Le souvenir d'une rencontre entre Alexandre le Grand et un Brahmane d'Asie, il y a vingt-trois siècles.

 

 

Parvenu dans l'île, Alexandre y trouva des hommes semblables à lui, mais qui tous étaient nus. L'apercevant, les habitants de l'île s'approchèrent de lui et lui dirent :

 

- Pourquoi es-tu venu nous trouver, Alexandre ? Que veux-tu obtenir de nous ? Nous sommes tous nus, et nous ne possédons absolument rien, si ce n'est la puissance du verbe. Si tel est ce dont que tu as conçu le désir, la chose ne nécessite pas de combat.

 

Stupéfait d'être appelé par son nom, Alexandre répondit :

 

- Par la Providence, rien n'est plus puissant que la parole, car une seule parole a plus de puissance qu'une multitude d'or et de pierres précieuses.

 

Alors les Brahmanes dirent à Alexandre :

 

- Est-ce parce que tu aspires à la sagesse que tu es venu nous trouver, Alexandre ? Car tel est ce que nous approuvons en premier lieu, nous les Brahmanes. Y a-t-il, en effet, autre chose de plus royal dans notre mode de vies ? Voici ce que tu as voulu apprendre, roi Alexandre : le philosophe n'a pas de maître, c'est lui le maître, car aucun homme ne le domine. Mais puisque, jusqu'à présent, victimes de calomnies, nous ne t'inspirons pas confiance, apprends à goûter aux discours véridiques !

 

Kalainos s'est montré un méchant homme à notre égard, et c'est par Kalainos que les Grecs ont appris à connaître les Brahmanes. Il n'était pas des nôtres, ayant fui bassement la vertu. Il ne lui a pas suffi de boire dans le Tiberoam l'eau de la tempérance et de se nourrir de laitages - régime grâce auquel se développe un esprit digne de Dieu. Il a acquis des richesses, ces ennemies de l'âme, et il a ainsi allumé en lui un feu terrible ; se détournant de la sagesse, il s'est jeté dans le plaisir. Nul d'entre nous ne se roule sur des charbons ardents, et la souffrance n'épuise pas notre corps, mais notre nourriture est source de vie : c'est un remède qui nous assure la santé.

 

En accord avec la nature, nous sommes dénués de richesses ; et pour nous comme pour tous les hommes, la mort succède à la vie. Mais si certains parmi les mortels, parce qu'ils ont entendu proférer des discours mensongers, lancent perfidement contre nous de vains traits, nous ne nous effrayons pas. Il est équivalent de mentir et de se laisser aisément persuader, car le menteur fait tort à celui qu'il persuade, et celui qui se laisse persuader est dans son tort aussi en prêtant attention au menteur, avant d'avoir appris la vérité. De fait, la calomnie est la mère de la guerre : elle engendre la colère, à cause de quoi les hommes se battent et font la guerre.

 

Mais il n'y a aucun courage à massacrer les hommes : c'est une œuvre de brigand. Le courage, c'est de combattre, le corps nu, contre n'importe quelles conditions atmosphériques, de venir à bout des désirs de son ventre, de remporter plutôt la victoire dans les combats que l'on mène contre lui, et de ne pas, vaincu par le désir, se laisser entraîner à rechercher la gloire, la richesse et le plaisir. C'est eux que tu dois vaincre d'abord, Alexandre, c'est eux que tu dois tuer : si tu les vaincs, tu n'auras plus besoin de combattre les ennemis du dehors. En effet, tu combats les ennemis du dehors pour leur soutirer tribut. Mais ne vois-tu pas que, tout en vainquant les ennemis du dehors, tu es vaincu par ceux du dedans ? Combien de maîtres de déraison règnent tyranniquement sur les insensés, à ton avis ? La parole, l'ouïe, l'odorat, la vue, le toucher, le ventre, le sexe, la chair en un mot. Et il y a encore à l'intérieur de l'homme bien des tendances pareilles à des maîtresses implacables, à des souveraines despotiques et insatiables, qui donnent des ordres à l'infini : désirs, amour de l'argent, goût du plaisir, unions consanguines, meurtres, assassinats, dissensions ; de toutes ces tendances et de bien d'autres encore, les mortels sont esclaves et c'est à cause d'elles qu'ils tuent et se font tuer.

 

Nous, les Brahmanes, après avoir remporté la victoire dans ces luttes intérieures, nous refaisons nos forces, et nous nous reposons en regardant les bois et le ciel, et nous écoutons le chant mélodieux des oiseaux et le cri des aigles. Nous sommes vêtus de feuillage, nous habitons en plein air, nous mangeons des fruits et buvons de l'eau, nous chantons des hymnes à Dieu et désirons ce qui doit advenir. Voilà la vie que mènent les Brahmanes ; ils ne prononcent pas beaucoup de discours, mais gardent le silence.

 

Vous, au contraire, vous dites ce qu'il faut faire, et faites ce qu'il ne faut pas dire. Car chez vous on n'a jamais vu de philosophe qui ne parle pas. C'est la langue qui vous tient lieu d'esprit, et vos pensées se trouvent sur vos lèvres. Vous amassez de l'or et de l'argent, vous avez besoin d'esclaves et de grandes maisons, vous poursuivez les magistratures, vous mangez et buvez tout comme des bêtes, et vous êtes privés de bon sens, comme les rustres. Vous vous enveloppez de vêtements moelleux, vous rendant semblables à des vers à soie. Vous agissez en toutes choses avec assurance, puis vous regrettez vos actions, vous parlez contre vous-mêmes comme vous parleriez contre des ennemis et, parce que votre langue a toute liberté, elle vous fait la guerre. Ceux qui se taisent vous sont supérieurs, puisqu'ils ne se font pas de reproches.

 

Comme des captifs, vous empruntez de la laine aux moutons ; vous mettez des parures à vos doigts, comme si vous étiez des idoles ; vous portez de l'or à la manière des femmes, et vous vous en glorifiez. Alors que vous avez été conçus à la ressemblance du Créateur, vous concevez des sentiments qui sont ceux des bêtes sauvages. Après vous être entourés de possessions nombreuses, vous vous en glorifiez, voyant bien pourtant que rien de tout cela ne peut vous aider à progresser vers la vérité. Car l'or n'élève pas l'âme et il ne repaît pas le corps : tout au contraire, il aveugle l'âme et consume le corps.

