Le blason chinois de Niels Bohr et la Légende des Immortels chinois

 

 

 

 

 

Autres questions sur le réel

 

 

Jean-Claude Carrière - Le temps passe, les pages s’amassent et j’ai tant de questions à vous poser.

 

Michel Cassé - Et nous avons si peu de réponses à te faire.

 

Jean-Claude Carrière - Les réponses sont plus faciles que les questions. On cite souvent cet ermite à demi nu qui courait dans le désert en criant : "J’ai une réponse ! J’ai une réponse ! Qui a une question ?"

 

Jean Audouze - Nous connaissons beaucoup d’ermites de ce genre.

 

Jean-Claude Carrière - Alors, voici une question. Niels Bohr, au retour de Chine, a fait mettre sur son blason Contraria sunt complementaria (Les contraires sont complémentaires). Le sentiment de l’unité du monde est très ancien et très diversement approché. De votre point de vue, hommes de tous les espaces, des plus réduits comme des plus amples, l’unité l’emporte-t-elle sur la diversité ? L’univers n’est-il qu’un ?

 

Michel Cassé - Cela fait deux questions au lieu d’une.

 

Jean-Claude Carrière - Prenez la dernière.

 

Jean Audouze - Essayons de savoir de quoi nous parlons : des particules élémentaires ? Du rapport atome-noyau de l’atome ? De nous-mêmes, c’est-à-dire d’objets complexes ? De l’univers dans son ensemble ? On ne peut parler de tout à la fois.

 

Jean-Claude Carrière - Commençons par les particules.

 

Jean Audouze - Plus la masse d’une particule est faible, plus il est facile de lui associer une onde. Une particule, un photon par exemple, est une sorte de Janus, à l’aspect double, à la fois onde et grain de matière.

 

Jean-Claude Carrière - Et nous ? Sommes-nous doubles ?

 

Jean Audouze - En principe, rien ne nous interdit de nous décrire par une onde associée. Mais étant donné notre masse élevée par rapport à celle d’un seul atome, cette rigueur de principe n’a aucune utilité. Nous sommes néanmoins des êtres quantiques.

 

Jean-Claude Carrière - Voilà une phrase qui peut vous sembler évidente, et que je ne comprends pas.

 

Jean Audouze - Il faudrait en effet plusieurs pages de développements physiques et malheureusement quelques équations pour te l’expliquer. Nous sommes traversés, nous sommes peuplés de multiples rayonnements et de particules. Ces rayonnements, ces particules sont à la fois, selon notre façon de les observer, onde et particule.

 

Michel Cassé - Ce fut la grande découverte de Louis de Broglie, dont nous avons appris la mort, en 1987, rappelle-toi, en travaillant précisément sur ce passage.

 

Jean Audouze - Une question se pose immédiatement : Comment définir une longueur d’onde ? La physique classique a établi une équation très simple, qui fait intervenir la vitesse et la fréquence d’une onde. Une onde dont la pulsation, la fréquence, est très rapide, a nécessairement une longueur d’onde très faible.

 

Jean-Claude Carrière - C’est clair.

 

Jean Audouze - Ces physiciens ont établi une autre équation, qui fait intervenir la masse (la masse totale, c’est-à-dire la masse plus l’énergie, car le photon, par exemple, n’a pas de masse au repos), et aussi une autre constante de la nature qu’on appelle la constante de Planck. Cette constante est un minimum d’action (énergie multipliée par temps). Cette constante permet de relier la longueur d’onde, propriété ondulatoire de la matière, à la masse multipliée par sa vitesse (propriété corpusculaire). Plus précisément cette longueur d’onde s’écrit comme le rapport de la constante de Planck à ce produit.

 

Michel Cassé - Il faut donc savoir que cette constante est minuscule, et plus la masse s’élève, plus la longueur d’onde s’amenuise jusqu’à devenir négligeable. À notre niveau masse, notre longueur d’onde, théoriquement concevable, est proche de zéro. Elle est plus petite que la dimension d’un noyau d’atome. Une autre façon de réfléchir à cette question est de nous dire : nous sommes tous formés des mêmes noyaux, qui ont été formés dans les mêmes étoiles. Nous avons, chacun de nous, des millions de noyaux qui sont partis en fumée avec Jeanne d’Arc (des millions, à notre échelle, ce n’est rien), d’autres millions qui ont été le bois de son bûcher, d’autres qui ont gagné la bataille d’Austerlitz...

 

Jean-Claude Carrière - ...d’autres qui l’ont perdue ...

 

Jean Audouze - ...d’autres qui ont fait l’amour avec Gabrielle d’Estrées, d’autres qui étaient les draps de son lit. À chaque phrase nous respirons cinquante molécules du dernier souffle de Jules César. Mais cela ne nous avance guère sur la voie de l’unité.

 

Jean-Claude Carrière - Je sais bien. Mais vous avez parlé si chaleureusement de ces milliards de neutrinos qui nous traversent à chaque instant, et aussi de tous ces rayonnements dont l’espace est fertile, qu’on ne peut que s’interroger. Sommes-nous vraiment reliés les uns aux autres ? Et aussi au reste du monde ? La part d’unité qui est en nous l’emporte-t-elle - serait-ce à notre insu - sur la multiplicité apparente des êtres ?

 

Jean Audouze - Dans tous ces territoires de brouillard, qui vont de la télépathie à la réincarnation, en passant par l’astrologie, la géomancie, le spiritisme et que sais-je encore, aucun indice ferme ne nous apparaît.

