La chasse au snark, l’Œuf de Vishnu et le point de vue de la Tortue..

 

 

 

 

Le principe anthropique : la conspiration du réel

 

 

Jean Audouze - En deçà de cette période de recombinaison, nos yeux, ou plutôt nos télescopes, ne peuvent rien observer.

 

Jean-Claude Carrière - C’est un écran cosmologique ?

 

Jean Audouze - Exactement. Un écran opaque. D’où l’importance exceptionnelle, pour l’astrophysique, des progrès accomplis par la physique des particules, qui nous permet d’aller plus loin, d’aller plus tôt, de sonder l’insondable. Ce qui se passe pendant les trois premières minutes, on ne le comprend que grâce à la physique nucléaire (qui s’intéresse aux noyaux des atomes). Ce qui se passe pendant la première « seconde » nous est raconté par la physique des particules.

 

Michel Cassé - La physique de l’infiniment petit joue un peu le rôle des bandelettes dont l’homme invisible, pour apparaître à nos yeux, s’enveloppe. La présence de deutérium et d’hélium dans la matière observable nous dit que l’univers a dû être porté à des températures supérieures au milliard de degrés.

 

Jean Audouze - J’ai essayé, avec un ami de Berkeley, Joe Silk, de simuler la synthèse de ces éléments après une sorte de Big Bang tiède, mais sans succès.

 

Jean-Claude Carrière - De quel ordre, cette tiédeur ?

 

Jean Audouze - De l’ordre du million de degrés. Nous faisions comme si l’univers n’avait jamais dépassé cette température. Notre échec prouve, par la négative, que les températures ont été largement supérieures.

 

Michel Cassé - En d’autres termes, l’univers a été façonné par la microphysique. Il n’a pas pu en faire l’économie, sauter cette étape. Il a commencé par l’élémentaire. Au cours de ces phases critiques, la microphysique l’a dominé. Il n’est pas né paré de ses atomes, il s’en faut même de beaucoup.

 

Jean Audouze - Et l’univers est ce qu’il est, aujourd’hui, parce que la microphysique est ce qu’elle est. Inversement, les cosmologistes aiment à penser que l’observation fine de l’univers permettrait de déduire certains des paramètres clés de la physique de l’infiniment petit. C’est ce qu’on désigne d’un nom pédant et imprécis, le « principe anthropique ». Nous ne devrions notre existence qu’au fait que certaines constantes qui gouvernent la microphysique ont les valeurs très précises qu’on leur connaît.

 

Jean-Claude Carrière Explique-moi.

 

Jean Audouze - Nous sommes vraisemblablement nés d’une coïncidence : la fusion de trois noyaux d’hélium en carbone 12 ne peut se produire qu’en empruntant une voie très étroite, prédite par Fred Hoyle et confirmée par l’expérience.

 

Michel Cassé - Sans ce fameux carbone, rien de ce que nous appelons vie n’existerait.

 

Jean Audouze - On voit poindre le principe anthropique, qui nous laisse véritablement perplexes. Si les lois de la physique avaient été très, très légèrement différentes, il n’y aurait pas de carbone dans l’univers, donc pas de « vie », donc pas de biologistes, pas d’astrophysiciens.

 

Jean-Claude Carrière - Et pas de physique.

 

Michel Cassé - Cela rappelle le meilleur des mondes possible de Leibniz. Meilleur de notre point de vue, cela va sans dire.

 

Jean-Claude Carrière - Du point de vue d’une espèce qui trouve que certaines choses sont meilleures que d’autres. Il y a eu d’autres coïncidences ?

 

Jean Audouze - Beaucoup d’autres, presque incroyables. On dirait que nous assistons à une conspiration du réel, pour conduire à l’univers que nous connaissons.

 

Jean-Claude Carrière - Et pour conduire aussi à notre esprit, qui s’étonne de cette conspiration.

 

Michel Cassé - Notre esprit est l’enfant du monde.

 

Jean-Claude Carrière - Est-ce pour ça qu’il le comprend ?

 

Michel Cassé - Il le comprend jusqu’à un certain point. Nous en reparlerons. Nous ne sommes pas assez avancés pour tenter de parler de ce qu’on ne peut pas dire.

 

Jean Audouze - Tu te souviens, Jean-Claude, de la très grande instabilité des noyaux de masse atomique 5 et 8 ?

 

Jean-Claude Carrière - Oui. C’était une sorte d’obstacle que l’univers ne pouvait pas franchir ?

 

Jean Audouze - Cette instabilité, ce « gouffre », a très fortement ralenti l’alchimie nucléaire, au cours des premières phases. Elle a empêché la formation d’éléments aussi lourds que le carbone.

 

Jean-Claude Carrière - Il a fallu attendre les étoiles.

 

Jean Audouze - Oui, voilà pourquoi nous sommes nécessairement « poussières d’étoiles ». Voilà pourquoi, aussi - pour cette raison et pour d’autres -, le Soleil peut briller pendant dix milliards d’années avec le même éclat, et le même aspect, que nous lui connaissons aujourd’hui. Michel Cassé - De même, on pense qu’il n’y a peut-être pas plus de trois particules de la même classe que l’électron (les deux autres étant le muon et le tau). Car, s’il y en avait davantage, la proportion d’hélium serait nécessairement plus élevée.

 

Jean-Claude Carrière - Voilà donc quelques-uns de vos raisonnements ?

 

Michel Cassé - C’est la logique de l’univers. C’est donc la nôtre.

 

Jean-Claude Carrière - Vous avez répété inlassablement que la microphysique a dominé le début de l’histoire du monde. Peut-on dire que par la suite, pendant la partie la plus longue de l’histoire de l’univers, celle que nous vivons, la microphysique a perdu sa suprématie ?

 

Michel Cassé - Non, pas exactement. Pendant les cent premières secondes, la force de gravitation est présente. Elle agit déjà et règle la marche de l’univers. Elle n’a pas la vedette. Elle va prendre de plus en plus d’importance dans l’organisation de l’univers, dès que se formeront des entités structurées et complexes. Aujourd’hui les quatre forces agissent en harmonie.

 

Jean Audouze - On ne peut pas dire que la microphysique se soit effacée.

 

Michel Cassé - Les étoiles, qui ne sont rien d’autre que des piles thermonucléaires (à des échelles titanesques) sont là pour nous rappeler l’exercice constant, et prodigieux, des forces nucléaires. La récente supernova, SN 1987 A, qui éclata dans le grand nuage de Magellan, a vu son cœur se transformer en étoile à neutrons, qui n’est rien d’autre qu’un gigantesque noyau d’atome.

 

Jean Audouze - L’influence de la microphysique ne se limite pas à l’évolution des étoiles et à leur capacité alchimique. Elle marque d’une trace indélébile la formation des grandes structures de la matière que sont les amas de galaxies, et les galaxies elles-mêmes par le biais de la matière noire.

 

Jean-Claude Carrière - Tout est donc commandé par l’invisible ?

 

Jean Audouze - Tout, même l’architecture générale, qui obéit à la gravitation. La matière est aux ordres de l’invisible.

 

Jean-Claude Carrière - Est-ce que vous pouvez expliquer, simplement, comment la microphysique préside à la formation des galaxies, et des amas de galaxies ?

