIe siècle, il y en avait dans l'Afrique vandale, et on possède une inscription, datée de l'an 525, qui est l'épitaphe d'un Africain chrétien et flamen perpetuus. Ainsi les limites extrêmes connues du flaminat sont marquées par les règnes de Romulus et du vandale Hildéric. Seule, l'institution du sénat a eu d'aussi longues destinées. Il ne serait même pas impossible que le flaminat n'ait pas disparu tout entier au VIe siècle : peut-être a-t-il laissé quelques vestiges, au moins de son costume. La manière dont est représentée la flaminique sur Ies tombeaux, lui donne une certaine analogie avec les «orantes» chrétiennes. La tiare pontificale, telle que la portaient à l'origine les évêques de Rome, blanche et de forme conique, ressemble assez au bonnet flaminal.(..)

 

Camille Jullian

 

 

 

 

 

 

http://dagr.univ-tlse2.fr/consulter/1517/FLAMEN/texte