 

Nous qui, par amour de la vérité, avons appris à connaître la nature, nous pouvons même prévoir le sort qu'elle assigne aux hommes. Quand la faim survient, nous l'apaisons avec les fruits et les légumes que nous fournit la Providence ; quand la soif survient, nous allons jusqu'au fleuve et, dédaignant l'or, nous buvons de l'eau et soignons ainsi notre soif. Car l'or ne fait pas cesser la soif, il ne calme pas les fringales, ne guérit pas les blessures, ne soigne pas les maladies, ne rassasie pas les désirs insatiables, bien au contraire il excite ces passions étrangères à la nature. Or, lorsqu'un homme a soif, bien évidemment, il désire boire et, quand il a trouvé de l'eau, il est délivré de la soif ; de même, celui qui a faim, naturellement, recherche de la nourriture et, en mangeant, il se rassasie et il est délivré du désir. Ainsi, il est tout à fait évident que le désir de l'or est étranger à la nature. Car tout désir cesse chez les mortels lorsqu'il n'a plus d'existence psychique, puisque précisément il s'agissait d'un sentiment implanté par la nature. Mais l'amour des richesses est insatiable, parce qu'il est contre-nature. Et après cela, vous vous en enorgueillissez, vous vous vantez de dépasser les autres hommes, et dans ce but, vous vous appropriez les biens communs à tous : ainsi l'amour de l'argent divise-t-il en volontés multiples la nature unique, pour tous identique.

 

Or notre faux ami Kalainos est entré dans cette disposition d'esprit. Mais il s'est attiré notre dédain et, s'il est en honneur parmi vous et respecté de vous, cet homme, cause de bien des maux pour tout le monde, se trouve, parce qu'il nous est inutile, rejeté par nous et tenu pour quantité négligeable. Tout ce que nous dédaignons, ce Kalainos devenu ami de l'argent s'est mis à l'admirer, l'insensé, qui est votre ami, et non le nôtre. Misérable, et plus à plaindre que les malheureux, il a perdu son âme en devenant ami de l'argent. Et pour cette raison, il s'est montré indigne de nous, et indigne de la bienveillance divine ; il n'a pas trouvé le repos dans la quiétude des bois, il n'en a pas fait ses délices, et n'a conçu nul espoir de ce qui nous attend au-delà, ayant tué sa malheureuse âme par amour de l'argent.

 

 

 

Alors Alexandre, voulant mettre à l'épreuve ou, pour mieux dire, vérifier plus parfaitement leur sagesse, leur demanda :

 

- N'avez-vous pas de tombeaux ?

 

Ils lui répondirent :

 

- Cette place où nous demeurons nous sert de tombeau. Nous y prenons notre repos à même la terre, nous ensevelissant dans le sommeil : la terre nous engendre, la terre nous nourrit, et c'est sous terre qu'une fois morts, nous reposons du sommeil éternel.

 

Alexandre leur posa une autre question :

 

- Qui sont les plus nombreux, les vivants ou les morts ?

 

Ils répondirent :

 

- Les défunts sont plus nombreux ; mais comme on ne peut plus les voir, ce sont les êtres visibles qui paraissent les plus nombreux.

 

Alexandre leur posa une autre question :

 

- Qui a le plus de force, la mort ou la vie ?

 

Ils répondirent :

 

- La vie, car le soleil à son lever a des rayons brillants, tandis qu'à son coucher, il apparaît plus faible.

 

Alexandre leur demanda encore :

 

- Qu'est-ce qui est le plus grand, la terre ou la mer ?

 

Ils répondirent :

 

- La terre, car la mer elle-même est contenue par la terre.

 

Alexandre leur demanda ensuite :

 

- Quel est le plus malfaisant de tous les êtres vivants ?

 

Ils répondirent :

 

- L'homme.

 

- Comment cela ? demanda-t-il.

 

Ils lui répondirent :

 

- Juges-en d'après toi-même : vois combien toi, qui es une bête féroce, tu as de bêtes sauvages avec toi, afin d'ôter, à toi seul, la vie aux autres bêtes sauvages.

 

Loin de se mettre en colère, Alexandre sourit. Il dit encore :

 

- Qu'est-ce qu'un roi ?

 

Ils répondirent :

 

- La puissance injuste du désir de domination, l'audace à quoi l'occasion apporte une cargaison d'or.

 

Alexandre dit encore :

 

- Qu'est-ce qui a existé en premier, la nuit ou le jour ?

 

Ils répondirent :

 

- La nuit. En effet, les êtres se développent dans l'obscurité du ventre maternel, puis ils sont mis au monde où ils reçoivent la lumière du jour.

 

Alexandre dit encore :

 

- Quel est le meilleur côté, le côté droit ou le côté gauche ?

 

Ils répondirent :

 

- Le côté droit. De fait, le soleil lui-même se lève à droite, et il achève sa course dans la partie gauche du ciel.

 

Puis Alexandre leur dit :

 

- Demandez-moi tout ce que vous voudrez, et je vous le donnerai.

 

 

Eux s'écrièrent tous d'une seule voix :

 

- Donne-nous l'immortalité !

 

Alexandre répondit :

 

- Cela, moi non plus, je n'en ai pas la faculté ; car je suis mortel, moi aussi.

 

Ils lui répliquèrent :

 

- Pourquoi donc, si tu es mortel, mènes-tu tant de guerres, pour conquérir tout le monde ? Où emporteras-tu ton butin ? Ne dois-tu pas à ton tour le laisser, toi aussi, en héritage à d'autres ?

 

Alexandre répondit :

 

- Ce sont là dispositions de la céleste Providence, qui veut que nous soyons nous aussi les serviteurs et les esclaves de ses commandements. Car la mer ne se met pas en mouvement, s'il ne souffle pas de vent, les arbres ne s'émeuvent pas, si un souffle ne les agite ; et l'homme n'entre pas en action, sinon sous l'impulsion de la céleste Providence. Il en est de même pour moi : quoique je veuille cesser de faire la guerre, le maître de ma volonté ne m'y autorise pas. De fait, si nous étions tous du même avis, le monde resterait inerte : on ne naviguerait pas sur la mer, on ne cultiverait pas la terre, on ne célébrerait pas de mariages, on ne ferait pas d'enfants. Combien d'hommes et d'enfants ont connu le malheur au cours des guerres survenues de mon fait ? Mais d'autres ont prospéré grâce aux biens d'autrui ! Car tous s'emparent de toutes choses pour les abandonner à d'autres, et rien n'appartient à personne.

 

Après avoir prononcé ces paroles, Alexandre leur posa une nouvelle question :

 

- Avez-vous un seigneur ?

 

- Oui, répondirent-ils, c'est Dandamis, qui repose paisiblement dans la forêt sur un lit de feuilles ; il a près de lui une source jaillissante, à laquelle il s'abreuve comme au sein pur d'une mère.