 

Jean Audouze - C’est difficile.

 

Jean-Claude Carrière - Essayons quand même.

 

 

Grande Unification et supersymétrie

 

 

Jean Audouze - Notre enquête sur ce qui s’est passé au début, et surtout sur la nucléosynthèse primordiale, nous amène à fixer une limite à la densité nucléaire de l’univers, la densité de nos noyaux d’atomes. Cette limite est égale à 10 %, au plus, de la densité critique.

 

Michel Cassé - Cette densité critique, rappelle-toi, fixe une limite entre un univers en expansion continuelle et un univers qui pourrait se contracter de nouveau. Et comme Jean l’a dit, il semble bien que la densité de la matière non nucléaire, de la matière sombre, soit plus importante que la densité de l’autre matière, la nucléaire, la nôtre.

 

Jean Audouze - J’ai besoin d’une petite digression dans la physique des particules. Impossible de ne pas évoquer la théorie de la supersymétrie.

 

Jean-Claude Carrière - Je t’écoute.

 

Jean Audouze - La théorie qui unifie trois forces, les deux forces nucléaires et la force électromagnétique, s’appelle la théorie de la Grande Unification.

 

Jean-Claude Carrière - Ce n’est qu’une théorie ?

 

Jean Audouze - Bien sûr. Seule a été confirmée en laboratoire, jusqu’à maintenant, l’unification de la force faible et de la force électromagnétique. C’est la force électrofaible.

 

Jean-Claude Carrière - Que se passe-t-il quand des forces s’unifient ?

 

Jean Audouze - Leurs particules s’uniformisent. Par exemple, à un certain niveau d’énergie, les particules de la force électro-magnétique, qui sont des bosons, se confondent avec les W et Z de la force faible.

 

Jean-Claude Carrière - Vous créez donc de nouveaux liens de parenté entre les particules.

 

Jean Audouze - Exactement. Un nouveau groupe, qui va rassembler des particules apparemment très différentes.

 

Jean-Claude Carrière - Dans la théorie de la Grande Unification, que se passerait-il ?

 

Jean Audouze - Cette unification doit associer les trois familles des quarks, qui sont les particules de la force forte, avec les trois familles de leptons (électron, muon, tau), qui sont les particules de la force faible. Quarks et leptons doivent former une nouvelle famille. Or, quand je fabrique un nouveau groupe, je dois inventer un boson, un messager, associé à ce groupe. En ce qui concerne la Grande Unification, ces nouveaux messagers s’appellent les particules X et Y, extrêmement massives et de durée de vie extrêmement faible.

 

Jean-Claude Carrière - Tu dis bien : vous les inventez ?

 

Jean Audouze - Oui. La Grande Unification n’est pour l’instant qu’une théorie. Nous n’avons pas encore les moyens de la confirmer directement. Mais comme théorie elle tient assez bien la route ; pour l’instant.

 

Michel Cassé - Tout en laissant de nombreux points obscurs. Et elle n’est pas économique. En voulant unifier trois forces, elle génère un très grand nombre de particules.

 

Jean Audouze - C’est vrai. Pour le moment, c’est la meilleure théorie mais on sent déjà qu’elle sera dépassée, qu’elle va craquer.

 

Michel Cassé - Comme toute théorie. Mais on en gardera des morceaux.

 

Jean-Claude Carrière - Et la supersymétrie ?

 

Jean Audouze - J’y viens. Si je veux faire un pas de plus, et unifier à la fois des bosons et des fermions, un photon et un neutrino par exemple...

 

Jean-Claude Carrière - Unifier les acteurs et les échangeurs ?

 

Michel Cassé - Oui, les forces et les particules. C’est difficilement concevable, à la limite de l’absurde. Si on confond les acteurs et les transmetteurs, que restera-t-il ?

 

Jean Audouze - Les deux familles, bosons et fermions, étaient totalement impénétrables jusqu’ici, chacune jouant son rôle, bien défini. Si je veux les unifier, je me heurte à une impossibilité.

 

Jean-Claude Carrière - Expérimentale ?

 

Jean Audouze - Non, théorique, car de toute façon je ne peux pas faire d’expérience. Je ne peux que me laisser guider par quelques règles fondamentales.

 

Jean-Claude Carrière - Lesquelles ?

 

Jean Audouze - Les lois de conservation de certaines grandeurs physiques. Il y a des quantités qui se conservent, nous le savons par expérience, la charge électrique globale par exemple, et aussi cet attribut quantique que nous appelons le spin. C’est comme une sorte d’algèbre.

 

Michel Cassé - Il faudra revenir là-dessus. C’est indispensable.

 

Jean Audouze - Notre désir - humain, trop humain - est de passer le multiple dans le crible de l’un ; de trouver une description unique pour des réalités radicalement différentes.

 

Jean-Claude Carrière - Et c’est impossible ?

 

Jean Audouze - Je ne peux y arriver, je ne peux mêler les catégories, je ne peux unir un photon à un neutrino, par exemple, qu’en imaginant une nouvelle particule qui ressemble comme un frère au neutrino, mais qui n’est pas le neutrino. On l’appelle le photino.

 

Jean-Claude Carrière - Rien à voir avec l’antimatière ?

 

Jean Audouze - Rien. Il s’agit ici d’un second miroir tendu à la réalité. Au lieu d’une antiparticule, on pourrait parler d’une partenaire.

 

Michel Cassé - Ou mieux encore, d’une contrepartie.

 

Jean-Claude Carrière - Cette particule est fictive ?

 

Jean Audouze - Nous parlons d’une hypothèse. Cet essai d’unification des bosons et des fermions ne peut se concevoir qu’en imaginant ces particules supersymétriques, ces compagnons indispensables. C’est le prix que notre logique doit payer.

 

Jean-Claude Carrière - Toutes les particules auraient ainsi une contrepartie ?

 

Jean Audouze - Oui. Et c’est précisément ça, la supersymétrie. La contrepartie du graviton (le boson de la gravité) est appelée le gravitino. Les contreparties du W et du Z sont les Winos et les Zinos. Celles des quarks et des électrons sont les squarks et les sélectrons. Il s’agit, aux dires du théoricien, de particules réelles, mais qui pour l’instant sont inaccessibles à l’expérimentateur.

 

Jean-Claude Carrière - C’est vraiment sérieux, ce vocabulaire ?

 

Michel Cassé - Ça n’a pas l’air sérieux ?

 

Jean-Claude Carrière - Pas du tout. Ça rappelle La chasse au snark, ou Raymond Queneau, ou Jean-Pierre Brisset.

 

Michel Cassé - Nous faisons de notre mieux pour baptiser l’imaginaire, qui sera peut-être un jour admis dans la réalité.

 

 

 

La formation des galaxies

 

 

Jean Audouze - Il faut dire que ces particules imaginées sont des particules non nucléaires. Ce point est important, car il se pourrait (n’hésitons pas à le répéter) que la plus grande partie de la masse de l’univers soit constituée de particules de ce type. C’est ici la fin de mon détour : l’existence de grands vides dans la distribution des galaxies conduit la plupart de nos collègues à imaginer un univers rempli, principalement, de matière non nucléaire et massive.

 

Jean-Claude Carrière - Comment donc imagine-t-on la formation des grandes structures ?