 

Michel Cassé - C’est notre différence, notre singularité, qui est frappante. Et la possibilité que des milliards de milliards de noyaux d’atomes, séparés par la mort d’un individu, se retrouvent pour former un autre individu, dans une autre vie, cette possibilité est mathématiquement invraisemblable.

 

Jean Audouze - On monte en épingle quelques expériences assez peu concluantes de transmission de pensée, mais le contraire est tout aussi vrai : je peux me trouver près de personnes que j’aime et ne pas savoir à quoi elles pensent, ne rien sentir de ce qu’elles éprouvent.

 

Michel Cassé - C’est ce qui arrive le plus souvent.

 

Jean-Claude Carrière - Notre manque d’attention y est peut-être pour quelque chose.

 

Jean Audouze - Une particule élémentaire est, en elle-même, un être compliqué, mais qui réagit néanmoins de façon assez simple aux sollicitations des quatre forces. Lorsque nous tentons de décrire un phénomène comme la pensée, il est bon de nous rappeler que nous sommes formés, en moyenne, de 3 à 4x1028 particules élémentaires.

 

Jean-Claude Carrière - Chiffre prodigieux.

 

Michel Cassé - Inimaginable. Mais on en connaît de plus grands.

 

Jean Audouze - J’ai pris, évidemment, un point de vue extrême. On peut aussi admirer les progrès de la biologie, et même de la psychologie. Il existe une approche scientifique passionnante à des questions comme les attractions sexuelles, les rêves, le désir d’autodestruction, le plaisir, la pulsion de mort. Des liens peuvent devenir de plus en plus profonds entre nous, c’est vrai. Mais de vastes domaines resteront du domaine de l’intime.

 

Michel Cassé - D’ailleurs, faut-il souhaiter qu’ils deviennent communs ?

 

Jean-Claude Carrière - Murmurons au passage quatre vers de William Blake :

 

Voici un univers dans un grain de sable

 

Et un paradis dans une fleur sauvage

 

Tenir l’infini dans la paume de sa main

 

Et l’éternité dans une heure.

 

 

 

Michel Cassé - Les poètes ont souvent raison, car leur parole est singulière.

 

Jean-Claude Carrière - Au hasard d’une lecture, j’ai récemment trouvé, dans un vieux texte chinois, les Légendes des Immortels, quatre vers que je trouve beaux, d’autant plus beaux qu’ils sont anonymes. L’auteur d’un conte montre un personnage qui marche dans une rue. Ce personnage rencontre un homme qui écrit des vers sur un mur, un poète sans visage et sans nom, qu’on ne reverra plus. On lit sur le mur, au passage :

 

Assis ou couché, je ne quitte pas ma coupe de vin.

 

Sans le secours de mes yeux, je connais les cités des étoiles,

 

Sans lui donner un nom je sais la grandeur de l’univers,

 

Parmi la multitude innombrable, je ne suis qu’un homme.

 

 

 

Michel Cassé - Cet homme, qui écrivait sur un mur, était déjà un astronome de l’invisible.

 

 

Dans un couloir d’ambiguïté

 

 

Jean-Claude Carrière - Plus nous avançons - à supposer que nous ne tournions pas en rond - plus il me semble que la « culture », cette chose indéfinissable, mais qui de toute manière n’est là que pour nous aider à vivre, est le contraire du placard.

 

Jean Audouze - Tu veux dire : on ne peut la ranger sur aucune étagère ?

 

Jean-Claude Carrière - Elle est même ce qui résiste au rangement. Elle aime l’impression, le sans-frontière, le presque oublié, le vaguement-quelque part. Toute culture individuelle est un désordre. Et c’est dans la mesure où la science elle-même, que l’on croyait depuis longtemps le domaine du bien rangé, découvre à son tour ces zones nouvelles, ces terrains vagues, qu’elle rejoint naturellement la culture.

 

Jean Audouze - Il était temps.

 

Michel Cassé - Et comme elle aime à tout prouver, elle prouve aussi son brouillard.

 

Jean-Claude Carrière - C’est à se demander si la connaissance, et même tout simplement les connaissances, sont délimitables et étiquetables.

 

Michel Cassé - Le simple fait de détacher un mince brin de connaissance et de l’étiqueter, de le ranger dans un tiroir, le pervertit définitivement.

 

Jean Audouze - Reste à trouver cette frange de brume, ce couloir d’ambiguïté, qui est comme un besoin vital du réel.

 

Michel Cassé - Reste aussi à ne pas trembler dans les courants d’air du couloir.

 

Jean-Claude Carrière - Avec votre permission, seconde pause Henri Michaux. C’est un extrait de Poteaux d’angle :

 

Nouvelles de la planète des agités : avec un fil à la patte, ils filent vers la lune, avec mille fils plutôt, ils y sont, ils alunissent et déjà ils sont à plus loin, plus loin, à des milliers de fois plus loin, attirés par le désir nouveau qui n’aura plus de fin, dans un ciel de plus en plus élargi. Cependant, sans s’arrêter, des masses immenses dans les nuages tournent à toute vitesse, s’écartent, se fuient, s’attirent, s’équilibrent, orbitent, muent, géantes de matière au paroxysme, jusqu’à explosion, jusqu’à implosion, luttant, enragées d’existence, l’existence pour l’existence, pour pendant des milliards d’années continuer à exister, étoiles de toute sorte et galaxies, elles aussi entraînées à exister. Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?





















 

 

 

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