 

 

Alors, entendant cela, le roi Alexandre demanda à rencontrer celui qui était leur maître spirituel et le principe de ces discours. Ils lui montrèrent de loin le lieu où se trouvait Dandamis. Alexandre s'y rendit, mais passa sans le voir, car il était couché dans les bois, reposant paisiblement sur un épais lit de feuilles, à proximité d'une source à laquelle il s'abreuvait comme au sein pur de la terre-mère. Comme Alexandre n'avait pas vu Dandamis, le chef et maître spirituel des Brahmanes, il envoya auprès de lui l'un de ses amis nommé Onésicrite, auquel il dit :

 

- Onésicrite, hâte-toi d'aller trouver le grand maître Dandamis, et amène-nous l'homme lui-même, ou bien informe-toi pour savoir où il vit et reviens vite me l'annoncer, afin que je me rende moi-même auprès de lui.

 

Onésicrite répondit :

 

- Je ferai avec célérité ce que tu m'ordonnes, roi. Car c'est ton rôle de commander, et le mien d'exécuter.

 

S'étant mis en route, il trouva le grand Dandamis et lui dit :

 

- Salut, maître spirituel des Brahmanes. Le fils de Dieu, né des œuvres du grand Zeus, le roi Alexandre, qui est le seigneur de tous les hommes, t'appelle ; si tu vas le trouver, il t'accordera beaucoup de beaux présents, mais si tu n'y vas pas, il te coupera la tête.

 

En entendant cela, Dandamis sourit finement, et il ne souleva même pas la tête depuis son lit de feuillage mais, se moquant de son interlocuteur, il resta couché, et lui répondit en ces termes :

 

- Dieu, le grand roi, ne génère pas la violence ; il est le père de la lumière, de la paix, de la vie et de l'eau, du corps de l'homme et de son âme ; il accueille celle-ci, quand le destin la délie du corps, si elle ne s'est pas laissé dompter par le désir. C'est lui mon maître et mon seul dieu : avec horreur, il se détourne du meurtre et ne provoque pas de guerres. Alexandre, lui, n'est pas un dieu, puisqu'il sait devoir mourir. Comment pourrait-il être maître de l'univers, l'homme qui n'a pas encore franchi le fleuve Tiberoam et n'a pas établi son pouvoir sur l'ensemble du monde ? Il n'est pas non plus entré vivant dans l'Hadès ; il n'a pas vu la course du soleil en son zénith, ni en automne, ni à la saison des fruits. La Scythie ne connaît même pas son nom. Si la terre, là-bas, ne suffit pas à le contenir, qu'il franchisse le fleuve Gange, et il trouvera une contrée capable de supporter des hommes, puisque leur terre à eux n'accepte plus de le porter.

 

Tous les présents qu'Alexandre m'accorde et tous ceux qu'il me promet me sont inutiles. Voici ce qui m'est précieux, utile et avantageux : pour maison ces feuillages, pour grasse nourriture ces herbes poussées sur le sable, et pour boisson de l'eau. Quant aux autres richesses et propriétés, que l'on amasse avec tant de souci et dans lesquelles ceux qui les amassent trouvent leur perte, elles ne procurent habituellement rien d'autre que des chagrins, dont tout mortel est rassasié.

Moi, au contraire, je dors aujourd'hui sur un lit de feuillage, les yeux fermés, sans avoir rien à garder. Car si je veux garder de l'or, j'y détruis jusqu'à mon sommeil. La terre me fournit toutes choses, comme une mère fournit du lait à l'enfant qu'elle a mis au monde. Je vais où je veux. Ce dont je ne veux pas me préoccuper, je n'y suis pas contraint.

 

Si Alexandre m'ôte la tête, il ne causera pas la perte de mon âme, mais seulement celle d'une tête muette ; et mon âme se rendra auprès de son maître, abandonnant mon corps, comme un haillon, sur cette terre d'où il avait été tiré. Devenu souffle, je monterai auprès de mon Dieu qui, nous ayant emprisonnés dans la chair, nous a envoyés ici-bas, sur terre, pour nous mettre à l'épreuve, afin que, descendus ici-bas, nous y vivions pour lui, comme il nous l'a prescrit. Lorsque nous reviendrons auprès de lui, il nous demandera des comptes, en tant que juge de toutes les violences ; car les gémissements des victimes de l'injustice deviennent le châtiment des injustes.

 

Qu'Alexandre garde ses menaces pour ceux qui veulent de l'or en guise de richesse, et qui ont peur de la mort. Contre nous, les deux armes auxquels il recourt sont caduques : les Brahmanes n'éprouvent ni amour de l'or ni peur de la mort.

Va-t'en donc dire à Alexandre que Dandamis n'a pas besoin de ses richesses ; que pour cette raison, il ne viendra pas le trouver ; mais que si lui-même a besoin de Dandamis, il peut venir le voir.

 

 

 

Lorsqu'il entendit le récit d'Onésicrite, Alexandre désira encore davantage voir Dandamis, parce qu'à lui seul, un vieillard nu l'avait vaincu, bien qu'il eût détruit tant de nations. Alexandre se rendit donc avec quinze amis dans la forêt de Dandamis et, lorsqu'il fut arrivé à proximité, il descendit de cheval, déposa son diadème et tout ce qu'il avait sur lui de marques de gloriole ; puis, pénétrant seul dans la forêt où se trouvait Dandamis, il l'embrassa et lui dit :

 

- Salut, Dandamis, maître spirituel des Brahmanes et principe de sagesse. Ayant entendu parler de toi, je viens te trouver, puisque toi, tu n'es pas venu à moi.

 

- Salut, répondit Dandamis, à toi aussi, à cause de qui bien des cités sont dans le trouble, et bien des peuples dans l'agitation.

 

S'asseyant à ses pieds, Alexandre vit, à cet instant, la terre pure de sang. Dandamis lui demanda :

 

- Pourquoi viens-tu nous trouver, Alexandre ? Que veux-tu rapporter de nos lieux solitaires ? Ce que tu cherches, nous ne l'avons pas. Ce que nous possédons, de ton côté, tu ne le désires pas.

Nous, nous honorons les dieux, nous aimons les hommes, nous ne faisons aucun cas de l'or, nous méprisons la mort, nous ne nous soucions pas des plaisirs.

Vous, vous avez peur de la mort, vous aimez l'or, vous êtes avides de plaisir, vous haïssez les hommes, vous méprisez Dieu.

 

Alexandre lui dit :

 

- Je suis venu apprendre de toi un peu de sagesse. Car on dit que tu as commerce avec Dieu. Je veux savoir en quoi tu l'emportes sur les Grecs, et ce que tu vois ou penses de plus que les autres.