 

Jean Audouze - De diverses façons. Le physicien soviétique Ya Zeldovich pensait que les très grandes structures, les amas de galaxies, se sont formées les premières et qu’ensuite elles se sont scindées en structures plus réduites, jusqu’aux amas globulaires.

 

Michel Cassé - Qui sont tout de même des groupements de plusieurs centaines de milliers d’étoiles. C’est la théorie connue sous le nom de « modèle des crêpes ».

 

Jean Audouze - Elle serait mieux nommée « modèle des blinis », car ces grandes structures n’ont pas de raison d’être plates.

 

Jean-Claude Carrière - Il y a d’autres théories ?

 

Michel Cassé - Bien sûr. Il y a le modèle contraire.

 

Jean-Claude Carrière - Comme toujours.

 

Jean Audouze - Comme le plus souvent. D’après cet autre modèle, ce sont les petites structures, comme les amas globulaires, qui se forment les premières, après quoi elles peuvent s’agglomérer pour donner des galaxies, qui elles-mêmes se rassemblent en amas de galaxies. Dans ce type de scénario, dont les partisans sont plutôt d’origine anglo-saxonne, comme Joe Silk, de Berkeley, les galaxies se formeraient relativement tard, et les amas de galaxies encore plus tard.

 

Jean Audouze - Certains astrophysiciens ont utilisé des ordinateurs pour simuler la formation des grandes structures, dans le cadre de la théorie de Silk. Et il faut avouer que leurs simulations numériques ressemblent fort aux structures à grands vides observées au télescope.

 

Michel Cassé - Oui, elles sont très suggestives.

 

Jean-Claude Carrière - Vous affirmez que, dans l’univers, la matière non nucléaire l’emporte sans doute sur la matière nucléaire. Et vous semblez tenir à cette affirmation. Si tel est le cas, la part lumineuse des galaxies ne serait donc que la partie visible de cet iceberg, l’univers ?

 

Jean Audouze - On va même plus loin dans ce type de modèle. On pense que l’univers est plus dense là où il est sombre, ou peu lumineux. L’astronome Marc Aaronson, qui périt en avril 1987 dans l’accident du télescope de Kitt Peak, a démontré que les galaxies les moins lumineuses sont entourées d’une grande quantité de matière sombre.

 

Michel Cassé - Il y aurait ainsi des zones dominées soit par la matière visible, soit par la matière noire. Un étrange partage du cosmos, avec des infiltrations de matière noire dans la matière visible, et vice versa. La matière invisible domine certains territoires. Dans d’autres, le visible l’emporte.

 

Jean Audouze - Le noir ne signifie pas l’absence, au contraire.

 

Michel Cassé - Moins on voit, plus il y a.

 

Jean Audouze - Et si on voit, il y a peu. L’ombre est massive.

 

Jean-Claude Carrière - Si je vous suis bien, nous sommes loin du dernier mot ? De la certitude ?

 

Jean Audouze - J’ai même l’impression que cette certitude s’éloigne. En juin 1987, j’ai organisé avec un collègue hongrois un symposium sur la formation et l’évolution des grandes structures. Alors que les observations s’affinent, se précisent et que les simulations numériques les reproduisent de mieux en mieux, nous avons parfois le sentiment de vivre la même période désordonnée que celle qui a dû précéder l’apparition de la mécanique quantique. Les physiciens ne savaient plus à quelle théorie se vouer pour expliquer ce qu’ils voyaient.

 

Michel Cassé - Le scientifique rencontre en fait deux types de difficultés, et s’il échappe à l’une, il tombe dans l’autre. Ou bien il dispose de peu de données et il lui est difficile de résister à la tentation du schématisme, ou bien les données s’accumulent, le submergent, et lui font célébrer l’accessoire au détriment de l’essentiel.

 

Jean-Claude Carrière - Et il y a aussi des moments bénis, l’avènement des théories nouvelles.

 

Jean Audouze - Il me semble voir trois étapes, d’abord le déchiffrement, puis une accumulation de données, et enfin les travaux de quelques chercheurs, plus doués ou plus chanceux que les autres, qui mettent de l’ordre dans le chaos.

 

Jean-Claude Carrière - Où en est la cosmologie ?

 

Jean Audouze - A la période d’accumulation. Nous attendons encore les grands ordonnateurs.

 

Michel Cassé - Un de nos étudiants, peut-être ?

 

Jean Audouze - Un physicien anglais, J.-J. Thomson, qui fit pourtant d’importantes découvertes sur l’électron, disait que sa plus grande fierté était d’avoir eu Rutherford comme élève.

 

 

Le meilleur des mondes stellaires

 

 

Michel Cassé - Revenons un instant à nos galaxies éloignées, où vont se former des étoiles. Ces étoiles elles-mêmes naissent, vivent et meurent. Les étoiles sont dans le temps.

 

Jean-Claude Carrière - Elles suivent toutes le même rythme ?

 

Jean Audouze - Non. Certaines s’épuisent à conserver leur éclat, d’autres sont paisibles et lentes. Tout dépend de leur masse. Les étoiles les plus lourdes, qui ont une masse supérieure à dix fois celle du Soleil, se consument très rapidement.

 

Jean-Claude Carrière - Qu’appelles-tu « très rapidement » ?

 

Jean Audouze - En des temps de l’ordre du million d’années. Elles terminent leur vie dans l’apothéose de la supernova. Ce sont ces étoiles qui synthétisent les éléments les plus lourds dont nous sommes formés.

 

Jean-Claude Carrière - Et le Soleil ?

 

Jean Audouze - Il prend tout son temps, rassure-toi. Pendant cinq autres milliards d’années, il conservera le même aspect. Puis, pendant un milliard d’années, il sera une géante rouge. Mercure et Vénus feront alors de nouveau partie du Soleil. La terre sera incandescente, ou en tout cas très chaude. Il ne sera plus possible d’y subsister.

 

Michel Cassé - Sauf pour les dragons ou les salamandres

 

Jean Audouze - Puis, ces six milliards d’années achevées, le Soleil perdra son enveloppe. Son centre, fossilisé, formera une « naine blanche ». Pendant cent mille ans, elle illuminera cette enveloppe boursouflée qui offrira à nos yeux (mais où seront nos yeux ?) une merveilleuse nébuleuse planétaire.

 

Michel Cassé - Pour que nous soyons ici à parler du Ciel et de ses mystères, il a fallu à la fois que naissent et se succèdent des étoiles de grande masse, qui fabriquent le limon dont nous sommes faits, et des étoiles de petite masse, comme le Soleil, qui assurent à l’évolution biologique la très longue durée nécessaire à la naissance de la vie et de l’éventuel génie des civilisations.

 

Jean-Claude Carrière - C’est vraiment le meilleur des mondes.

 

Jean Audouze - Tout zélateur du principe anthropique doit murmurer le soir, avant de s’endormir, la phrase de Leibniz, reprise en dérision par le docteur Pangloss, dans Candide. C’est bien le meilleur des mondes possibles.

 

Michel Cassé - C’est même le seul possible.

 

Jean-Claude Carrière - Voilà pourquoi nous vivons l’époque stellaire ? Parce que l’étoile, actuellement, gouverne l’évolution de l’univers ?

 

Jean Audouze - Sans aucun doute.

 

Michel Cassé - Mais ce n’est peut-être pas une raison pour nous contenter de notre jardin.

 

 

L’avenir des mondes : les trous noirs

 

 

Jean-Claude Carrière - Et l’avenir de l’univers ? Glorieux ou glacé ? Que dit la boule de cristal ?

 

Jean Audouze - On pourrait constituer une bibliothèque avec les livres sur le Big Bang, sur l’origine. Pour l’avenir, c’est le contraire. À ma connaissance seuls deux physiciens se sont vraiment interrogés sur le futur de l’univers, Freeman Dyson, de Princeton, et Jamal Islam, qui est maintenant à Chittagong, au Bengladesh. Et ces deux chercheurs donnent la vedette aux illustres trous noirs.

 

Michel Cassé - Tu n’échapperas pas aux trous noirs.

 

Jean Audouze - Un de nos amis a publié un ouvrage de référence à ce sujet, Jean-Pierre Luminet. Je rappelle simplement qu’un « trou noir »...

 

Michel Cassé - ...qui n’est pas un trou, et qui n’est pas noir...

 

Jean Audouze - ...est un objet si concentré qu’il emprisonne son propre rayonnement par l’effet de la gravité. Comme nous l’enseigne la relativité générale d’Einstein, la présence de matière modifie localement la géométrie de l’univers. Par l’effet de son propre champ gravitationnel, le trou noir emprisonne toute manifestation énergétique et matérielle (ce qui revient au même).

 

Michel Cassé - J’essaye de définir le trou noir, bien qu’il s’agisse d’une singularité mathématique qui n’est vraisemblablement, selon moi, qu’une vue de l’esprit. C’est un point où devrait se rassembler toute la masse de l’objet céleste qui lui donna naissance.

 

Jean Audouze - Or, cette masse échappe à notre observation. Elle se cache derrière un horizon.

 

Michel Cassé - Impossible de savoir ce qui se cache derrière cet horizon, ce miroir sans tain. Tout y tombe et rien n’en sort, pas même la lumière.

 

Jean-Claude Carrière - C’est donc un trou noir dans la connaissance ?

 

Michel Cassé - C’est une perfection obscure, un absolu d’inconnaissable. Une des caractéristiques essentielles du trou noir est que le rayon de l’horizon est proportionnel à sa masse. La densité du trou noir, définie comme la masse divisée par le volume, volume enserré par l’horizon, est inversement proportionnelle au carré du rayon.

 

Jean-Claude Carrière - Répétez-moi ça.

 

Jean Audouze - D’une autre façon : plus le trou noir est massif, moins il est dense. Un trou noir de cent milliards de masses solaires n’est pas plus dense que toi et moi.

 

Michel Cassé - Et ces trous noirs géants sont, pense-t-on, assez fréquents.

 

Jean-Claude Carrière - Où trouve-t-on ces sombres géants ?

 

Jean Audouze - On croit les trouver en particulier dans le centre des galaxies, comme la galaxie d’Andromède, que tout astronome amateur connaît bien, et plus généralement dans la plupart des noyaux de galaxies et dans les quasars. Les astrophysiciens imaginent qu’un trou noir central est à l’origine de la forte émissivité des quasars, objets très lumineux, vus de très loin, qui tiennent à la fois de la galaxie et de l’étoile. Ce trou noir joue un peu le rôle de dépotoir cosmique. Un dépotoir tout particulièrement hygiénique !

 

Jean-Claude Carrière - Il se rapproche de l’homme invisible, qui ne peut apparaître que si son corps est entouré de bandelettes, ou de vêtements. De même, paradoxalement, un trou noir peut être « habillé » de toute la matière qui tombe à grande vitesse sur lui.

 

Jean Audouze - Dans cette chute rapide la matière est surchauffée, avant de s’engouffrer dans un maelström cosmique, et elle émet un fort rayonnement X.

 

Michel Cassé - D’autres candidats de taille plus modeste (une dizaine de masses solaires) seraient éparpillés dans le disque de notre galaxie et constitueraient le moteur de certaines sources intenses de rayonnement X.

 

Jean-Claude Carrière - Ces « trous noirs » mystérieux imaginés par Laplace en France et Mitchell en Angleterre, et dont on dit qu’ils ont inspiré Gérard de Nerval, s’expliquent donc de façon presque naturelle, physique.

 

Michel Cassé - Tu n’es pas déçu, j’espère ?

 

Jean-Claude Carrière - Projetons-nous maintenant dans un futur lointain. Qu’y voit-on ?

 

Jean Audouze - Des phénomènes immenses. Chaque trou noir galactique aura absorbé toute la matière qui flottait, ou plutôt qui tombait sur lui. Comme les galaxies sont généralement groupées en amas, on peut imaginer que, de quelques milliards aujourd’hui, le nombre de trous noirs décroîtra fortement par coalescence, par fusion. Ensuite (mais ce simple mot, « ensuite », couvre des milliards et des milliards de siècles) le trou noir s’évaporera avec une lenteur extrême, selon la théorie quantique.

 

Michel Cassé - L’univers, jadis dense, se diluerait alors dans le froid glacé de la quasi-éternité.

 

Jean-Claude Carrière - L’éternité est glacée ?

 

Michel Cassé - Pas nécessairement. Si l’univers est assez dense, il reviendra vers la chaleur de son enfance.

 

Jean-Claude Carrière - N’avez-vous pas dit, ici ou là, que le proton pourrait être mortel ?

 

Jean Audouze - Si les physiciens découvraient que le proton est mortel, l’univers (sous sa forme matérielle) verrait décroître sa durée de vie. Sa durée deviendrait comparable au temps de vie du proton, constituant le plus facilement perceptible. Peut-être restera-t-il, plus tard, des particules non baryoniques invisibles, baignant dans un rayonnement électromagnétique de plus en plus froid. Mais s’agirait-il encore de ce que nous appelons l’univers ?

 

Michel Cassé - En revanche, si le proton est immortel et si l’univers est très dense, la contraction succède à la dilatation et la chaleur succède au froid. Nous caressons le mythe du phénix, de l’éternel retour.

 

Jean-Claude Carrière - Tout un brouillard autour de ce futur.

 

Jean Audouze - Oui, comme autour du nôtre, comme autour du destin des espèces vivantes sur la terre.

 

Michel Cassé - L’avenir est toujours une brume.

 

Jean Audouze - Quelques phrases pour résumer les convictions présentes du cosmologiste moyen : l’univers a connu, il y a une quinzaine de milliards d’années, une phase brève, très dense et très chaude, dont notre physique ordinaire est bien incapable de rendre compte. L’univers dans son ensemble et jusqu’à ses plus vastes structures, les amas de galaxies, est directement sous l’influence de la microphysique et en particulier de la physique des particules. L’infiniment petit commande l’infiniment grand. À quoi s’ajoute que l’existence de particules non nucléaires, massives et stables, ne laisse pas l’univers indifférent. Comme tout futur, le futur de l’univers matériel est indécidable. Mais on suppose qu’il dépend de la durée de vie du proton et de l’évolution quantique des trous noirs.

 

Jean-Claude Carrière - C’est fini ?