 

Dandamis lui répondit :

 

- Moi aussi, je voudrais t'offrir les paroles de la sagesse divine, et mettre en toi un esprit digne de Dieu ; mais il n'y a pas de place en ton âme pour contenir le présent que je veux t'offrir de la part de Dieu. Car ton âme est remplie de désirs jamais satisfaits, d'un insatiable amour de l'argent, d'ambitions démoniaques qui à présent combattent contre moi, parce que je distrais ici ton attention et que tu ne massacres pas de nations, ne répands pas le sang de nombreux peuples : aussi ces mauvais démons sont-ils aujourd'hui fâchés contre moi, parce qu'ils voient une cité restée debout et des hommes sains et saufs. Toi, tu prétendais aller jusqu'à l'Océan, puis atteindre une autre terre habitée et après, encore une autre, et tu seras tout à fait fâché si tu ne te rends pas maître de ceux sur qui tu auras remporté la victoire.

 

Comment donc puis-je t'adresser les paroles de la sagesse divine, alors que ton esprit est rempli d'une telle forfanterie, et d'une convoitise sans mesure, que le monde entier, à ton service, a été incapable de satisfaire ?

 

Tu as été créé faible et nu, et tu étais un être humain isolé lorsque tu as vu le jour. Pourquoi, devenu adulte, cherches-tu à égorger tout le monde, afin de t'emparer des biens de tous ? Quand tu auras vaincu tout le monde, quand tu posséderas le monde entier, tu n'occuperas pas plus de terre que nous n'en occupons maintenant, moi allongé, et toi assis. Et puisque nous partirons d'ici-bas maîtres de cela seul, nous que l'on méprise volontiers, nous possédons toutes choses, sans combat ni guerre, aussi bien que toi : terre, eau, air.

 

Tout ce que moi je possède, je le possède avec justice, et je ne désire rien ; toi qui guerroies, répands le sang, égorges des hommes, même si tu conquiers tous les fleuves, tu bois de l'eau, tout comme moi.

 

Apprends donc de ma part, Alexandre, cette sage leçon : souhaite ne rien posséder, tel un pauvre, et toutes choses seront tiennes, et tu n'auras besoin de rien.

 

Car la convoitise est mère de pauvreté, et la pauvreté est affaire d'indiscipline : c'est une souffrance que l'on tâche de soigner avec un poison funeste, elle ne trouve jamais ce qu'elle cherche, elle ne s'épuise pas avec la possession, mais se torture sans cesse de ce qu'elle n'a pas acquis.

 

Comme moi, tu seras riche à plaisir, si tu acceptes de vivre avec moi, si tu me prêtes attention, écoutes mes paroles et acquiers une partie de mes biens. Car la divinité est bienveillante envers moi, je suis, avec joie, familier de ses œuvres, et son souffle est en moi. J'évite les méchants, j'ai le ciel pour toit, la terre entière pour couche, les forêts pour table, les fruits pour le plaisir de ma nourriture, les fleuves comme serviteurs de ma soif.

 

Je ne mange pas de viande comme un lion, et la chair d'autres êtres vivants ne se décompose pas en moi, je ne deviens pas le tombeau d'animaux morts. Car la Providence me procure des fruits pour nourriture, comme une mère affectionnée donne du lait à l'enfant qu'elle a mis au monde.

 

Mais toi, Alexandre, tu cherches à apprendre de moi ce que je possède de plus que les autres pères, et par quelles sages connaissances je l'emporte sur beaucoup d'hommes.

 

Tu me vois : je vis tel que j'ai été créé à l'origine, je vis tel que ma mère m'a mis au monde, nu, dépourvu de richesses et de soucis. C'est pourquoi j'ai connaissance de tout ce que fait la divinité, c'est pourquoi je sais tout ce qui doit advenir.

 

Vous, lorsque vous consultez l'oracle pour connaître votre sort, vous êtes frappés d'effroi par ce qui vous est réservé au temps voulu, car vous ne comprenez pas les œuvres de Dieu, quand elles nous sont montrées au temps voulu. Moi, je prévois les famines, les épidémies, les guerres, les assauts de la foudre, les sécheresses, les pluies, la ruine des récoltes, et je sais comment, pour quelle raison et à quelle fin toutes ces choses se produisent. C'est la Providence qui m'en procure la connaissance, et cela me réjouit extrêmement que Dieu ait fait de moi le conseiller de ses œuvres, en me révélant sa justice. Si la peur des ennemis ou quelque autre épouvante se glisse au cœur des rois, ils viennent me trouver, en tant que prophète de Dieu : par mes prières, je persuade sa Providence d'accorder quelque bienfait à ceux qui sont venus me voir et, dissipant leur peur, je les renvoie pleins de confiance.

 

Pourquoi vaudrait-il mieux, dis-moi, nuire aux hommes et avoir une réputation déshonorante, plutôt que de les protéger et d'être reconnu comme leur bienfaiteur ? et pourquoi conviendrait-il aux fils de Dieu de faire la guerre et de saper ce qui a été créé par la Providence, plutôt que de vivre en paix et de contribuer à reconstruire, en serviteur du Dieu créateur, ce qui avait été laborieusement accompli et a été abattu ? Le pouvoir dont tu disposes ne te sera d'aucune utilité, roi Alexandre ; et pas davantage la masse d'or que tu possèdes ou tes nombreux éléphants, ni le vêtement multicolore et raffiné que tu portes, ni l'armée à présent rangée autour de toi, ni tes chevaux, ni tes gardes du corps, ni rien de ce que tu as ravi à la guerre et au combat. Ce qui en revanche te rendra les plus grands services, c'est de te laisser persuader par mes paroles et d'écouter ma voix.

 

Que tu me fasses périr, Alexandre, ne m'effraie pas, puisque je parle dans ton intérêt. Je m'en irai auprès de mon Dieu, qui a ordonné toutes choses : lui sait que je suis juste, rien ne lui demeure inconnu, car il a pour œil tous les astres, le soleil et la lune. Il juge en personne tous les injustes, et tu ne lui échapperas pas, tu n'auras pas de lieu où t'enfuir. T'étant dressé contre lui, tu ne pourras néanmoins te soustraire à sa justice. Ainsi donc, roi Alexandre, ne détruis pas ce que Dieu souhaite édifier, ne force pas à disparaître ce que lui veut mettre en ordre. Et ne répands pas le sang des cités, sous peine de devoir traverser des peuples de morts. Il vaut mieux que tu vives pour toi-même plutôt que de tuer d'autres hommes, si tu ne veux pas que ta mort fasse le bonheur d'autrui. Mieux vaut savoir aussi qu'il est nuisible de ravir les biens des autres, plutôt que de considérer pareil acte comme un gain.