 

Jean Audouze - Je te fais une réponse quantique : c’est fini, mais ce n’est pas terminé.

 

Jean-Claude Carrière - Si nous citions le poème de Gérard de Nerval, pour nous reposer un peu ?

 

Michel Cassé - Avec joie.

 

Jean-Claude Carrière - Il s’agit d’un passage de Christ aux oliviers, dans Les chimères :

 

Il reprit : « Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ;

 

Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,

 

Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,

 

Répand des sables d’or et des flots argentés :

 

Partout le sol désert côtoyé par des ondes, Des tourbillons confus d’océans agités...

 

Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,

 

Mais nul esprit n’existe en ces immensités.

 

En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite

 

Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite

 

 Rayonne sur le monde, et s’épaissit toujours ;

 

Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,

 

Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,

 

 Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours !

 

 

 

Michel Cassé - Le trou noir est tout entier là-dedans, c’est vrai. Le mot noir s’y trouve, le mot puits...

 

Jean Audouze - Et l’étonnante spirale.

 

Jean-Claude Carrière - Dans Bouvard et Pécuchet, Pécuchet raconte qu’il allait quelquefois, dans les années 1830, examiner le ciel grâce à un télescope public, qui se trouvait place Vendôme.

 

Michel Cassé - Peut-être Nerval a-t-il collé son œil à ce même télescope ?

 

Jean Audouze - Mais c’était l’œil d’un visionnaire.

 

 

Le doigt de Dieu

 

 

Jean-Claude Carrière - Je reviens un instant à la fameuse coïncidence, celle qui permit la formation du carbone, et par conséquent de nous-mêmes. Que répondez-vous à ceux qui vous disent : « Jamais la Nature, livrée à ses propres possibilités, n’aurait pu parvenir à cet assemblage. C’était très hautement improbable et il a fallu le doigt de Dieu » ?

 

Michel Cassé - Nous n’avons rien à répondre à ceux qui ont trouvé leur vérité dans une création divine. Notre propos n’est nullement de les détromper. Ils ont trouvé et nous cherchons encore. Mais il faut répondre quelque chose à ceux qui disent que cet assemblage était improbable. L’univers, à l’origine, ne joue pas de cette façon. Il n’a pas devant lui, comme un joueur devant une table de roulette, diverses possibilités de choix.

 

Jean-Claude Carrière - Et il ne calcule pas son coup, j’imagine.

 

Michel Cassé - Le « miracle », la coïncidence hautement improbable, n’est un « miracle » que lorsque toutes les possibilités de choix existent. Mais quand le miracle s’est produit, il n’entre plus dans le calcul. C’est comme ça, c’est tout. C’est arrivé. Par conséquent, ce n’est plus un miracle. Comme toutes les religions utilisent des concepts et un vocabulaire anthropomorphiques, on pourrait aussi se demander, même en mettant de côté la question du pourquoi de la création, pourquoi Dieu s’y est pris au moins à deux fois, pourquoi ce million d’années d’opacité où il ne se passe presque rien, pourquoi cette complexité de la matière, pourquoi cette matière cachée, etc.

 

Jean-Claude Carrière - Toutes questions qui ne mènent à rien.

 

Jean Audouze - Et qui contiennent leur propre réponse, toujours la même : parce que Dieu l’a voulu ainsi.

 

Michel Cassé - Les dimensions inimaginables de l’univers, le vertige inexplicable que suscite l’infiniment petit et les limites mêmes de la pensée logique, que semble avoir atteintes la mécanique quantique, rien ne laisse supposer la présence du divin, mais rien ne l’exclut. C’est à chacun de décider en lui-même. Mais pour un scientifique, la solution du doigt de Dieu est la solution de facilité, celle qui répond avant d’interroger.

 

Jean-Claude Carrière - Diriez-vous, comme Laplace, que vous n’avez pas besoin de cette hypothèse ?

 

Jean Audouze - Dieu n’est pas une hypothèse, ni une théorie. Il est le fruit d’un acte de foi. Dans « je crois », il y a « je », il y a la décision de croire. Un scientifique (dans son travail) ne peut jamais dire « je crois », il doit plutôt dire « je pense ». Ses hypothèses, ses théories, ne sont pas des objets de croyance, mais d’observation, et si possible d’expérimentation. Son « je » est caché, effacé. Il ne décide pas de la matière et de la marche du monde.

 

Jean-Claude Carrière - Croire en la science serait donc aussi absurde que l’antique recherche des preuves de l’existence de Dieu ?

 

Jean Audouze - Précisément. Et les esprits religieux, qui cherchent dans les avancées de la science contemporaine de nouvelles « preuves » de Dieu, se fourvoient. C’est une démarche sans espoir, car les deux territoires ne se confondent pas. Le territoire du scientifique, malgré la métaphysique cachée, malgré la puissance des sentiments, malgré le trouble de l’esprit, malgré les rivalités de personnes, reste assez clairement défini. Il ne recherche pas le doigt de Dieu.

 

Michel Cassé - Et, ne le cherchant pas, il ne le trouve pas.

 

 

Avant la parole, le silence

 

 

Jean-Claude Carrière - Une question est inévitable. On a dû vous la poser mille fois : qu’y avait-il avant qu’il y ait quelque chose ?

 

Michel Cassé - À chaque rencontre avec le public, cette question revient automatiquement, en première place, suivie de près par les trous noirs.

 

Jean-Claude Carrière - Et que répondez-vous ?

 

Jean Audouze - Toujours la même chose. Nous ne pouvons parler que d’un objet d’observation et d’expérience possible. Là se limite notre domaine.

 

Jean-Claude Carrière - Mais le domaine, depuis quelques années, s’est étendu ?

 

Jean Audouze - Considérablement. Au dix-septième siècle, le monde s’arrêtait à notre œil. Aujourd’hui, grâce aux télescopes de toutes sortes, nous « voyons » des astres à plus de dix milliards d’années-lumière. Et nous pouvons décrire l’univers presque jusqu’à son origine, jusqu’à sa « naissance » incertaine. Mais pas au-delà.

 

Michel Cassé - Il existe un moment fugitif, tout à fait flou, sur lequel nous ne pouvons rien dire, et ce moment est ce que nous appelons l’origine, en tout cas de notre discours.

 

Jean-Claude Carrière - Et avant ce flou ?

 

Jean Audouze - Nous pouvons supposer, c’est tout.

 

Jean-Claude Carrière - Supposer quoi ?

 

Jean Audouze - Que l’univers, par exemple, était plein de matière non nucléaire, dans une proportion telle qu’il pouvait connaître des périodes d’expansion suivies de phases de contraction. Dans ce cas-là - imaginons... - nous ne verrions, nous n’observerions en ce moment qu’une des phases d’expansion-contraction. Avant le Big Bang, l’univers en aurait connu d’autres, plusieurs autres, dont il aurait de toute façon perdu la mémoire.

 

Michel Cassé - Ce n’est en fait que reculer pour mieux sauter. On repousse l’avant toujours plus en arrière, mais ce n’est pas en éloignant le commencement qu’on le supprime. Et d’autre part l’univers, celui que nous voyons aujourd’hui, paraît plutôt disposé à se dilater indéfiniment qu’à connaître ce destin pulsatoire.

 

Jean Audouze - À la question de Jean-Claude (et de beaucoup d’autres), nous ne pouvons pas répondre. Le début de l’univers pour nous, c’est le début de l’intelligibilité de l’univers. C’est l’instant où nous pouvons, pour la première fois, parler de lui.

 

Michel Cassé - Le monde commence quand nous le comprenons. Ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas une théorie de la création, c’est une théorie de la connaissance.

 

Jean-Claude Carrière - Au moins, est-ce que ma question a un sens ?

 

Jean Audouze - Formellement, oui.

 

Michel Cassé - Toutes les questions ont un sens.

 

Jean Audouze - La tienne est constituée d’éléments apparemment clairs et logiques : l’avant, l’existence. Mais cette question se situe au-delà du discours scientifique. Je le répète, nous ne pouvons rien dire que nous ne puissions observer, au moins par les traces, par les conséquences. Deuxième remarque : nous ne pouvons pas parler de ce qui se situe au-delà de ce que les physiciens appellent notre « sphère de causalité ».

 

Jean-Claude Carrière - Ce qui veut dire ?

 

Jean Audouze - Que nous sommes libres de penser que notre univers est unique, ou bien qu’il existe ailleurs d’autres univers, qui nous sont impénétrables. Mais sur ceux-là, motus. C’est aux poètes de parler.

 

Jean-Claude Carrière - Que signifie ailleurs ?

 

Jean Audouze - Ailleurs n’a pas plus de sens qu’avant, ou après, ou petit, ou immense, ou haut, ou bas. La matière transporte avec elle son temps et son espace, et n’existe pas sans eux. On ne peut définir la matière sans le temps qui la traverse et l’espace qu’elle occupe. Et de même que le zéro degré absolu de température est une borne physique infranchissable, le zéro du temps, s’il est concevable mathématiquement, n’a physiquement aucun sens.

 

Michel Cassé - Par exemple, on entend souvent dire que le Big Bang est « une explosion qui a projeté la matière dans l’espace ». Trois erreurs en trois mots. Ce n’est pas une explosion, la matière telle que nous la connaissons n’existe pas encore, et l’espace pas davantage. L’espace ne préexiste pas au Big Bang. C’est le Big Bang qui le crée. Saint Augustin disait que le temps est né avec le monde. Nous ajoutons : l’espace aussi.

 

Jean Audouze - Big Bang : encore deux mots mal choisis.

 

Jean-Claude Carrière - Il faut toujours se méfier des images secrètes que portent les mots. Toute explosion, pour nous, suppose un explosif, une matière qui explose. Ce qui était loin d’être le cas.

 

Michel Cassé - Je reviens un instant aux conceptions mathématiques. Au passage nous pouvons noter que la physique est infiniment plus contraignante que les mathématiques, bien qu’on fasse de ces dernières, ordinairement, un art plus subtil et plus difficile. Il arrive que la physique pose des interdits sur des êtres mathématiquement concevables.

 

Jean-Claude Carrière - Quels êtres singuliers naissent de nos mathématiques ?

 

Michel Cassé - Des tachyons, par exemple, qui se déplaceraient à des vitesses supralumineuses, ou bien des objets remontant le temps, des univers à un nombre illimité de dimensions.

 

Jean-Claude Carrière - Et que nous dit la physique ?

 

Michel Cassé - Que dans cet arsenal mathématique, dans cette faune illimitée de formules, nous avons l’obligation de choisir celles qui respectent les apparences de la réalité observable.

 

Jean-Claude Carrière - Nous y revoici. La réalité.

 

Michel Cassé - On n’en sort pas.

 

Jean-Claude Carrière - En dehors d’elle, vraiment rien ?

 

Jean Audouze - Rien que nous puissions dire.

 

 

Le besoin de commencement

 

 

Michel Cassé - Le cosmos grec était incréé et éternel. Nombreux sont les peuples qui ont eu besoin d’une création ?

 

Jean-Claude Carrière - La question est compliquée : création de quoi ? Du cosmos ? De la vie ? De l’espèce humaine ? Je crois que les Aborigènes australiens sont un des rares peuples à n’avoir le besoin d’aucune création. La plupart des autres peuples ont besoin d’un début du monde, ils imaginent une cosmogonie. Après quoi les spécialistes, qui étudient tout, classent ces cosmogonies mythiques en divers types.

 

Jean Audouze - Ces mythes de l’origine sont élaborés, sans doute, pour donner une réponse aux peines de vivre, aux incertitudes du sort ?

 

Jean-Claude Carrière - C’est le rôle des mythes : dire à un peuple qu’il n’est là ni par erreur, ni par hasard ; qu’il a un droit d’exister, une origine. Parfois même les mythes justifient a posteriori une religion, des mœurs. On ignore généralement que les livres de la Genèse, dans La Bible, ont été écrits très tard, après le retour de Babylone, entre le quatrième siècle avant Jésus-Christ et notre ère, au moment où la religion judaïque, qui s’organisait, sentait le besoin de ce début divin. Jean Bottero l’a très clairement expliqué.

 

Michel Cassé - Il nous faut donc un commencement ?

 

Jean-Claude Carrière - C’est un de nos besoins secrets, comme si le sentiment d’avoir existé de toute éternité, sous une forme diffuse, était proprement insupportable. Quelque chose, dans notre civilisation, dans notre tradition, nous impose l’idée que nous avons été créés, que nous avons un droit d’être ici, et même de vivre dans cet endroit particulier où nous a jetés la naissance.

 

Jean Audouze - Mais qui dit commencement, dit fin ?

 

Jean-Claude Carrière - Peut-être. On retrouve ici Shiva, sous une autre forme. Tout ce qui a été créé sera détruit : cette phrase se retourne. On peut dire que pour être détruit, il faut avoir été créé. On ne peut pas imaginer la destruction de l’incréé, de l’éternel. Oui, cette passion du commencement révèle peut-être, au profond de nous-même, un désir de mortalité.

 

Michel Cassé - Et les mythes hindous ? On peut en dire un mot ?

 

Jean-Claude Carrière - C’est bien difficile en quelques pages, d’autant plus que les traditions hindoues sont imprécises. On ne peut les ranger entièrement dans aucune catégorie. Le brahmanisme, qui deviendra l’hindouisme, est une religion sans fondateur, sans chef spirituel, sans Église et sans dogme au sens que nous donnons à ce mot.

 

Jean Audouze - Mais il y a un commencement ?

 

 

Œuf de Brahma et rêve de Vishnu

 

 

Jean-Claude Carrière - Il y a plusieurs commencements. Selon qu’on s’adresse aux Vedas, aux Brâhmanas, aux Âranyakas ou aux Upanishad - textes qui furent écrits à des époques successives - On trouve des récits différents. Mais dans la plupart de ces textes on célèbre, à l’origine des mondes, un « embryon d’or », qui s’appelle en sanscrit Hiranyagarbha, ou bien un « Œuf de Brahma », qui se nomme Brahmanda, d’où tout est sorti, dieux, matière et hommes. Difficile de ne pas évoquer cet œuf quand on parle du cosmologue belge, Monseigneur Lemaître ; d’autant plus que de cet œuf va surgir un être extraordinaire, qui s’appelle Prajapati, le véritable créateur. Ce créateur va d’ailleurs se disloquer, les parcelles de son corps seront violemment projetées jusqu’aux confins de l’univers, qu’elles forment du même coup. On trouve au cœur du brahmanisme, et aujourd’hui encore, très vivace, chez les intellectuels indiens, cette idée d’une double force contradictoire qui anime l’univers, une force d’explosion et de dislocation, et une force d’unification qui tend à ramener le monde à son œuf initial. Cette seconde force, on l’appelle l’amour.