 

Pourquoi, toi qui n'as qu'une seule vie, veux-tu détruire tant de peuples ?

 

Pourquoi regardes-tu les malheurs d'autrui comme des profits pour toi ?

 

Pourquoi ris-tu des gens qui pleurent ?

 

Souviens-toi de moi qui vis dans la solitude, de moi qui suis nu et pauvre !

 

C'est toi-même que tu obtiendras pour gain : mets un terme aux guerres et recherche la paix chère à la Providence. N'essaie pas de te montrer brave parmi les méchants, mène plutôt avec nous une vie exempte de soucis.

 

Rejette loin de toi la laine des brebis et ne t'abrite pas dans une enveloppe morte.

 

Alors, tu te rendras honneur en nous imitant, et en redevenant tel que tu as été créé. Car c'est dans la solitude que l'âme s'essaie à la vertu.

 

Choisis donc, roi Alexandre, de partager notre existence immatérielle. Je ne sais si tu es assez heureux pour pouvoir ajouter foi à nos paroles et te trouver toi-même. À présent, les Macédoniens t'attendent pour répandre la guerre, égorger les gens, piller leurs biens, et ceux qui sont avides du sang d'autrui s'affligent aujourd'hui de voir un peuple conserver la vie sauve.

 

Car ils combattent au service de leurs propres convoitises, et trouvent en toi un injuste prétexte.

 

Quand adopteras-tu la vie dénuée d'inquiétudes que Dieu t'avait réservée, de manière à vivre pour toi-même, sans faire périr d'autres hommes ?

 

Pourquoi donc, à présent, tout en écoutant ces propos, tardes-tu à te préoccuper de toi-même ?

 

Est-ce que tu cherches à piller encore, à jeter le trouble parmi les peuples, à massacrer des gens ? Tous ces crimes, soit tu les as déjà réalisés, soit tu les accomplis maintenant, soit tu t'apprêtais à les commettre.

 

Mais si, ne supportant pas de m'écouter, tu t'éloignes d'ici, quand je serai au Ciel, je te verrai expier tes fautes et te plaindre, avec d'amers gémissements, car tu devras rendre compte de ce que tu as fait.

 

Alors tu te souviendras des paroles divines que je t'avais adressées, dans ton intérêt, quand tu ne seras plus escorté ni de chevaux formés au combat, ni d'une foule de gardes du corps. Alors tu pleureras et te lamenteras, regrettant la vie que tu auras perdue vainement, en agitation désordonnée et en guerres contre un sang innocent, quand tu n'auras plus rien d'autre à regarder autour de toi que le souvenir des maux que tu auras amoncelés pour toi-même.

 

Car j'ai vu, moi, les châtiments que Dieu inflige à juste titre aux hommes injustes. Alors, là-bas, tu me diras : «Tu m'avais donné de bons conseils, autrefois, Dandamis. » Car là-bas se présenteront à toi les âmes que tu as vainement et injustement combattues. Contre combien d'entre elles seras-tu en mesure, alors, de te défendre ? Tu ne retireras aucun avantage de ta grandeur passée, toi qui aujourd'hui veux vaincre l'univers, et qui alors seras vaincu.

 

 

 

Alexandre écoutait Dandamis avec grand plaisir, et il ne se fâcha pas. Car il y avait en lui aussi un esprit divin, mais un mauvais démon le poussait à commettre des meurtres et à semer le trouble. Vivement frappé des propos étranges de Dandamis, Alexandre lui répondit :

 

- Véridique maître spirituel des Brahmanes, ô Dandamis, à qui la sagesse de la Providence permet de réformer les hommes qui t'entourent, moi qui, à cause de Kalainos, avais conçu le désir de te connaître et de te rencontrer, j'ai trouvé en toi le plus éminent de tous les hommes, en raison de l'esprit qui t'habite. Je sais que tu dis vrai en tous points : c'est Dieu qui t'a façonné et t'a lui-même envoyé en ces lieux, où il t'a permis de vivre heureux, exempt de trouble en tout ton être, riche, accompli, et doué d'une grande sérénité.

 

Quant à moi, qui passe mon temps dans des craintes ininterrompues et suis accablé de troubles continuels, que puis-je faire ? J'ai beaucoup de gens pour me garder, et je les crains plus que des ennemis. Mes amis sont pires que mes adversaires, car ils complotent contre moi, jour après jour, plus que mes ennemis et, si je ne peux pas vivre sans eux, je n'ai pas pour autant confiance en eux, quand je suis en leur compagnie.

 

Car ce sont les hommes que je redoute qui assurent ma garde. Alors que, pendant le jour, je jette le trouble parmi les peuples, une fois la nuit venue, c'est moi qui suis profondément troublé par mes pensées et crains qu'on ne me surprenne et ne me dompte par l'épée. Hélas ! Si je châtie ceux qui me sont infidèles, j'en éprouve du chagrin ; si au contraire, je ne les châtie pas, je m'attire le mépris.

 

Mais comment me serait-il possible de renier ma conduite ? De fait, si je veux aller vivre dans la solitude, mes gardes du corps ne me laisseront pas faire. Et il ne m'est pas permis non plus, quand bien même j'en aurais la possibilité, de m'échapper loin d'eux, alors que j'ai été désigné par le sort à cet office.

 

Dans ces conditions, pourquoi donc aurais-je à me défendre devant Dieu, qui m'a attribué ce lot à la naissance ?

 

Quant à toi, vieillard, précieux trésor de la divinité, pour m'avoir rendu service, m'avoir réjoui de tes sages propos et avoir apaisé ma rage de guerres, accepte les présents que je t'ai apportés, et ne me traite pas avec mépris ; car c'est un bienfait pour moi que d'honorer la sagesse.

 

 

 

Après avoir adressé ces paroles à Dandamis, Alexandre fit signe à ses serviteurs, et ils apportèrent de l'or et de l'argent monnayés, un vêtement précieux, du pain et de l'huile.

 

À cette vue, Dandamis se mit à rire et dit à Alexandre :

 

- Persuade donc les oiseaux qui chantent dans la forêt de prendre l'or et l'argent, et de faire entendre un chant plus beau ! Mais tu ne pourras aucunement les en persuader ! Et tu ne me persuaderas pas de me montrer pire que les oiseaux : ce que je ne mange ni ne bois, je ne l'accepte pas, c'est un bien inutile ; et je refuse de conserver des richesses nuisibles à l'âme, d'aliéner maintenant ma vie libre de tout souci, de salir en vain la pureté de ma pensée. À Dieu ne plaise ! Je ne cherche pas davantage à acheter quoi que ce soit, moi qui vis dans la solitude : la divinité m'offre toutes choses en présent, des fruits pour nourriture, de l'eau pour boisson, des forêts pour lieu d'habitation, de l'air en surcroît de tout le reste.

Car Dieu ne vend rien pour de l'argent, il accorde gracieusement tous les biens et donne le bon sens à ceux qui veulent le recevoir.

 

Je suis revêtu du vêtement que je portais à ma naissance, lorsque ma mère me mit au monde. Je profite du plein air et j'ai plaisir à me voir tel. Pourquoi veux-tu me contraindre à mettre des vêtements qui m'entraveront le corps entier ?

L'absence de soucis m'est plus agréable que tout ce qui existe au monde, et la boisson que le fleuve me fournit m'est plus douce que le miel, puisqu'elle apaise la soif naturelle. Si le pain que voici est destiné à l'alimentation, pourquoi l'as-tu laissé consumer par le feu ? Moi, je ne mange pas ce que le feu a dévoré, je ne prends pas la nourriture d'autrui.

 

Que le feu, qui a goûté ces denrées, les consomme ! Mais pour ne pas te traiter dédaigneusement quand tu honores la sagesse, j'accepte l'huile que tu m'offres.

 

Et se levant, il fit le tour de la forêt, ramassa du bois qu'il amoncela puis, ayant allumé un bûcher, il dit :

 

- Un Brahmane possède tout ; c'est la Providence qui le nourrit.

 

 Et attisant le feu, il y répandit l'huile, jusqu'à ce qu'il l'eût dépensée tout entière, et il éleva un hymne en l'honneur de Dieu :

 

- Seigneur immortel, dit-il, je te rends grâce en tout ; car toi seul règnes véritablement sur l'univers, procurant à ta créature toutes choses en abondance, pour assurer son bien-être. Ayant créé ce monde, tu surveilles patiemment les âmes que tu y as envoyées, afin d'honorer, en tant que Dieu, celles qui se gouvernent avec fermeté et de livrer à la sentence de condamnation celles qui désobéissent à tes lois : tout jugement dépend de toi, et une vie sans fin est préparée à tes côtés ; car avec une perpétuelle bonté, tu as pitié de tous.

 

Revenant vers Alexandre, Dandamis lui dit :

 

- Voilà comment nous sommes tous, Alexandre. Mais ton ami Kalainos s'est montré un méchant homme à notre égard, après avoir imité notre mode de vie pendant un bref moment ; comme il n'était pas aimé de Dieu, il nous a quittés pour s'enfuir chez les Grecs. Contrairement à l'usage, lui qui avait assisté à nos mystères, il les a exposés à la risée publique, chez des peuples impurs, puis s'est livré au feu immortel.

 

Quant à toi, tu es le maître du peuple mauvais des Macédoniens ; auparavant, tu faisais injure aux Brahmanes et ordonnais leur mort, t'étant laissé persuader par des propos mensongers, ce qui ne sied pas à un roi soucieux de commander aux nations, non plus que de se laisser persuader par des calomniateurs.

 

Pour notre part, nous rendrons compte à Dieu de notre vie, lorsque nous nous en irons auprès de lui ; car nous sommes ses œuvres, nous tous qui prétendons participer de sa justice ; nous méprisons la vaine gloire qui a cours chez les insensés. Comment donc pourriez-vous partager notre mode de pensée, vous qui vivez dans le mal et négligez ce qui est réellement beau ?

 

Nous, les Brahmanes, nous rappelant la condition dans laquelle nous sommes venus au monde, nous vivons dans cet état de nature, et nous observons comment il nous est possible de mener une existence irréprochable. Nous passons notre temps dans la quiétude, sans nous soucier de rien : car le souci de la vie matérielle éloigne les mortels de Dieu ; à chacun de nous la Providence demandera compte de ses choix, et nous serons punis pour les actes résultant des choix en question.

 

C'est pourquoi nous sommes heureux de séjourner dans la solitude, au milieu des bois, afin d'arrêter notre pensée sur tout ce qui plaît à Dieu et de ne pas laisser les bavardages des autres hommes détourner nos âmes de la glorification de Dieu.

 

Bienheureux en effet celui qui n'a besoin de rien de superflu, mais qui se préoccupe de la gloire du maître de toutes choses.

 

Car lorsqu'on veut plaire à tous, il est inévitable qu'on soit aussi esclave de tous.

 

Nous, nous n'avons pas besoin de rechercher les villes : ce sont des rassemblements de brigands, des pépinières de profonde malignité.

 

Grandes sont les maisons que Dieu nous a bâties : hautes montagnes et forêts ombragées, où se conserve intact le souvenir de la pure nature que Dieu nous a donnée.

 

Nous nous régalons des fruits que nous collectons, nous nous réjouissons de l'eau que nous buvons, nous trouvons sur des lits de feuillage un très doux repos, et en nous y couchant nous nous délivrons de la fatigue.

 

Comment donc vous, qui êtes esclaves de tant de choses, pourriez-vous commander à ceux qui sont totalement libres ?

 

Car vous, dont l'âme désire tant de choses diverses, vous êtes des esclaves indisciplinés. Si vous voulez posséder de nombreux vêtements, vous avez besoin du berger, du tisserand, du foulon. Et ne me dis pas : «Je ne porte pas de vêtements délicats. » Car l'esclavage est le même, que l'on se préoccupe d'une petite chose ou d'une grande.

 

Celui qui désire un peu d'or en souhaitera davantage, celui qui veut régner sur une petite ville aimerait bien aussi, évidemment, en diriger une plus grande.

 

Mais vous allez jusqu'à tirer grandement vanité d'un peu de pourpre brillant sur une toge, alors que les Indiens sont tout habillés de pourpre et que leurs esclaves mêmes portent des vêtements tout en pourpre. Mais vous, vous considérez la pourpre comme un surcroît de beauté, même si vous n'en usez qu'en petite quantité. Et si chez vous, même ce peu est beau, vous êtes vraiment pauvres, puisque vous admirez même les petites choses.

 

Et pourquoi tuez-vous les animaux, qui sont les enfants de la terre, et qui vous sont si utiles ?

 

Car vous tondez les uns et vous revêtez de leur laine ; vous en trayez d'autres et vous nourrissez de leur lait ; vous en utilisez d'autres pour cultiver la terre, dont vous vendez les récoltes ; et vous en montez d'autres encore pour faire la guerre et ravir les biens d'autrui.

 

Ces animaux, vous les tuez injustement, et voici quelle est chez vous leur récompense : vous mettez leur toison sur vous, et vous portez leur chair en vous, devenant des tombeaux ambulants d'animaux morts.

 

Comment donc, appesantie par l'indignité d'actes pareillement insensés, votre âme pourrait-elle recevoir l'esprit de Dieu ?