 

Michel Cassé - Avant l’œuf, quoi ?

 

Jean-Claude Carrière - Pendant une très longue période de temps, l’univers ne fut qu’une série d’ondulations, de vibrations sonores, on pourrait dire « pré-musicales », car la musique ne peut pas exister avant qu’existent les musiciens. Je pensais à ces vibrations lorsque Jean parlait des fluctuations de densité qui ont parcouru la soupe originelle, pendant un million d’années.

 

Michel Cassé - Pendant la troisième époque, les longs millénaires d’opacité.

 

Jean-Claude Carrière - Il semblait qu’on attendît quelque chose. Dans cette période d’attente se manifestèrent les eaux, et même « l’ardeur des eaux ». Puis il se produisit un échauffement, la chaleur apparut et de la chaleur naquit l’œuf.

 

Jean Audouze - C’est la chaleur inévitable de l’origine, qui appelle le froid glacial de toute fin.

 

Jean-Claude Carrière - Mais certaines traditions, en particulier la tradition tantrique (c’est le cas de la Bahvricha Upanishad) font intervenir au début une force toute-puissante et féminine, qu’on appelle simplement Dêvi, la Déesse. Elle aurait déposé, ou « pondu » l’œuf. En quelque sorte, elle aurait créé le créateur.

 

Michel Cassé - Donc c’est l’ardeur qui est essentielle ?

 

Jean-Claude Carrière - L’ardeur et le désir ont créé tout le reste. Il est dit assez souvent que les dieux et les êtres vivants, sans exception, ne sont qu’une « création secondaire ».

 

Jean Audouze - Cet univers était créé une fois pour toutes ?

 

Jean-Claude Carrière - Non, la vision hindoue est cyclique. J’y pensais quand vous évoquiez, avant le Big Bang, plusieurs immenses périodes de dilatation et de contraction, dont l’univers aurait perdu la mémoire. La tradition hindoue, qui comme toutes les traditions sent le grand danger de l’oubli, a lutté contre cette fuite de la mémoire. L’univers a vécu une série de très longues périodes de temps, quatre en tout, les Yugas. À la fin de chaque yuga, l’univers retourne à une sorte de nuit cosmique, la nuit de Brahma, pendant laquelle Vishnu, rendormi, rêve le monde évanoui pour ne pas en oublier les beautés.

 

Jean Audouze - Qui est Vishnu ?

 

Jean-Claude Carrière - Des trois grands dieux hindous, Brahma est le créateur, celui qu’on ne voit presque jamais. Il est enfoui dans le sein de Vishnu, le dieu de la cohésion, celui qui fait durer les mondes. Vous diriez, dans votre langage, qu’il est la force forte, celle qui unit fortement les noyaux d’atomes. Quant à Shiva, il est d’abord le destructeur, celui qui prépare et accélère, par sa danse cosmique, la fin inévitable des mondes. Vous diriez peut-être qu’il est la force radioactive, le dieu nucléaire, qui fait éclater les noyaux d’atomes. Mais il est aussi le dieu qu’on adore sous la forme du lingam - phallus de pierre - qu’on arrose de petit-lait. Il est donc lui aussi la force de la génération et de la vie, depuis toujours et pour toujours liée à la mort. Il est aussi un dieu ascète, souvent séduisant, parfois furieux, et ce danseur infatigable et souriant, quelquefois même à demi féminin, quelquefois s’avançant avec un visage lisse, sans aucun trait, sans aucun regard, un dieu profondément mystérieux qui rythme de ses frappements de pieds le déclin, la chute et la renaissance des mondes.

 

Michel Cassé - Comment s’effectue cette renaissance ?

 

Jean-Claude Carrière - Grâce à Brahma, qui sommeille dans le sein de Vishnu. Vishnu dort sur l’océan infini. Quand le monde est détruit, Vishnu le rêve clans sa nuit obscure, pour ne pas l’oublier. Cette « nuit » est de même durée que le « jour ». Le moment venu Brahma jaillit du ventre de Vishnu, assis sur une feuille de lotus, et recrée le monde en un instant ; le même monde. Après quoi il rentre dans le sein de Vishnu, et tout recommence.

 

Jean Audouze - Dans quel yuga vivons-nous ?

 

Jean-Claude Carrière - Dans le quatrième, le dernier prévu, le Kali-yuga. Il a commencé, disent les Indiens, très exactement en 3201 avant notre ère, le jour de la mort de Krishna. Ce yuga est décrit comme terrifiant, implacable. Tous les sentiments, toutes les obligations morales, toutes les institutions disparaîtront, et finalement toutes les vies. Shiva va déployer des forces insurpassables, que nous voyons chaque matin faire ravage autour de nous.

 

Michel Cassé - Quelle sera la réaction de Vishnu ?

 

Jean-Claude Carrière - Tous se posent la même question : trouvera-t-il dans son sommeil tranquille assez de force de cohésion pour, une fois encore, rêver le monde et faire jaillir le créateur ? On n’ose pas répondre. On espère et on prie. Dans le très vieux combat entre la vie et la mort, ou plutôt, à l’échelle cosmique, entre la survie et la destruction, les forces de la mort sont évidentes. Elle les déploie tous les jours. Les forces de la vie sont plus secrètes et apparemment plus tendres, mais elles peuvent se montrer tout aussi impitoyables. La vie est capable de tout pour se défendre, même, et surtout, quand elle est menacée par un excès de vie. La vie est capable de tuer, en toute froideur, sans aucune sentimentalité. D’ailleurs Shiva et Vishnu, à la fin extrême de la pensée, ne font qu’un.

 

 

Le choix d’un vocabulaire

 

 

Jean Audouze - Ces idées sont encore vivantes en Inde ?

 

Jean-Claude Carrière - Elles font partie de la vie de tous les jours, à tous les niveaux. D’abord elles animent les croyances populaires. L’Inde est le dernier des grands royaumes polythéistes où, selon notre terminologie, on adore encore les idoles. Il ne faut pas oublier qu’au plus intime de notre éducation, on nous a pénétrés de cette idée fondamentale, partout présente, que le paganisme est une « erreur » et que le monothéisme est un « progrès » par rapport au polythéisme. Idée doublement extravagante, car il faudrait admettre d’abord qu’il y a un progrès dans les intelligences et aussi, si ce progrès s’exerce dans le sens de l’Histoire, que l’Islam est un progrès par rapport au christianisme et l’athéisme par rapport à toutes les religions connues.

 

Michel Cassé - Il s’agit sans doute d’une perception différente du monde.