 

Laisse de la viande dehors pendant deux jours, et tu verras ce qui adviendra : tu ne pourras en supporter l'odeur, et même tu fuiras à l'écart.

 

Combien d'impuretés pénètrent dans l'âme du fait de pareilles substances, et gagnent les reins de ceux qui en sont friands !

 

Comment donc le souffle divin pourrait-il venir visiter la conscience d'un tel homme ?

 

Vous mangez de la viande, nourriture qui engraisse le corps, mais consume l'âme, engendre la colère, chasse la paix, dompte la sagesse, éveille l'intempérance, provoque les vomissements et installe les maladies. L'esprit se retire de ceux des mortels qui sont carnivores, tandis qu'un démon scélérat se plaît à séjourner en eux.

 

Au contraire, les fruits des arbres et les herbes poussées sur le sable exhalent un souffle excellent, quand on les laisse dehors et, faisant le régal des sages, ces mets développent en eux un esprit digne de Dieu, tout en améliorant leur état physique. Voilà les aliments que, dans sa sagesse, la divinité a fait croître pour l'alimentation des mortels.

 

Mais vous, vous avez l'esprit corrompu par la gloutonnerie ; vous respirez la passion bestiale, gorgés que vous êtes de chairs d'animaux, et vous êtes des vases de corruption.

 

Si les loups pouvaient manger des fruits, ils n'iraient pas chercher de la viande. Les taureaux, les chevaux, les cerfs et autres espèces animales ont un mode d'alimentation plus juste que vous, puisqu'ils se nourrissent d'herbes poussées sur le sable, boivent de l'eau et vivent dans les montagnes.

 

C'est pourquoi ils ont une force débonnaire et des nerfs solidement ajustés. Pourquoi donc n'imitez-vous pas ces animaux nourris par la Providence divine ?

 

Sous prétexte d'offrir des sacrifices et d'alimenter le feu, c'est pour vous-mêmes que vous apprêtez ces animaux en guise de nourriture.

 

Mais vous ne pouvez-vous en prendre à tout ce qui est vigoureux et résistant ; car vous recherchez une nourriture très abondante et, du fait de votre insatiabilité, vous dépensez beaucoup, vous vous donnez une peine extrême pour attraper de petits animaux, en vue d'un plaisir médiocre et vain ; vos fatigues sont inutiles et sans aucun profit.

 

C'est pourquoi votre existence est entièrement malheureuse et infortunée.

 

Quant à nous, si nous n'avons pas soif, nous ne buvons même pas d'eau contre notre gré ; mais, quand nous avons soif, nécessairement, nous repoussons la soif grâce aux sources d'eau que la nature a placées près de nous et qui répandent leurs flots même quand nous ne buvons pas.

 

Vous, pour le plaisir de votre ventre, vous inventez des techniques qui, même quand vous n'avez pas faim, vous permettent, grâce à l'art subtil de vos cuisiniers, de faire éclater votre misérable panse en lui procurant de quoi satisfaire sa gloutonnerie.

 

Vous chassez dans les airs par goût du plaisir, vous tamisez la mer avec des filets à cause de vos innombrables désirs, vous partez en expédition dans les montagnes, du fait de votre insatiabilité, en vous vantant de la vigueur et de la rapidité de vos chiens.

 

Médisant de bêtes créées par la Providence, vous prétendez même qu'elles habitent une solitude mauvaise, vous montrant ainsi mécontents de la Providence. Vous poursuivez les unes, entreprenez de chasser les autres, et tuez la plupart.

 

Les plus sauvages d'entre elles, vous les capturez et, les enfermant dans des cages, vous les amenez en ville, non pour qu'elles vous aident à ensemencer ou vous rendent quelque autre service utile, mais pour maltraiter et éliminer un être humain, qui est votre parent et l'œuvre de Dieu, pour le livrer, enchaîné de liens violents, à une bête sauvage déliée de toute entrave, et vous asseoir en face, les yeux fixés sur lui, vous réjouissant de son malheur incommensurable et riant même de celui qui va être vaincu par les fauves.

 

Vous cherchez à détruire par une mort affreuse l'image de notre commune nature, une image forgée de la main de Dieu. Et une fois que cet homme a été tué par l'animal, vous égorgez à son tour la bête elle-même. De quelle manière, ensuite, vous écartez celle-ci et dites en la maudissant : "Bête mauvaise, qui massacre les hommes !"

 

Et, ce qui est le plus scandaleux de tout, cette bête qui s'est gorgée de sang et de chair humains, vous l'égorgez pour la manger à votre tour, et vous vous révélez plus sauvages que les fauves mauvais, puisque vous allez jusqu'à les manger, amoncelant dans votre ventre des malheurs qui ne vous seront pas pardonnés.

 

En outre, après avoir privé les plus pauvres de pays, vous bâtissez des maisons, afin de bien digérer en vous y réchauffant artificiellement. Vous forcez vos entrailles à s'élargir, en inventant des artifices dans votre intempérance illimitée, votre goût de la chair animale et votre ivrognerie.

 

Nous, au contraire, nous prions pour n'avoir même pas soif d'eau, car nous sommes distraits de la vérité lorsque nous abreuvons excessivement notre corps d'eau.

 

Vous, vous prenez plaisir à vous réunir pour boire du vin et, tant que vous n'êtes pas devenus furieux, vous ne cessez de boire. Après quoi vous étendez les mains pour faire des libations et vous levez vos regards vers le soleil, alors que vous avez complètement chassé la raison hors de vous et que vous avez l'esprit alourdi par le vin.

 

Les fous sont bien plus heureux que vous : car eux sont ivres sans avoir acheté de vin ; tandis que vous, vous vous inquiétez du prix du vin, afin d'en acheter pour chasser la raison au moyen de l'ivresse : vous introduisez ainsi en vous-mêmes une fureur insensée, abattez les bras les uns contre les autres, portez des coups à tous vos voisins.

 

Tout cela, vous le faites sans en avoir conscience. Et puis, une fois le vin évaporé, vous découvrez ce que vous avez fait aux souffrances que vous en ressentez.

 

Et même ainsi, vous n'êtes pas capables de digérer les aliments absorbés, mais rentrant chez vous tardivement, vous vomissez votre intempérance par la bouche, et retournez la nature sens dessus dessous.

 

En buvant sans mesure, vous vous remplissez comme des vases puis, lorsque le vin commence à surir, finalement vous le régurgitez.

 

Dans votre folie, vous avez mis votre corps à l'envers, et au lieu de marcher sur les pieds, vous marchez tête en bas, comme les animaux.

 

Pour vous remplir, vous vous faites violence, et pour vous vider, vous usez de sévices, en attirant sur vous la maladie.

 

Vous brisez votre corps et, en croyant soigner votre ventre, vous vous causez des chagrins ; toujours rassasiés, vous êtes privés de tout plaisir, car une satiété sans mesure débouche sur le tourment physique et non sur la santé. Et vous êtes punis par les maladies, en raison de vos excès.

 

D'ailleurs, qu'est-ce que le bien-être du corps, comparé au bonheur de l'âme ?

 

Si vous voulez prouver que vous possédez beaucoup, offrez ce que vous avez en excès à ceux qui chez vous sont dans le besoin.

 

Mais, à ce que nous entendons dire, vous êtes pauvres vraiment, au point de ne pas même donner de pain à ceux qui vous en demandent, alors que vous vous efforcez d'amonceler chez vous des richesses incalculables.

 

Vous êtes les esclaves de corps et d'entrailles insatiables.

 

En raison de tous ces maux, il y a parmi vous beaucoup de médecins qui cherchent à affaiblir vos désirs insatiables, soit en réprimant par la disette votre voracité, soit en bridant la maladie grâce à d'autres méthodes, et en domptant par la soif, ne les jugeant pas dignes d'une seule goutte d'eau, ceux qui auparavant, tels des vases percés, laissaient le vin s'écouler en abondance.

 

Et ceux qui autrefois avaient la tête lourde, sont maintenant en proie aux tortures du régime sec. Ceux qui autrefois allaient contre la nature en buvant du vin, se conforment maintenant à sa loi en désirant de l'eau ; auparavant enchaînés par un désir insatiable, ils sont maintenant tordus par la répression de leurs besoins naturels.

 

Nous, les Brahmanes, nous ne recherchons pas le vin, nous refusons de nous procurer une folie volontaire.

 

Grâce à la divine Providence, nous avons de l'eau autant que nous en voulons.

 

Et, avec cette eau, nous soignons notre soif tout en restant sages, et sans nous procurer la folie. Choisissons donc la mort, plutôt que d'être dominés par l'ivresse.

 

Car il vaut beaucoup mieux être livré à un fauve que d'être rejeté loin de la gloire de Dieu à cause de l'excès de boisson.

 

L'homme ivre est en effet pire qu'un animal puisque, tout en étant vivant, il est mort par la pensée : ayant perdu l'esprit, il est devenu étranger à Dieu.

 

Que sont les hommes en honneur parmi vous ?

 

Égarés par la richesse, ils ont les yeux fixés sur des biens mensongers et n'espèrent posséder que les choses d'ici-bas ; ils commettent des injustices les uns envers les autres, et vont jusqu'à tuer les plus faibles pour les priver du peu qu'ils possèdent.

 

Mais au terme de tout cela, c'est la mort qui les attend.

 

Et que dire des Épicuriens imprégnés d'huile odorante, qui se promènent avec de moelleux vêtements de femmes et souillent l'air du suc de parfums obtenus par la force ?

 

Que dire aussi des philosophes stoïciens, ces raisonneurs qui aiment l'argent ?

 

Que dirons-nous encore des autres philosophes ?

 

Ce sont tous des hommes grands et merveilleux chez vous, mais pas chez les Brahmanes.

 

Nous entendons dire aussi qu'on a inventé chez vous une nouvelle race d'hommes, et que vous châtrez les mâles, les contraignant à devenir femelles.

 

Ainsi, l'homme né chez vous devient un être qui n'engendre pas comme un mâle, ni n'enfante comme une femme, mais qui ne vit que pour son propre outrage.

 

Qui donc n'aura pitié de vous, en voyant le gâchis que vous faites ?

 

Quoique nous vous plaignions, nous ne vous sommes d'aucune utilité, parce que votre état d'esprit ne s'accorde pas avec le dessein des Brahmanes.

 

Nous, nous détestons l'orgueil et nous aimons toute créature humaine ; nous nous proposons pour maîtres de vérité, aptes à montrer la voie de la justice à ceux qui veulent recevoir nos bienfaits.

 

Nous vivons en cette vie comme en une très vaste demeure, sous les yeux de tous, l'âme nue aussi bien que le corps ; ce qui signifie que nous avons l'âme parfaitement riche, plus que n'importe quel homme.

 

Nous entendons dire que la Macédoine soumet tout par la contrainte, alors qu'elle-même autrefois était sous la contrainte.

 

C'est qu'ils sont tous esclaves de leur âme épaissie.

 

Mais, pour leur part, les Brahmanes sont hors d'atteinte de tous ces gens-là, car nul ne saurait jamais leur faire la guerre : en effet, nous ne désirons rien de ce qu'il y a chez vous.

 

Quant à toi, roi Alexandre, puisque tu es venu chez les Indiens pour connaître nos sentiments et puisque tu as vu les Brahmanes, fais choix d'habiter nu dans la solitude ; autrement, nous ne pouvons pas t'accueillir, si tu ne rejettes pas d'abord loin de toi les pouvoirs dont aujourd'hui tu te réjouis et t'enorgueillis.

 

Alors tu seras touché par le discours de la Providence, celui-là même que j'ai tenu devant toi tout à l'heure, et tu chériras du fond du cœur ce qu'auparavant tu louais avec étonnement.

 

Si tu m'écoutes et agis ainsi, nul ne fera plus jamais la guerre contre toi, et plus jamais personne à l'avenir ne pourra rien t'ôter de ce que tu ne possèdes pas.

 

En effet, si tu suis mes conseils de toute ta force et avec fermeté, on ne trouvera plus auprès de toi rien de ce qui fait votre vie : les forêts te nourriront ; la Providence, désormais, te fournira toutes choses, à toi comme à nous ; tu seras riche à tous égards, si tu imites exactement les Brahmanes.

 

Et ce sera pour moi un éternel titre de joie que de t'avoir rendu service.

 

Car c'est cela précisément que tu m'as demandé dès l'origine.

 

Or nous ne repoussons par jalousie aucun de ceux qui veulent faire acte de piété véritable envers Dieu et qui désirent imiter notre mode de vie : nous sommes pleins de compassion pour toute créature mortelle.

 

 

 

Alexandre, en entendant et en voyant tout cela, éprouva une vive admiration, et il fut pénétré de douleur par les sages et véridiques paroles de Dandamis. Il s'éloigna en remportant tous les présents qu'il avait apportés, excepté l'huile que le feu avait consommée. »

 

 

 

 

 

 

Histoire merveilleuse du roi Alexandre maître du monde, Les Belles Lettres, 2009 ; pp 162-187

 

traduit du grec par Corinne Jouanno

 


































 

 

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