 

Jean-Claude Carrière - Oui, je crois. Le polythéisme met l’accent sur la multiplicité du monde et le monothéisme sur l’unité. L’un et le multiple : c’est un très vieil attelage. Quand on pénètre dans un des grands temples de l’Inde du Sud, à Maduraï, par exemple, où rien, sinon les tubes de néon ne semble avoir changé depuis les cultes de Babylone (revus par Cecil B. de Mille), on est frappé par la multitude des forces représentées, apparemment entassées, confondues, incohérentes - et une bonne heure de promenade est nécessaire avant qu’on commence à percevoir l’unité derrière l’étonnante diversité. Quand on arrive devant le Taj Mahal, au contraire, chef-d’œuvre islamique, on voit une forme, un matériau, une couleur. L’unité est là, très évidemment proclamée. Mais parler d’un progrès - ou d’un déclin - de l’un à l’autre serait évidemment absurde.

 

Michel Cassé - Puisque, partis des trous noirs, nous parvenons au Taj Mahal (mais nous aurions pu prendre le chemin inverse, ou tout autre chemin), encore un mot sur l’Inde. Ce pays, traditionnel par excellence, s’est parfaitement adapté aux sciences les plus sophistiquées et les plus spéculatives d’aujourd’hui, comme s’il était plus ouvert, plus accueillant que certains autres. Il y a de grands savants indiens, particulièrement en physique fondamentale.

 

Jean-Claude Carrière - Oui, les idées traditionnelles, ou plutôt le vocabulaire qui sert encore à les formuler, conservent une vraie présence, non seulement dans la ferveur populaire mais dans la pensée philosophique ou scientifique la plus aiguë. Il est impossible de bavarder avec un Indien cultivé, un chercheur, un professeur, un physicien, un médecin, sans que les divinités traditionnelles n’apparaissent assez rapidement dans la conversation. Cela ne signifie pas bien entendu que les scientifiques croient que Shiva pratique son yoga, quelque part dans l’Himalaya, avec son fameux serpent autour du cou, en attendant de reprendre sa danse. Nous sommes bien loin de ça et ce serait assez puéril que de parler ici de superstition, ou de je ne sais quel ésotérisme.

 

Jean Audouze - N’est-ce pas plutôt un vocabulaire particulier, propre à l’Inde ?

 

Jean-Claude Carrière - Si, il me semble. On dirait que les innombrables divinités, leurs multiples et changeantes forces - produit de cinq ou six mille ans de spéculation méthodique et d’analyse minutieuse qui se continuent aujourd’hui - sont, quand on les connaît bien (ce qui n’est pas mon cas) et quand on ne se laisse pas aveugler par la croyance religieuse proprement dite, un formidable langage qui permet, encore aujourd’hui, de parler avec précision de tous les recoins du monde. L’Inde n’a pas connu ce changement de vocabulaire que se sont imposé les Grecs, par exemple, au moment de l’installation des cités, et dont parle excellemment Jean-Pierre Vernant. Un vocabulaire mythologique faisait place à un vocabulaire spécifique et pratique, d’ordre social, politique, psychologique. L’Inde a fait l’économie de ce changement et utilise encore le vocabulaire des origines.

 

Michel Cassé - Les yugas, anciennement, sont perçus comme très longs ?

 

Jean-Claude Carrière - Cela dépend des estimations. Mais ils peuvent durer des millions d’années.

 

Jean Audouze - Il y a donc l’idée d’une durée de l’univers beaucoup plus longue que dans nos traditions occidentales ?

 

Jean-Claude Carrière - Infiniment plus longue. La pensée traditionnelle hindoue pourrait se rapprocher de la science d’aujourd’hui dans quatre territoires, qu’il vaudrait peut-être la peine, un jour, de développer. D’abord par cette perception d’une durée très étirée. L’univers indien est extrêmement vieux. Les « depuis plus de quatre mille ans » du fameux cantique chrétien, durée d’espérance du Messie depuis la faute originelle, sont dérisoires au regard de la vision brahmanique. De la même façon l’univers indien ancien est géographiquement immense. Il semble même infini. Des êtres ont habité d’autres mondes avant même que la Terre fût peuplée. Ces mondes ont une capitale, qui s’appelle Amaravati. Elle est la demeure d’Indra, le roi des dieux, et les textes disent qu’elle est constamment en mouvement dans le grand espace et que, pour le reste, « elle ne se décrit pas ».

 

Jean Audouze - Restent deux territoires.

 

 

Le point de vue de la tortue

 

 

Jean-Claude Carrière - Attachons-nous au point de vue de la tortue. Ce symbole fondamental est souvent représenté dans les temples : une carapace et quatre pattes qui dépassent, représentant les quatre points cardinaux. La carapace est le centre-soutien des mondes.

 

Jean Audouze - Il y a donc un centre ?

 

Jean-Claude Carrière - Attendez un peu. Sur cette carapace chacun peut placer la divinité qui lui convient, qu’il a choisie (il a le choix puisqu’on a compté jusqu’à trente-six mille forces divines) et regarder l’univers sous cet angle-là. Chaque point de vue est ainsi différent. Bien entendu les différentes relations établies avec les autres divinités, les autres fonctions ou repères mythologiques, seront à chaque fois décalées, nouvelles, et la divinité qui, dans telle disposition, se trouve au centre des mondes, peut, dans une autre disposition, se voir mise en perspective par rapport à une autre force. Et ainsi de suite. L’extrême complexité du panthéon hindou permet une multitude de variations et chacune de ces variations doit présenter sa propre cohérence. C’est le fameux point de vue indien.

 

Michel Cassé - Et le quatrième territoire ?

 

Jean-Claude Carrière - Il est plus difficile à pénétrer, plus personnel, aussi. J’ai souvent été frappé, comme beaucoup d’autres, par l’aspect très analytique de la pensée hindoue. Tout ce qui peut être disséqué subit cette analyse jusqu’au moindre atome de pensée. Il y a là comme un aspect corpusculaire de l’analyse, poussée parfois jusqu’au démentiel, jusqu’au risible. Puisque le brahmanisme (à l’inverse du bouddhisme) admet l’existence d’une essence et accorde au monde extérieur une certaine réalité, cette réalité, qui existe pour être connue, qui est soumise à la gloire irremplaçable du savoir, doit être explorée jusque dans le détail le plus infime, apparemment le plus insignifiant. Ainsi, on peut dire que la réalité est une masse agglomérée de particules élémentaires. Vous voyez où je veux en venir.

 

Jean Audouze - On le pressent.

 

Jean-Claude Carrière - Ces particules sont comme réunies, enveloppées, mises en mouvement, par une ondulatoire perpétuelle. Il faut bien le dire : la pensée indienne, comme l’art indien, semble répugner à la ligne droite. Il suffit de regarder les mains d’une danseuse, le mouvement d’une sculpture. Tout est ondulation. L’analyse infinitésimale a réduit l’univers en miettes de savoir, mais ces particules sont réunies dans des ondes où elles se confondent, au point qu’un observateur de passage ne les distingue presque plus. Voici encore, dans cette contradiction d’apparences - des miettes immobiles dans des ondes souvent musicales, animées d’un mouve ment sans pause - un territoire où les physiciens d’aujourd’hui peuvent, depuis Louis de Broglie, rêver tout à leur aise à la lumière qui les hante.

 

Jean Audouze - En tout cas, c’est une façon tout à fait nouvelle de regarder une danseuse indienne.

 

Michel Cassé - Qu’elle soit de pierre ou de chair.




















 

 

 

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